Paul Veyne : stoïcisme et communisme, même combat ?

Paul Veyne, un historien reconnu

Paul Veyne est un historien français, spécialiste de la Rome antique. Parmi ses œuvres les plus connues : Le Pain et le Cirque et Comment on écrit l’histoire. Brillant universitaire, il entre au Collège de France en 1975, à l’âge de 45 ans.

Politiquement, Paul Veyne est resté moins de deux ans au parti communiste français, sans grande conviction. Il s’est engagé contre l’usage de la torture par les troupes françaises dans les guerres coloniales. Il prend également parti contre la rhétorique négationniste de Robert Faurisson.

Stoïcisme et communisme : de la théorie explicative à la pratique pour suivre le Destin

En 2007, Paul Veyne publie Une introduction à Sénèque, qui explore à la fois la vie du philosophe romain et la doctrine stoïcienne. L’historien connaît d’autant mieux les textes de Sénèque qu’il les a traduits. Cette étude brille par l’analyse critique qu’elle fait du Stoïcisme.

L’extrait en question se situe dans le deuxième chapitre (Sénèque dans le stoïcisme), qui recontextualise le stoïcisme de Sénèque. Dans un aparté étonnant, Paul Veyne dresse une analogie structurelle entre le communisme et le stoïcisme. D’après l’auteur, le stoïcisme et le communisme ont en commun la croyance selon laquelle l’histoire se dirige vers une finalité : la sagesse d’un côté ; un modèle d’organisation communiste de l’autre. Cette logique structurelle (ce Destin) détermine l’évolution de l’humanité. C’est un modèle qui se prétend naturel. Qu’on le veuille ou non, les êtres humains deviendront de plus en plus sages et les sociétés de plus en plus communistes. Si l’on est conscient du premier point, on peut alors devenir stoïcien, si l’on est conscient du second point, communiste.

Tout est alors une question d’explication : expliquer aux ignorants le mouvement (naturel) de l’histoire et le mouvement (naturel) de l’âme. Stoïcisme et communisme fonctionnent sur une même logique : ils ont la même prétention à l’universalisme, la même croyance que les non-stoïciens et les non-communistes pêchent par ignorance de ce qui est bien pour eux et la même exigence de transformer la théorie en pratique. Paul Veyne ne dit pas que cela est bien ou mal, même si l’on sent un certain cynisme dans l’écriture, il constate simplement des similitudes.

Pourquoi cet extrait semble-t-il alors si contemporain ? Eh bien, parce qu’il met en relation une philosophie politique plutôt récente, le communisme, et une philosophie de vie ancienne, le stoïcisme. L’un permet de mieux penser l’autre. L’angle retenu n’est pas celui de la philosophie pratique mais celui de la théorie de l’histoire. Cet extrait illustre le fait que le stoïcisme, comme le communisme, est aussi normatif que descriptif. Il ne dit pas seulement comment les choses devraient être, il dit aussi comment elles sont (ou comment il pense qu’elles sont). La sagesse est le mouvement naturel de l’histoire (de chacun et donc de tous, la société). Nombreux stoïciens tiennent cela pour vrai et cette théorie ont pour eux la même réalité pratique que la lutte des classes pour les communistes. Notre compréhension de l’histoire contemporaine pourrait alors peut-être s’enrichir d’une approche stoïcienne, de même qu’elle s’enrichit des approches communistes et des débats que cela provoque. Pour vérifier la théorie, il faudrait mesurer si l’humanité est effectivement plus sage aujourd’hui qu’auparavant. Un travail de fond, qui nécessite de cadrer la définition de la sagesse et de mener un travail d’enquête probablement colossal, mais pourquoi pas ?


Sénèque, une introduction

par Paul Veyne*

* Paul Veyne, Sénèque, une introduction, Paris, Tallandier, 1993, p. 118-19.

Stoïcisme et marxisme ont structurellement en commun que le temps y mesure (et y annule) l’intervalle qui sépare le réel du rationnel, la réalité de la théorie ; l’histoire a besoin de temps pour accoucher. Mais, en même temps, la distance qui sépare la théorie de la réalité perd toute importance : elle ne fait pas argument contre la théorie, puisque cela n’est qu’une simple question de temps ; on ne va pas mettre tout en doute pour si peu. D’autant moins qu’aucun délai limite n’est fixé. Cela pourrait aussi bien durer indéfiniment : personne peut-être n’est encore parvenu à devenir un sage…

[…]

Stoïcisme, marxisme et économie théorique sont des rationalismes sous frottements temporels, si l’on peut dire ; en outre, les deux premières doctrines ont en commun d’être intellectualistes. Les masses opprimées et les malades mentaux n’ont rien en eux qui les empêche en principe de suivre leur intérêt et de se libérer : leur âme n’est pas divisée ; il leur faut seulement le temps de prendre conscience de leur mal, de se convaincre du remède, de s’éduquer dans leurs luttes quotidiennes et de se débarrasser des idéologiques qui les aveuglaient initialement. Il faut le temps de leur expliquer tout cela, mais aucun délai n’est prescrit ; s’ils semblent tarder, c’est uniquement parce que la vérité ne leur a pas encore été assez expliquée (terme sacramentel dans les réunions de cellule), que la doctrine n’a pas assez pénétré les masses, assez profondément imprégné l’âme de l’homme en progrès vers la sagesse. Tous finiront par comprendre, car tous sont égaux en raison ; il y faudra plus ou moins de temps (le temps des doctrines à frottements est toujours indéterminé). On a coutume de louer le stoïcisme d’avoir reconnu que les esclaves étaient des êtres raisonnables, mais il y a plus fort : Sénèque avoue que les femmes, « ces êtres inconsidérés, rétifs et incapables de résister à leurs désirs », sont cependant éducables, au prix d’un gros effort d’instruction.

Jean-Baptiste Roncari

Secrétaire adjoint de Stoa Gallica et créateur du site www.unregardstoicien.com.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×