Lawrence C. Becker, défenseur d’un “New Stoicism”

Lawrence C. Becker, né en 1939, diplômé de l’université de Chicago, a enseigné la philosophie morale et juridique à Hollins College, dans l’état de Virginie. En 1998, il publie A New Stoicism[1], où il s’emploie à examiner comment une théorie éthique répondant aux attentes modernes pourrait être considérée comme stoïcienne. En 2004, il collabore à la rédaction d’un ouvrage collectif consacré au stoïcisme[2] pour lequel il rédige un article, « Stoic Emotion ». Il y il défend une « réhabilitation réussie de l’éthique stoïcienne ». Dans cet article, il met immédiatement en garde le lecteur, sur un ton très ferme, contre la tentation de ne voir dans le sage stoïcien qu’une image tracée pour les circonstances extrêmes, ce qu’il assimile à une fascination malsaine. Il prend même en exemple le cas de J. B. Stockdale qu’il cite en note : « Nous persistons, dans l’art élevé et le bas journalisme, à conter et raconter des histoires de bonnes gens qui endurent résolument des horreurs – injustice, torture, maladie, handicap et souffrance. Ceux d’entre nous qui sont attirés par le stoïcisme trouvent souvent de telles histoires exaltantes, et même les anti-stoïciens leur accordent à contrecœur leur admiration[3]. Mais notre fascination pour elles peut être gravement trompeuse[4] ». Ce qu’il dénonce comme gravement trompeur, c’est qu’en se focalisant sur cet aspect de l’usage du stoïcisme, on en oublie qu’il s’adresse à chacun et pas seulement à ceux qui vivent dans la souffrance[5].

Dans A New Stoicism, sa démarche initiale repose sur une question impossible qui relève presque du roman d’anticipation : « supposons que le stoïcisme ait eu une histoire ininterrompue et que les idées stoïciennes aient eu à répondre à la situation d’intense bouleversement de la philosophie et de la science qui sont confrontées aux théories éthiques modernes – à quoi ressembleraient ces idées[6] ? ». Shaftesbury s’est d’ailleurs livré à une spéculation voisine dans ses Exercices : « Que feraient eux-mêmes Socrate et Épictète, s’ils vivaient aujourd’hui ? Et voudrais-tu donc les imiter ? Toi qui es si peu disposé ? Et, qui plus est, devant un monde tel que celui-ci, alors que tu es convaincu qu’ils joueraient eux-mêmes un rôle différent, conformément à la différence des époques[7] ? »

L. C. Becker propose l’éventualité suivante : « On peut raisonnablement supposer que les stoïciens auraient trouvé un moyen de rejeter la physique et la biologie téléologiques lorsque les consensus scientifiques le firent[8] ». Il poursuit : « Ils auraient trouvé les moyens de résister aux attaques lancées contre le naturalisme à l’époque moderne. » C’est une tâche à laquelle L. C. Becker s’est lui-même longuement employé[9]. Il rejette enfin l’accusation d’austérité de l’image de la vie stoïcienne : « Et l’on peut raisonnablement supposer que la pure variété d’authentiques stoïciens qui aurait traversé les siècles auraient empêché, comme ils l’ont fait dans l’Antiquité, l’image d’une vie stoïcienne typiquement austère[10] ».

A New Stoicism débute par un plaidoyer qui donne le ton de l’engagement philosophique de son auteur : « Ce qui est spécifiquement stoïcien, [disent ses détracteurs], n’est rien qu’un ramassis de doctrines très étranges et, en fin de compte, insoutenables. Nous persistons à soutenir la plupart de ces doctrines étranges. Nous soutenons, par exemple, que la fin dernière de toute activité rationnelle est la vertu, non pas le bonheur ; que la vertu n’admet pas de degrés et que, parmi les personnes qui s’en écartent, aucune n’est plus vertueuse qu’une autre ; que les sages sont heureux simplement parce qu’ils sont vertueux, et peuvent être heureux même mis au supplice ; qu’ils doivent pouvoir dire de tout ce qui est étranger à leur vertu (amis, amours, émotions, réputation, richesse, état mental agréable, souffrance, maladie, mort, et ainsi de suite) que cela n’est rien pour eux[11] ».

Avec une grande lucidité, L. C. Becker surmonte (ou plutôt contourne) le paradoxe dénoncé par L. Jaffro, sans s’y soustraire. Il ne rêve pas « d’une époque dont l’acte de mémoire montre qu’elle n’est précisément plus[12] », pas plus qu’il ne tente de ressusciter la doctrine. Sa démarche n’est pas non plus « néostoïcienne » dans la mesure où il ne puise pas des éléments stoïciens pour les adapter à une autre philosophie (pas plus qu’à une religion). Il opère une remise en question des principes stoïciens, dans un dessein essentiellement éthique et thérapeutique. Contrairement à Shaftesbury et à de nombreux autres philosophes, sa réflexion ne se focalise pas sur le stoïcisme impérial ; il s’inscrit dans la continuité et l’unité de la pensée du Portique[13]. Autre singularité par rapport aux auteurs chez qui nous avons souligné le caractère strictement privé de l’usage du stoïcisme, L. C. Becker se présente en quelque sorte comme un enseignant stoïcien contemporain, en totale opposition avec l’idée générale voulant que nul ne peut prétendre enseigner aujourd’hui le stoïcisme[14]. Il ne faut pas néanmoins y voir une contradiction : le stoïcisme de Becker n’est pas celui des Anciens ; il délimite parfaitement les problèmes et les solutions : les problèmes sont bien ceux de notre temps et les solutions sont bien intégrées à la pensée philosophique d’aujourd’hui. Il revendique le corporalisme des stoïciens dans une version adaptée aux connaissances scientifiques modernes. Enfin, il se détermine explicitement comme stoïcien, faisant un usage fréquent de la première personne du pluriel (« Nous les stoïciens… »).

L’œuvre philosophique de Lawrence C. Becker est considérable et son engagement stoïcien quasi-militant, assumé publiquement, tant dans ses publications que dans ses enseignements[15], semble en opposition avec l’hypothèse d’un exercice strictement privé que j’ai essayé de défendre chez Shaftesbury et Stockdale. Par ailleurs, il met en garde de la manière la plus vigoureuse qui soit contre la tentation de céder à une « fascination malsaine » et à ce qu’il qualifie dédaigneusement de « bas journalisme » en effectuant un rapprochement facile et trompeur entre des situations privées pénibles (« injustice, torture, maladie, handicap et souffrance ») et le recours à la philosophie du Portique.

Les conditions de vie de L. C. Becker sortent néanmoins de l’ordinaire. Atteint depuis l’âge de 13 ans d’importantes séquelles neurologiques de la poliomyélite, il se retrouva initialement tétraplégique et sous assistance respiratoire permanente. Après une longue rééducation, il recouvra partiellement l’usage de ses jambes, mais resta paralysé des membres supérieurs, et c’est « contre l’avis général[16] » qu’il décida de s’engager dans une carrière universitaire. Il était âgé de 77 ans quand j’ai eu le privilège d’engager avec lui un dialogue fécond, confiné au fauteuil roulant et bénéficiant toujours d’une assistance respiratoire. À la question des rapports entre son handicap et son stoïcisme[17], sa réponse est complexe. Il attribuait son affinité avec le stoïcisme à son enfance dans le Nebraska où, dit-il, « les gens que je connaissais vivaient comme des stoïciens sans le savoir », et à son éducation calviniste qu’il remit en question. Sa découverte d’Épictète fut plus tardive et il insiste sur le fait que son « tournant stoïcien n’a jamais été ressenti comme l’expérience d’une conversion ». Il admettait cependant que ses conditions d’existence avaient constitué un terreau favorable au développement de sa pensée, et surtout de son mode de vie, stoïciens. Lawrence C. Becker s’est éteint le 22 novembre 2018 à l’âge de 79 ans.


A New Stoicism

par Lawrence C. Becker*

* Lawrence C. Becker, A New Stoicism, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1998, p. 6.

De nombreuses idées du stoïcisme ancien seraient perdues, bien sûr, et l’une des principales serait le telos cosmique – la notion selon laquelle le monde de la nature est un système déterminé, avec une fin ou un but que la raison pratique nous commande de suivre. Comment un livre pourrait-il être un travail sur l’éthique stoïcienne sans une telle doctrine ? Comment pourrait-il résoudre le problème de ce qui est/doit-être sans celle-ci, ou accorder du crédit à la devise enjoignant à « suivre la nature » ? Il semble que ce livre ne peut être un travail sur l’éthique stoïcienne sans la téléologie cosmique, mais aussi qu’il ne peut être un travail crédible sur l’éthique avec une telle cosmologie. Encore qu’il soit intéressant d’imaginer ce qui aurait pu arriver si l’histoire du Stoïcisme s’était prolongée durant vingt-trois siècles ; si le Stoïcisme avait eu à se confronter à Bacon et Descartes, Newton et Locke, Hobbes et Bentham, Hume et Kant, Darwin et Marx et aux vicissitudes de l’éthique du XXe siècle. On peut raisonnablement supposer que les stoïciens auraient trouvé un moyen de rejeter la physique et la biologie téléologiques lorsque les consensus scientifiques le firent ; qu’ils auraient trouvé les moyens de résister aux attaques lancées contre le naturalisme à l’époque moderne. Et l’on peut raisonnablement supposer que la pure variété d’authentiques stoïciens qui auraient traversé les siècles auraient empêché, comme ils l’ont fait dans l’Antiquité, l’image d’une vie stoïcienne typiquement austère.


[1] L. C. Becker, A New Stoicism.

[2] L. C. Becker, « Stoic Emotion », Dans Stoicism, Traditions & Transformations.

[3] « Voir par exemple James Stockdale, Courage under Fire: A Test of Epictetus’Doctrine in a laboratory of Human Behavior, Stanford: Hoover Institution Press, 1993. »

[4] L. C. Becker, « Stoic Emotion », op. cit., pp. 250-251.

[5] Dans une correspondance (22 février 2015), L. C. Becker me fait justement remarquer que, confrontés à une situation tragique, nombreux sont ceux qui perdent la foi ou, au contraire, trouvent Dieu et se convertissent.

[6] Propos rapportés par Julia Annas, University of Arizona, 4e de couverture.

[7] Shaftesbury, Exercices, traduits de l’anglais, présentés et annotés par Laurent Jaffro, Paris, Aubier, 1993.p. 80.

[8] L. C. Becker, A New Stoicism, op. cit., p. 6 (les deux phrases suivantes citées entre guillemets s’enchaînent à celle-ci). Plus loin, Becker écrit : « Quand nous disons que l’éthique est subordonnée à la science, nous voulons dire, entre autres, que les modifications de notre connaissance empirique entraînent le plus souvent des modifications dans l’éthique. Quand la meilleure science postule un telos cosmique, comme elle le fit parfois dans l’Antiquité, l’éthique stoïcienne fait de même. Quand la meilleure science réfute l’idée selon laquelle l’univers fonctionne de façon téléologique, en termes de quelque chose comme une intention humaine, et suspend son jugement sur ce qui est de savoir si les processus cosmiques ont de facto une fin, un point de convergence ou une destination, l’éthique stoïcienne fait de même » (ibid., p. 11). En correspondance (22 février 2015), il ajoute que, si les philosophies de l’époque hellénistique couvraient tous les domaines du savoir, cela ne peut évidemment plus être le cas à notre époque où le savoir est cloisonné et où les savants sont des hyperspécialistes dans un domaine particulier.

[9] Un exposé de ce travail n’est pas envisageable ici, mais, outre les deux textes déjà cités, on pourra se reporter utilement à L. C. Becker, « Human Health and Stoic Moral Norms », Journal of Medicine and Philosophy, 2003, Vol. 28, N° 2, pp. 221-238.

[10] « L’image du sage austère, impartial, détaché, tranquille, et virtuellement dépourvu d’affect, – une image destinée à se réfuter elle-même – est devenue partie intégrante de la philosophie anti-stoïcienne, de la littérature et de la culture populaire. Elle fut construite à partir d’un usage inconsidéré des textes anciens et résiste remarquablement à la correction », L. C. Becker, « Stoic Emotion », op. cit., p. 250.

[11] L. C. Becker, A New Stoicism, op. cit., p. 8.

[12] L. Jaffro, « Des usages d’Épictète », postface à la traduction du Manuel d’Épictète par Emmanuel Cattin, Paris, GF Flammarion, 1997.p. 148.

[13] « Les lecteurs remarqueront qu’Épictète et Marc Aurèle ne figurent pas de manière significative dans les considérations sur l’éthique stoïcienne que nous présentons. C’est parce que les aspects thérapeutiques et quasi-théologiques de la doctrine stoïcienne, qui sont tellement mis en avant dans les travaux de ces auteurs, ont été sources d’importants malentendus. […] Ainsi, peut-être par esprit de contradiction, nous laisserons de côté ici tout développement de la veine d’Épictète, tel par exemple Kimpel, Stoic Moral Philosophies: Their Counsel for today », L. C. Becker, A New Stoicism, op. cit., p. 23.

[14] Voir par exemple T. Bénatouïl : « Vivre et enseigner publiquement le stoïcisme reviendrait aujourd’hui à faire du stoïcisme l’une de ces nouvelles religions dont les journalistes prétendent qu’elles sont en phase avec l’individualisme de nos sociétés » (Les Stoïciens III, op. cit., p. 208). Ou encore L. Jaffro : « Publier le stoïcisme, le renouveler sur la scène, c’est le plonger dans un monde et y intéresser une époque qui ne sont pas les siens » (« Les Exercices de Shaftesbury : un stoïcisme crépusculaire », op. cit., p. 345).

[15] Il a enseigné l’éthique stoïcienne à l’université au début des années 1990. C’est ce travail qui aboutira à la publication de A New Stoicism en 1998.

[16] Correspondance du 22 février 2015.

[17] Question que je lui ai posée à l’occasion d’un dialogue fécond. L. C. Becker s’étonna que je fus le premier à lui poser cette question et y trouva une bonne occasion de s’exprimer sur le sujet.

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