Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “The Stoic Socrates“. Traduction de l’anglais par Maël Goarzin. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte dans lequel il rassemble et commente brièvement les textes stoïciens dans lesquels Socrate apparaît comme modèle. Quelle est l’image que se font les stoïciens de Socrate? Quels sont les principes ou les valeurs qu’il représente aux yeux d’Epictète et de Marc Aurèle?
Le Socrate des stoïciens
par Donald Robertson
Socrate est un personnage extrêmement important pour les stoïciens de l’Antiquité. Il est rapporté que Zénon, le fondateur du stoïcisme, eut l’idée de devenir philosophe après avoir lu par hasard le deuxième livre des Mémorables de Xénophon (un dialogue de Socrate avec Nicomachide).
Zénon se demande alors où trouver des hommes tels que Socrate, ce qui le conduit à devenir élève du philosophe cynique Cratès de Thèbes. En d’autres termes, il semble que Zénon devient cynique afin d’apprendre à imiter Socrate. Selon un autre récit, le père de Zénon, négociant maritime, se rend souvent à Athènes et rapporte à son fils, encore enfant, de nombreux livres sur Socrate.
Sphaerus, élève de Zénon, aurait écrit trois volumes sur Lycurgue, le légendaire législateur de Sparte, ainsi que sur Socrate. Plus tard, Posidonius, dans son livre sur l’éthique, soulignera les progrès moraux réalisés par Socrate, Antisthène et Diogène le cynique, comme preuve que la vertu existe et peut vraisemblablement être enseignée.
L’imitation de Socrate, considéré alors comme modèle, est clairement un élément central du stoïcisme romain. L’intérêt de Zénon pour Socrate en est probablement la raison. Musonius Rufus, dans les discours qui nous sont parvenus, fait de nombreuses références à Socrate, qu’il considère comme un modèle tout indiqué pour les stoïciens. Ceci explique peut-être l’importance qu’Epictète, le célèbre étudiant de Musonius, accorde à l’exemple de Socrate. Il est même dit que les stoïciens se sont présentés comme une école socratique. Ils se montrent néanmoins critiques envers la version platonicienne de la philosophie socratique. Ils croient probablement, à juste titre, que le « vrai » Socrate se concentre davantage sur l’éthique comme guide pour la vie quotidienne et défend une philosophie plus simple et moins métaphysique que celle de l’Académie de Platon, plus proche du Socrate des dialogues de Xénophon. C’est le cas, par exemple, des dialogues socratiques auxquels Epictète aime particulièrement se référer :
– Le Banquet de Xénophon, dont il recommande à deux reprises la lecture à ses étudiants.
– L’Apologie de Socrate et le Criton de Platon, qui illustrent le procès et l’emprisonnement de Socrate.
Dès l’avènement du Portique, Zénon et ses disciples disposent d’autres sources, comme les écrits d’Antisthène ; leur considération pour Socrate était reconnue comme la source principale de la tradition cynique-stoïcienne, grâce à son élève Antisthène. En conséquence, l’utilisation stoïcienne de Socrate apparaît comme un sujet complexe. Cet article vise simplement à présenter la plupart des passages faisant référence à Socrate dans les écrits d’Épictète et de Marc-Aurèle, et à intercaler quelques brefs commentaires.
Si vous souhaitez une analyse universitaire du rapport entre stoïcisme et philosophie socratique, vous apprécierez peut-être de lire l’excellent ouvrage de A.A. Long : Epictetus: A Stoic and Socratic Guide to Life (2014). Si vous souhaitez lire d’autres maximes et anecdotes, n’hésitez pas à télécharger le livre électronique que j’ai créé et qui contient des extraits de Diogène Laërce, intitulé The Life and Opinions of Socrates (en anglais).
[Note du traducteur: la traduction française du livre de Diogène Laërce consacré à Socrate peut-être lue en ligne à cette adresse]
Le Manuel d’Epictète (Encheiridion)
L’une des phrases les plus célèbres du Manuel est immédiatement suivie de l’exemple moins connu de la noble mort de Socrate. La « bonne mort » de Socrate est particulièrement importante pour les stoïciens, qui semblent se satisfaire des premiers dialogues de Platon pour fournir un récit acceptable de son procès et de son exécution.
Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. Par exemple, la mort n’a rien de redoutable, car, alors, elle serait apparue telle à Socrate. Mais c’est le jugement que nous portons sur la mort, à savoir qu’elle est redoutable, c’est cela qui est redoutable dans la mort. (Manuel, 5, trad. P. Hadot)
Une autre technique stoïcienne importante consiste à imiter un sage ou un exemple de vertu, par exemple en se demandant littéralement « Que ferait Socrate ou Zénon ? » Notez que Socrate et Zénon sont ici présentés comme les deux exemples phares d’un modèle stoïcien. Zénon s’est-il également demandé ce que ferait Socrate ? A-t-il cherché à imiter son exemple ?
Quand tu dois rencontrer quelqu’un, surtout parmi ceux que l’on considère comme étant dans une situation de supériorité, représente-toi ce qu’aurait fait Socrate ou Zénon en cette circonstance, et tu ne seras pas dans l’embarras pour savoir comment t’y prendre comme il convient, avec celui que tu rencontres. (Manuel, 33, 12, trad. P. Hadot)
Socrate est ici présenté comme ayant atteint ou comme ayant approché le but de la vie : se consacrer à vivre constamment en accord avec la raison. Ce qui équivaut, pour les stoïciens, à la devise : « vivre en accord avec la nature ». Notez qu’une fois de plus, les étudiants d’Epictète ont pour instruction explicite d’imiter Socrate (plus encore que Zénon).
C’est comme cela que Socrate est devenu Socrate, s’exhortant lui-même en toutes choses à ne faire attention à rien d’autre qu’à la Raison. Quant à toi, si tu n’es pas encore Socrate, tu dois vivre comme si tu voulais devenir Socrate. (Manuel, 51, trad. P. Hadot)
Notons que le Manuel se termine même par deux citations célèbres des derniers jours de Socrate. La première fait référence à l’acceptation du destin et la seconde, à l’indifférence face à la forme la plus extrême de sévice physique : l’exécution de Socrate. Anytos et Mélétos sont deux des trois hommes qui ont porté plainte contre Socrate. Dion Cassius nous dit que Thrasea, le chef de l’opposition stoïcienne, un mouvement très admiré par Épictète, avait l’habitude de paraphraser cela en disant : « Néron peut me faire du mal mais il ne peut pas me tuer ». Thrasea était vraisemblablement étudiant et ami du professeur d’Epictète, Musonius Rufus. Néron finit par exécuter Thrasea. Ce dernier passage du Manuel a été lu par certains comme une allusion indirecte à Thrasea, pour lui rendre hommage, ou bien comme l’une des citations préférées de Musonius.
« Mais, Criton, si c’est de cette manière-là que cela plaît aux dieux, que ce soit donc de cette manière que cela arrive. »
« Anytos et Mélétos peuvent me mettre à mort, mais non me nuire » (Manuel, 53, trad. P. Hadot)
Les Fragments d’Epictète
Xanthippe, épouse de Socrate, a la réputation d’être difficile à vivre. Une légère variante de cette anecdote est également racontée par Diogène Laërce : « Il avait invité des hommes riches et, lorsque Xanthippe déclara qu’elle avait honte du dîner, ”Peu importe”, dit-il, ”car s’ils sont raisonnables, ils le supporteront, et s’ils ne sont bons à rien, nous ne nous en préoccuperons pas” ». Ce passage est immédiatement suivi par la remarque suivante : « Il disait que le reste du monde vivait pour manger, alors que lui-même mangeait pour vivre. »
Xanthippe blâmait Socrate, parce qu’il faisait une préparation réduite pour recevoir ses amis ; mais Socrate disait : « S’ils sont nos amis, ils ne s’en préoccuperont pas ; et s’ils ne le sont pas, nous ne devrions pas nous préoccuper d’eux ». (Epictète, Fragments, traduit de l’anglais)
Archélaos est réputé avoir été l’un des professeurs de Socrate. Epictète utilise cette anecdote pour souligner le fait que nous devons bien jouer le rôle que le Destin nous a assigné, même si nous sommes habillés de haillons de mendiant.
Mais quand Archélaos fit savoir à Socrate qu’il voulait faire de lui un homme riche, ce dernier ordonna au messager de lui répondre ceci : « À Athènes, quatre chenices de farines coûtent une obole, et l’eau coule des fontaines ». Car s’il est vrai que mes ressources me sont insuffisantes, moi je me suffis d’elles et, par conséquent, elles me suffisent. (Epictète, Fragments XI, tiré des Conversations préparatoires rédigées par Arrien, trad. O. D’Jeranian)
Les Entretiens d’Epictète
À plusieurs reprises, Épictète mentionne à la fois Socrate et Diogène comme étant des modèles pour ses étudiants. Cependant, dans les Entretiens, Epictète mentionne Socrate plus souvent que toute autre personne : environ deux fois plus souvent que Diogène le Cynique, et quatre fois plus souvent que Zénon.
L’affirmation concernant le fait d’être citoyen du monde (cosmopolite) est également attribuée à Diogène le Cynique, mais plusieurs sources anciennes, comme ici Epictète, suggèrent qu’elle provient de Socrate lui-même :
Si ce qu’affirment les philosophes de la parenté entre le dieu et les hommes est vrai, que reste-t-il à faire aux hommes sinon d’agir comme Socrate qui, quand on lui demandait de quel pays il était, ne répondait jamais qu’il était d’Athènes ou de Corinthe, mais du monde ? (Epictète, Entretiens, I 9, 1, trad. R. Muller, Paris, Vrin, 2015)
Socrate est également présenté comme quelqu’un croyant fermement à la parenté de l’humanité avec les dieux, un enseignement probablement mis en avant dans les religions à mystères grecques. Socrate devait être perçu ici comme faisant allusion, de manière imagée, à sa propre réputation de héros de guerre. Il s’est illustré dans plusieurs grandes batailles de la guerre du Péloponnèse. Épictète utilise le procès de Socrate pour souligner le fait qu’il convient de s’identifier à notre capacité (divine) de raisonner, au maintien de notre sens moral, plutôt qu’à la simple préservation de notre corps.
Comment Socrate se comportait-il sur ce chapitre ? N’agissait-il pas comme devait le faire celui qui est convaincu de sa parenté avec les dieux ? « Si vous m’affirmez maintenant, dit-il, ”nous t’acquittons à la condition que tu cesses de tenir les discours que tu as tenus jusqu’ici, et de troubler les jeunes gens et les vieillards de chez nous”, je vous répondrai que vous êtes ridicules de croire que, si votre général m’avait affecté à un poste, je devrais le tenir et le garder, préférer mille fois mourir plutôt que de l’abandonner, mais que si le dieu nous a assigné une place et un genre de vie, il nous faille l’abandonner ». Voilà un homme qui, en vérité, est parent des dieux ! Mais nous, nous pensons à nous comme si nous étions des ventres, des entrailles, des organes génitaux, parce que nous avons peur, parce que nous désirons avec passion ; et ceux qui ont le pouvoir de nous apporter leur aide pour ces choses, nous les flattons et en même temps nous les redoutons. (Epictète, Entretiens, I 9, 22-26, trad. par R. Muller).
Où que nous allions, nous sommes asservis ou emprisonnés par nos passions, tant que nous n’acceptons pas les événements qui nous arrivent avec indifférence, en considérant la vertu comme le seul véritable bien. Paradoxalement, Socrate, bien qu’emprisonné, est libre, parce qu’il accepte son destin avec indifférence.
Quelle est donc la punition de ceux qui n’acceptent pas ce qui se passe ? D’être dans l’état où ils sont. Un tel est mécontent d’être seul ? Qu’il reste dans son isolement. Est-il mécontent de ses parents ? Qu’il soit mauvais fils et qu’il se lamente. Est-il mécontent de ses enfants ? Qu’il soit mauvais père. « Jette-le en prison ! » Quelle prison ? L’endroit où il est maintenant. Car il y est malgré lui : le lieu où quelqu’un se trouve contre son gré est pour lui une prison. Ainsi Socrate n’était pas en prison puisqu’il y était de son plein gré. (Epictète, Entretiens, I 12, 21-23, trad. R. Muller)
Epictète, qui a également enseigné la dialectique à ses élèves, rappelle ici l’importance que Socrate accordait à la définition des concepts, notamment les vertus. Notez qu’il se réfère au Socrate des dialogues de Xénophon plutôt qu’à celui de Platon.
Qui a donc écrit : « L’examen des noms est le point de départ de l’éducation » ? Socrate ne le dit-il pas ? Mais de qui Xénophon écrit-il qu’il commençait par l’examen des noms, en cherchant ce que signifie chacun d’eux ? (Epictète, Entretiens, I 17, 12, trad. R. Muller)
L’idée attachée à l’expression « rester de marbre », indifférent aux insultes, se retrouve dans d’autres sources. Ce passage peut faire allusion à l’anecdote, aujourd’hui perdue, également mentionnée par Marc Aurèle, selon laquelle Socrate fut dépouillé de son manteau en public par Xanthippe, sa perfide épouse. Le visage de Socrate « gardait toujours la même expression » car il était relativement indifférent aux événements extérieurs et son humeur ne fluctuait pas, peu importe la situation dans laquelle il se trouvait. Cette constance de caractère était très admirée par les stoïciens.
Qu’est-ce qu’être insulté ? Mets-toi devant une pierre et insulte-la. Quel effet obtiendras-tu ? Si l’on écoute comme une pierre, quel profit pour celui qui insulte ? Mais si l’insulteur se sert de la faiblesse de l’insulté pour avoir prise sur lui, alors il obtient un résultat. « Mets-le en pièces ! » Que veux-tu dire ? Lui ? Prends son vêtement et mets-le en pièces. « Je t’ai outragé. » Grand bien te fasse ! C’est à cela que s’exerçait Socrate, et c’est la raison pour laquelle son visage gardait toujours la même expression. (Epictète, Entretiens, I 25, 29-31, trad. R. Muller)
L’attention (prosokhè) portée à notre principe directeur est le point de départ de la philosophie stoïcienne. Socrate disait qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue, et Epictète établit un lien direct avec la notion stoïcienne d’entraînement à la conscience de soi et à la reconnaissance de nos propres défauts.
« […] Le point de départ de la pratique de la philosophie consiste donc en ceci : avoir conscience de l’état dans lequel se trouve son propre principe directeur. Car après avoir reconnu sa faiblesse, on ne voudra plus s’en servir pour les choses importantes. Mais la réalité est que des gens incapables d’avaler une bouchée achètent tout un traité avec l’intention de s’en nourrir. De là vomissements et indigestions, bientôt suivis de coliques, de diarrhées et de fièvres. Ils auraient dû examiner s’ils en avaient la capacité. Mais dans le domaine de la théorie, il est facile de réfuter l’ignorant ; dans les choses de la vie, au contraire, on ne se soumet pas volontiers à la réfutation, et nous haïssons celui qui l’a pratiquée sur nous. Socrate disait qu’il ne faut pas vivre une vie non soumise à l’examen. » (Epictète, Entretiens, I 26, 15-18, trad. R. Muller)
Epictète disait que le fait d’être enchaîné est un obstacle pour la jambe, mais non pour l’esprit, ni pour la faculté de choix. Et il demande à ses étudiants d’appliquer cette façon de penser de manière plus générale. Voici un exemple en lien avec Socrate. Nous ne devrions pas dire que Socrate a été emprisonné ou empoisonné mais plutôt que ces choses ont été exercées sur son corps, tandis que son esprit restait libre, puisqu’il a choisi de rester indifférent. (Cela n’implique pas une sorte de dualisme platonicien corps-esprit, c’est-à-dire une vision métaphysique, mais plutôt un contraste plus pratique entre la passivité du corps et la liberté de notre activité mentale consciente). Il conclut ce passage par deux citations célèbres qui se trouvent à la fin du Manuel.
Esclave, pourquoi dis-tu Socrate ? Dis la chose comme elle est : le pauvre corps de Socrate devait être emmené et traîné dans la prison par des gens plus forts, et on devait donner la ciguë au pauvre corps de Socrate, et ce pauvre corps devait se refroidir ? Cela te paraît étonnant, cela te paraît injuste, et pour cela tu incrimines Dieu ? Socrate n’a-t-il donc rien gagné en échange ? En quoi consistait pour lui l’essence du bien ? Qui devons-nous écouter, toi ou lui ? Or, que dit-il, lui ? « Anytos et Mélitos peuvent me tuer, mais non me nuire », et encore : « Si cela plaît à Dieu, qu’il en soit fait ainsi. » (Epictète, Entretiens, I 29, 16-18, trad. E. Bréhier, Paris, Gallimard)
Marc Aurèle et Epictète aiment tous deux se référer à cette figure rhétorique de Socrate, où la peur de la mort et d’autres angoisses similaires sont comparées à la peur des jeunes enfants face aux personnes qui portent des masques effrayants. En tant qu’adultes, nous devrions être capables d’enlever le masque, de regarder derrière lui et de réaliser qu’il n’y a rien à craindre. « Enfant, je parlais comme un enfant, je comprenais comme un enfant, je pensais comme un enfant : mais quand je suis devenu adulte, j’ai mis de côté les choses infantiles. Maintenant nous voyons à travers une vitre teintée, alors que nous pourrions voir les choses en face… » Le masque correspond pour Epictète à notre jugement de valeur selon lequel quelque chose est mauvais, mais le stoïcien devrait suspendre ce jugement (enlever le masque) et regarder objectivement les choses extérieures, avec indifférence.
Ce qu’il faudrait, par conséquent, c’est se montrer hardi face à la mort, et circonspect devant la crainte de la mort ; mais dans les faits, c’est le contraire : on fuit devant la mort, et pour le jugement à porter sur elle, on se montre indifférent, insouciant, négligent. Ces objets de crainte, Socrate avait raison de les appeler des épouvantails. Aux petits enfants, à cause de leur inexpérience, les masques paraissent redoutables, effrayants ; nous, nous éprouvons ce genre d’impression devant les événements, pour la même raison et de la même manière que les petits enfants devant les épouvantails. Qu’est-ce qu’un petit enfant ? Ignorance. Qu’est-ce qu’un petit enfant ? Manque d’instruction. Car pour les choses qu’il connaît, il ne se montre nullement inférieur à nous. Qu’est-ce que la mort ? Un épouvantail. Retourne-le, et apprends ce qu’il est ; regarde, il ne mord pas ! (Epictète, Entretiens, II 1, 14-17, trad. R. Muller)
Socrate disait que la philosophie est une préparation à la mort, et les stoïciens considèrent également que la philosophie consiste, fondamentalement, en une préparation à la mort. Mais c’est aussi une préparation à toute autre forme d’adversité. Vivre vertueusement et en accord avec la raison implique de se préparer à affronter l’adversité avec une certaine résilience.
C’est pourquoi Socrate a fait la réponse suivante à celui qui l’avertissait de se préparer à son procès : « Ne crois-tu pas que je m’y prépare par ma vie entière ? – De quelle préparation parles-tu ? – J’ai, dit-il, sauvegardé ce qui dépend de moi. – Comment cela ? – Jamais je n’ai commis d’injustice, ni en privé, ni en public. » (Epictète, Entretiens, II 2, 8-9, trad. R. Muller)
Cette métaphore du stoïcisme en tant que jeu de balle semble remonter à Chrysippe. La balle symbolise toute chose extérieure et indifférente. Le fait de jouer de manière sportive représente la vertu. Nous traitons la balle comme une chose sans réelle valeur intrinsèque ; c’est seulement un outil pour exercer notre habileté de manière sportive. Socrate est comparé à un joueur habile au jeu de balle, pour ce qui est de sa façon de gérer les événements extérieurs tels que son procès et son exécution.
Tu verras que les bons joueurs de balle agissent également ainsi. Aucun d’eux ne s’inquiète de la balle, comme si elle était quelque chose de bon ou de mauvais, mais de la manière de la lancer et de la recevoir. D’ailleurs, c’est en cela que résident la grâce, l’art, la rapidité, c’est là qu’on peut se montrer beau joueur : quand je parviens à attraper la balle même sans tendre le pli de mon vêtement, et quand mon adversaire l’attrape si c’est moi qui la lance. Mais si au moment de recevoir ou de lancer la balle nous nous troublons et sommes pris de peur, quel genre de jeu aurons-nous ? Comment rester ferme ? Comment saisir la continuité du jeu ? L’un dira : « Lance ! », un autre : « Ne lance pas ! », un autre encore : « Ne lance pas en l’air ! » Dans ces conditions, c’est une bataille, non un jeu.
Voilà pourquoi on peut dire que Socrate savait jouer à la balle. Comment cela ? Il savait jouer, au tribunal. « Dis-moi, Anytos – ce sont ses mots – comment peux-tu affirmer que je ne reconnais pas la divinité ? Les démons, qui sont-ils selon toi ? Ne sont-ils pas ou les enfants des dieux ou des êtres hybrides issus de l’union d’hommes et de dieux ? » L’autre ayant acquiescé, Socrate poursuivit : « Qui donc, d’après toi, peut reconnaître l’existence des mulets, mais non celle des ânes ? » C’était comme s’il jouait avec une balle. Et quelle balle était en jeu, en l’occurrence ? La prison, l’exil, le poison à boire, la perte de sa femme, les enfants laissés orphelins. Voilà l’enjeu, voilà avec quoi il jouait, et il n’en jouait pas moins, il n’en lançait pas moins la balle avec grâce ! C’est ainsi que nous devons procéder nous aussi : d’un côté, apporter à ce que nous faisons l’attention du joueur le plus habile, de l’autre, montrer la même indifférence que s’il s’agissait d’une balle. Quand nous avons affaire à une matière extérieure, il est impératif d’employer toutes les ressources de l’art, sans nous y attacher cependant, mais en donnant la preuve, quelle que soit cette matière, que nous possédons l’art correspondant. (Epictète, Entretiens, II 5, 15-21, trad. R. Muller)
Epictète fait plusieurs fois référence à l’écriture de poèmes par Socrate avant son exécution, comme un exemple de l’indifférence stoïcienne.
Et nous serons des émules de Socrate quand nous serons capables d’écrire des péans en prison. (Epictète, Entretiens, II 6, 26, trad. R. Muller)
Epictète aime aussi rappeler à ses élèves que la méthode de Socrate a pour but d’aider la personne avec laquelle il parle lors d’un débat philosophique à se persuader de la vérité en lui exposant les contradictions sous-jacentes de son raisonnement. Socrate n’impose pas de définitions techniques aux autres pendant les débats, mais commence toujours par leurs propres définitions. Il ne leur fait pas un exposé, mais s’engage avec eux de manière plus concrète, à partir de leurs propres conceptions. A cet égard, la méthode socratique s’apparente davantage, sans doute, à un accompagnement psychologique ou à une psychothérapie moderne. Epictète conclut en mettant remarquablement l’accent sur la capacité de Socrate à s’engager dans un débat amical avec les autres, en évitant les disputes tout en remettant radicalement en question leurs croyances les plus chères. Une fois encore, il est remarquable que les élèves stoïciens aient reçu pour instruction de lire le Banquet de Xénophon plutôt que celui de Platon.
Comment Socrate faisait-il ? Il forçait son partenaire d’entretien à témoigner en sa faveur, et il n’avait besoin d’aucun autre témoin. Voilà pourquoi il pouvait dire : « Je donne congé aux autres ; comme témoin, je me contente toujours de mon contradicteur. Je n’en appelle pas au suffrage des autres, uniquement à celui de mon partenaire. » Il exposait de façon si claire les conséquences des notions en jeu que n’importe qui se rendait compte de la contradiction et battait en retraite. « Est-ce que l’envieux éprouve de la joie ? – Sûrement pas ; de la peine plutôt. » Il faisait alors avancer son adversaire à partir de l’affirmation opposée. « Quoi ? L’envie te semble-t-elle être une peine éprouvée pour des maux ? Qu’est-ce donc que l’envie pour des maux ? » Il a ainsi fait dire à l’autre que l’envie est une peine éprouvée pour des biens. « Eh quoi ? Quelqu’un peut-il être envieux pour des choses qui ne comptent absolument pas pour lui ? – En aucun cas. » De la sorte, c’est après avoir complètement déterminé et distinctement expliqué la notion qu’il le quittait. Il ne lui disait pas : « Définis-moi l’envie », puis, une fois que l’autre l’eut définie : « Ta définition est mauvaise, car son énoncé ne se réciproque pas avec l’essentiel du défini. » Ce sont là, en effet, des termes techniques, que les profanes trouvent insupportables, difficiles à comprendre – et dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser. Mais les termes que le profane comprend et grâce auxquels il pourrait de lui-même et à partir de ses propres représentations concéder une affirmation ou la repousser, nous sommes absolument incapables de les employer pour le faire avancer. Par suite, conscients de cette incapacité qui est la nôtre, nous renonçons tout naturellement à la tâche, du moins ceux d’entre nous qui ont un tant soit peu de prudence. Mais la plupart, parce qu’ils se laissent aller sans réfléchir à ce genre de pratiques, s’embrouillent et embrouillent les autres, pour finalement quitter la place en lançant et en recevant des injures.
Le premier trait caractéristique de Socrate, celui qui marque le mieux son originalité, c’est de ne jamais s’irriter dans le cours de l’argumentation, de ne jamais proférer aucune injure ni aucune parole insolente, de supporter avec patience, au contraire, les injures des autres, et de savoir mettre fin au conflit. Si vous voulez connaître l’étendue de son talent en ce domaine, lisez le Banquet de Xénophon, et vous verrez combien de conflits il a résolus. (Epictète, Entretiens, II 12, 5-15, trad. R. Muller)
Ici, la relation « platonique » entre Socrate et son jeune admirateur Alcibiade est utilisée pour illustrer la préparation stoïcienne à la maîtrise de nos désirs sensuels ; la comparaison avec Hercule, un autre modèle stoïcien, est ajoutée pour faire bonne mesure. Il peut nous sembler surprenant, aujourd’hui, que les stoïciens comparent Socrate à Hercule, mais ils le pensaient sérieusement. (Soit dit en passant, les athlètes sont ici dédaignés, car ils s’entraînent de manière « désolante » ou triviale par rapport aux philosophes).
Va vers Socrate, regarde-le couché auprès d’Alcibiade et se moquant de sa beauté juvénile. Réfléchis : quelle grande victoire il eut conscience d’avoir remportée sur lui-même, quelle victoire olympique, quel rang il a obtenu parmi les successeurs d’Héraclès ! En sorte que, par les dieux, il est juste de le saluer par ces mots : « Salut, homme extraordinaire ! » plutôt que d’adresser ce salut à ces crasseux combattants du pugilat et du pancrace ou à leurs semblables, les gladiateurs. (Epictète, Entretiens, II 18, 22, trad. R. Muller)
Nous revenons au thème de la confiance de Socrate dans la capacité de ses interlocuteurs à se réfuter eux-mêmes, par l’utilisation de la méthode socratique. Cette méthode consiste à exposer les contradictions dans les croyances de l’autre personne, par un interrogatoire minutieux, comme un contre-interrogatoire devant un tribunal, plutôt que de leur faire un simple exposé.
Voilà pourquoi Socrate, qui avait confiance en cette faculté <de l’être humain>, disait : « Je n’ai pas l’habitude de présenter un autre comme témoin de ce que je dis ; je me contente toujours de celui avec qui je m’entretiens, c’est son suffrage que je réclame, c’est lui que j’appelle à témoigner : il me suffit, car à lui seul il tient la place de tous les hommes. »
Il savait en effet ce qui met en mouvement une âme rationnelle : comme une balance, elle s’inclinera, qu’on le veuille ou non. Montre la contradiction au principe directeur rationnel, il s’en détournera ; si tu ne la lui montres pas, fais-toi des reproches à toi-même, non à celui que tu ne convaincs pas. (Epictète, Entretiens, II 26, 6-7, trad. R. Muller)
Même le plus grand des professeurs a de mauvais élèves. Vous pouvez mener un cheval à l’abreuvoir mais vous ne pouvez pas le faire boire. Même Socrate n’a pas réussi à convaincre tous ses interlocuteurs. (De plus, les idées triviales recueillent un plus large assentiment, tandis que les idées les plus radicales et les plus fortes rencontrent souvent un accueil plus hostile – pensez au mépris qui s’est déversé pendant des années sur les affirmations de Charles Darwin.) Néanmoins, Socrate estime qu’il est de son devoir de tenter d’éclairer les autres par l’utilisation de sa méthode de philosophie. Ici, la comparaison entre le sage et le taureau qui défend le troupeau peut être une allusion à la représentation de l’humanité comme un troupeau de bétail, que l’on trouve dans la République de Zénon.
Socrate convainquit-il tous ceux qui l’approchaient de prendre soin d’eux-mêmes ? Pas même un sur mille. Et cependant, depuis le jour où il avait été placé à ce poste par la divinité, comme il le dit lui-même, il ne l’a plus abandonné. Et que dit-il même aux juges ? « Si vous m’acquittez à la condition que je ne fasse plus ce que je fais maintenant, je ne le souffrirai pas, je ne relâcherai pas mon activité ; mais je continuerai à aborder le premier venu, jeune ou vieux, pour lui poser les mêmes questions que je pose aujourd’hui et, ajouta-t-il, je les poserai surtout à vous mes concitoyens, parce que vous êtes plus proches de moi par la naissance. » Es-tu indiscret à ce point, Socrate, à ce point tracassier ? Que t’importe ce que nous faisons ? « Quel langage est-ce là ? Toi, mon compagnon et mon parent, tu ne prends pas soin de toi, et tu donnes à la cité un mauvais citoyen, à tes parents un mauvais parent, à tes voisins un mauvais voisin. » « Mais toi, qui es-tu ? » Ici il y a de la hardiesse à répondre : « Je suis celui à qui incombe de prendre soin des hommes. » En effet, ce n’est pas la première petite vache venue qui ose résister au lion ; mais si le taureau s’avance et lui résiste, demande-lui, si tu le juges bon : « Qui es-tu, toi ? » et « Que t’importe ? » Homme, en toute espèce il naît quelque individu exceptionnel, chez les bœufs, les chiens, les abeilles, les chevaux. A cet individu exceptionnel, ne va pas dire : « Mais toi, qui es-tu ? » Si tu le fais, recevant je ne sais d’où une voix, il te répondra : « Je suis comme la bande pourpre sur un vêtement ; ne me demande pas de ressembler aux autres, ou alors reproche à ma nature de m’avoir fait différent des autres. » (Epictète, Entretiens, III 1, 19-23, trad. R. Muller)
Contrairement aux sophistes et aux métaphysiciens, Socrate ne se soucie pas d’un langage raffiné ou de spéculations théoriques. Sa seule véritable occupation est la recherche sincère de la vertu, l’application pratique de l’éthique à notre vie quotidienne.
Socrate, lui, que dit-il ? « De même que l’un se réjouit (ce sont ses mots) d’améliorer son champ, un autre son cheval, de même moi je me réjouis chaque jour en prenant claire conscience que je deviens meilleur. » – Meilleur en quoi ? En belles phrases ? – Homme, ne dis pas de sottises ! – Dans la formulation de petits principes théoriques (θεωρήματα) ? – Qu’est-ce que tu racontes ? – Mais je ne vois vraiment pas à quelle autre occupation se livrent les philosophes. – Ce n’est rien, à ton avis, de ne jamais faire de reproches à personne, dieu ou homme ? de ne blâmer personne ? de présenter toujours le même visage en sortant de chez soi et en rentrant ? C’est cela le savoir que possédait Socrate, et cependant il ne disait jamais qu’il savait ou enseignait quoi que ce soit. Si quelqu’un demandait des belles phrases ou de petits principes théoriques, il l’amenait à Protagoras, à Hippias, pour la même raison que, s’il était venu chercher des légumes, il l’aurait conduit chez le jardinier. Qui parmi vous nourrit un tel dessein ? Si vraiment vous étiez dans ce cas, c’est volontiers que vous accepteriez la maladie, la faim et la mort. Si l’un de vous a été amoureux d’une jolie fille, il sait que je dis la vérité. (Epictète, Entretiens, III 5, 14-19, trad. R. Muller)
Socrate enseignait par son exemple. De même, les stoïciens enseignent principalement en cherchant à fournir aux autres un exemple vivant de la vertu. Notez que Marc Aurèle fait l’éloge de ses professeurs pour avoir donné des exemples de ce que signifie, pour un être humain, « vivre en accord avec la nature ». Cela contraste évidemment avec les Sophistes qui enseignaient en donnant des cours et n’étaient généralement pas considérés comme des exemples vivants de vertu. Nous devrions d’abord nous transformer nous-mêmes avant d’essayer de transformer les autres. Epictète fait ici allusion à la doctrine stoïcienne et socratique selon laquelle la vertu est sa propre récompense.
« Fais de nous tes émules, comme Socrate faisait des émules de sa personne. Il commandait, lui, comme on commande à des hommes, en les disposant à lui soumettre leurs désirs et leurs aversions, leurs propensions et leurs rejets. ”Fais ceci, ne fais pas cela, sinon je te jetterai en prison.” Ce n’est plus là commander à des êtres doués de raison. On leur dit plutôt : ”Fais ceci comme Zeus l’a ordonné ; sinon tu seras puni, tu subiras un dommage”. Quel dommage ? Nul autre que celui de ne pas avoir fait ce qu’il fallait ; tu détruiras en toi l’homme loyal, l’homme réservé, l’homme décent. Ne cherche pas de dommages plus grands que ceux-là. » (Epictète, Entretiens, III 7, 34-36, trad. R. Muller)
La « Discipline de l’assentiment » d’Epictète est à nouveau liée à la maxime de Socrate selon laquelle une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais ici, Epictète suggère que cela signifie qu’une pensée non examinée (une impression) ne vaut pas la peine d’être acceptée. Les stoïciens devraient vérifier chaque impression d’abord et avant tout pour voir si elle ne confond pas jugements de valeur et choses extérieures. S’agit-il d’une représentation objective (phantasia kataleptike), exempte de jugements de valeur, que nous projetons sur les choses extérieures ? Selon lui, l’exercice physique peut servir d’exercice moral, tant qu’il n’est pas effectué à des fins externes telles que la vanité. Telle est la différence entre l’entraînement physique qui vise à améliorer notre caractère et l’entraînement qui vise l’apparence.
Le troisième thème a pour objet les assentiments et concerne les objets persuasifs et entraînants. De même que Socrate disait qu’on ne doit pas vivre sans soumettre son genre de vie à l’examen, de même il ne faut pas accepter une représentation sans examen, mais il faut lui dire : « Attends, laisse-moi voir qui tu es et d’où tu viens », à la manière dont les gardes de nuit demandent : « Montre-moi tes papiers. » « Possèdes-tu la marque de reconnaissance donnée par la nature, marque que doit posséder une représentation pour être acceptée ? »
Disons pour finir que tous les exercices auxquels soumettent leur corps ceux qui lui font subir un entraînement peuvent aussi, s’ils sont d’une manière ou d’une autre orientés vers le désir et l’aversion, servir d’exercices pour ces derniers. Mais s’ils visent la parade, ils sont bons pour celui qui incline vers les choses extérieures et poursuit un autre but, pour celui qui cherche des spectateurs s’écriant : « Oh ! Le grand homme ! » C’est pourquoi Apollonios avait raison de dire : « Quand tu veux t’exercer pour toi-même, si tu as soif un jour de grande chaleur, prends une gorgée d’eau fraîche, puis crache-la et n’en parle à personne. » (Epictète, Entretiens, III 12, 14-17, trad. R. Muller)
Dans ce passage, Epictète semble se référer à la méthode socratique, ou elenchos (réfutation), comme un moyen puissant de surmonter l’arrogance et de révéler nos déficiences, en exposant les contradictions de notre raisonnement.
Il faut supprimer chez les hommes les deux choses suivantes : la prétention à savoir et la défiance. La première consiste à croire qu’on n’a rien à demander à personne ; la défiance à penser qu’il est impossible d’être heureux au milieu de tant de circonstances contraires. La prétention à savoir est supprimée par la réfutation, et c’est ce que Socrate fait d’entrée de jeu. Quant au fait qu’il n’est pas impossible d’être heureux, examine la question, cherche. Cette recherche ne te causera aucun mal ; et peut-être que faire de la philosophie consiste précisément à chercher comment il est possible de ne pas rencontrer d’empêchement dans le désir et l’aversion. (Epictète, Entretiens, III 14, 8-10, trad. R. Muller)
Epictète veut dire ici que Socrate et Diogène, ses deux modèles exemplaires de prédilection, sont parfaitement adaptés, en raison de leurs caractères respectifs, aux différents rôles qui leur a été assignés par la Nature elle-même.
Peut-être même ne suffit-il pas d’être sage pour s’occuper des jeunes gens ; il faut de surcroît un certain empressement et une certaine aptitude pour cette activité, par Zeus, et même certaines qualités physiques ; il faut avant tout que le dieu vous engage à occuper ce poste, comme il a engagé Socrate à occuper le poste de réfutateur, Diogène celui du roi qui admoneste, Zénon celui de l’enseignant qui expose une doctrine. (Epictète, Entretiens, III 21, 18-19, trad. R. Muller)
Ce passage frappant attribue à Socrate un message implicite comme le quo vadis biblique – « Où vas-tu ? » Socrate est comme un messager dont le rôle est de nous rappeler que notre véritable but dans la vie se trouve dans notre âme et que nous ne devons pas nous laisser distraire par les choses extérieures.
Il doit donc être capable, le cas échéant, de se faire menaçant et de monter sur la scène tragique en reprenant l’apostrophe de Socrate :
Hélas ! Hommes, où vous laissez-vous emporter ? Que faites-vous, malheureux ? Comme des aveugles vous roulez d’un côté et de l’autre ; vous avez quitté la bonne route pour en emprunter une autre, vous cherchez la sérénité et le bonheur là où ils ne sont pas, et si quelqu’un d’autre vous les indique, vous ne le croyez pas. Pourquoi les cherchez-vous au dehors de vous ? (Epictète, Entretiens, III 22, 26-27, trad. R. Muller)
Épictète mentionne au moins deux fois l’idée selon laquelle Socrate aimait ses enfants avec une sorte de détachement philosophique particulier. Cela rejoint son conseil, selon lequel il faut aimer sa femme et ses enfants tout en se rappelant qu’ils peuvent mourir demain, c’est-à-dire aimer sans attachement. Il évoque au passage le service public de Socrate en tant que « sénateur » (membre de la boulè athénienne ou conseil des citoyens), ainsi qu’en tant qu’hoplite dans l’armée athénienne.
Socrate n’aimait-il pas ses enfants ? Mais il les aimait en homme libre, en homme qui se souvient qu’il faut d’abord être ami des dieux. Aussi n’a-t-il rien omis de ce qui convient à un homme de bien, ni dans sa défense, ni dans l’estimation de sa peine, ni non plus auparavant quand il était membre du Conseil ou servait comme soldat. (Epictète, Entretiens, III 24, 60-61, trad. R. Muller)
Là encore, comparez ce passage avec « Anytus et Meletus peuvent me tuer mais ils ne peuvent pas me nuire ». L’exécution de Socrate n’a pas porté atteinte à sa valeur morale, bien que l’on puisse dire que son corps a été atteint. Cependant, ses accusateurs (et ici ses juges) ont porté atteinte à leur propre moralité par leurs actions injustes à son encontre.
– Socrate, par conséquent, n’était pas en mauvais état ? – Non, mais ses juges et ses accusateurs l’étaient. (Epictète, Entretiens, IV 1, 123, trad. R. Muller)
Là encore, bien que Socrate aime sa femme et ses enfants, il ne laisse pas cet amour compromettre sa vie morale. Il a une patrie, mais se considère comme un citoyen de l’univers tout entier. Le service militaire de Socrate est à nouveau mentionné, ainsi que son refus de se conformer à l’ordre illégal d’arrêter Léon de Salamine. Épictète se penche sur l’attitude de Socrate au moment de sa condamnation et sur son refus de l’offre de Criton de l’aider à s’évader de prison. Épictète affirme de façon frappante qu’à travers l’exemple de sa noble mort, tel un martyr de la philosophie, Socrate continue à être utile à l’humanité, même s’il est mort depuis longtemps.
Et pour que tu n’ailles pas croire que je me contente de te présenter le modèle d’un homme isolé, sans femme ni enfants, sans patrie, sans amis, sans parents, qui tous pouvaient le faire fléchir et le distraire de ses occupations, prends Socrate et regarde bien : il avait femme et enfants, mais comme des choses étrangères ; une patrie, juste autant qu’il le devait et comme il le devait ; des amis, des parents, toutes ces relations étant subordonnées à la loi et à l’obéissance à la loi. Pour cette raison, quand il devait servir comme soldat, il était le premier à partir et, une fois à son poste, il s’exposait au danger sans le moindrement se ménager. Lorsque les tyrans l’envoyèrent arrêter Léon, estimant que c’était là une action honteuse, il ne délibéra même pas tout en sachant qu’il lui faudrait mourir, si tel était son sort. Que lui importait ? C’est autre chose qu’il voulait sauver : non sa pauvre chair, mais l’homme loyal, l’homme plein de réserve. Ce sont des choses qu’on ne peut attaquer, qu’on ne peut soumettre. Plus tard, quand il lui fallut plaider pour sauver sa vie, s’est-il comporté comme quelqu’un qui a des enfants, qui a une femme ? Non, mais en homme seul au monde. Et quand il a fallu boire le poison, comment s’est-il comporté ? Alors qu’il pouvait être sauvé et que Criton lui disait : « Evade-toi, à cause de tes enfants », que répond-t-il ? A-t-il pensé que c’était une aubaine ? Comment l’imaginer ? Il n’a en vue que l’honneur ; le reste, il ne le voit même pas, il n’en tient aucun compte. Car, dit-il, il voulait sauver non son pauvre corps, mais ce qui est grandi et sauvé par la justice, qui s’amoindrit et périt par l’injustice. Socrate ne sauve pas sa vie par des moyens déshonorants, lui qui a refusé de faire voter une motion en résistant à l’injonction des Athéniens, qui méprisait les tyrans, qui a eu de si beaux entretiens sur la vertu et l’honnêteté. Il n’est pas possible de sauver cet homme par des moyens déshonorants ; c’est par la mort qu’il se sauve, non par la fuite. Le bon acteur, en effet, se sauve en s’arrêtant quand il faut plutôt qu’en jouant à contretemps. Que feront alors ses enfants ? « Si je partais pour la Thessalie, vous preniez soin d’eux ; et quand je serai descendu chez Hadès, il n’y aura personne pour en prendre soin ? » Observe comme il parle de la mort en termes lénifiants, comme il s’en moque.
S’il s’était agi de toi ou de moi, nous aurions tout de suite établi philosophiquement « qu’il faut se défendre contre les gens qui nous font du tort par des moyens identiques aux leurs », et nous aurions ajouté : « Si je suis sauf, je serai utile à beaucoup de monde ; mort, je ne serai utile à personne » ; et s’il avait fallu passer par un trou de souris pour nous échapper, nous l’aurions fait ! Comment donc aurions-nous été utiles à quelqu’un ? Où nous attendraient-ils, ces hommes à qui nous serions utiles ? Ou bien, à supposer que nous leur soyons utiles en restant en vie, n’aurions-nous pas rendu bien davantage service aux hommes en mourant quand il le fallait et comme il le fallait ? Maintenant que Socrate est mort, son souvenir est tout aussi utile aux hommes, sinon plus, que ce qu’il a fait et dit quand il était encore envie.
Médite tout cela, ces arguments, ces arguments, fixe les yeux sur ces modèles si tu veux être libre, si tu désires passionnément cette chose comme elle le mérite. (Epictète, Entretiens, IV 1, 159-170, trad. R. Muller)
Une fois de plus, Épictète répète l’observation inhabituelle selon laquelle Socrate fournit l’exemple de quelqu’un qui ne se querelle pas, bien qu’il pose des questions percutantes et dise la vérité en toute franchise.
L’homme de bien ne se querelle avec personne pour ce qui le concerne, et dans la mesure du possible ne permet pas qu’un autre le fasse. Pour ce cas comme pour les autres, c’est encore la vie de Socrate qui nous fournit le modèle : en effet, non content d’éviter lui-même les querelles, il ne permettait pas non plus aux autres de se quereller. Vois dans le Banquet de Xénophon à combien de querelles il a mis fin, et comment par ailleurs il s’est montré patient avec Thrasymaque, avec Polos, avec Calliclès, comment il était patient avec sa femme, ou encore avec son fils quand celui-ci tentait de le réfuter par des sophismes. Il s’était en effet bien fermement pénétré de l’idée que personne n’est le maître du principe directeur d’autrui. Aussi n’exerçait-il sa volonté que sur ce qui lui appartenait en propre. En quoi cela consiste-t-il ? Il ne s’agit pas de faire en sorte qu’autrui agisse conformément à la nature (car cela ne nous appartient pas), mais, tout en laissant les gens traiter leurs propres affaires comme ils l’entendent, de se mettre néanmoins soi-même en accord avec la nature, et de maintenir cet accord en ne s’occupant que de ses affaires à soi, dans le but de voir les autres se mettre à leur tour en accord avec la nature. (Epictète, Entretiens, IV 5, 1-5, trad. R. Muller)
Xanthippe, sa femme, dont le mauvais caractère est bien connu, est à nouveau citée, ainsi que son fils rétif, pour illustrer la patience et l’endurance de Socrate. L’histoire raconte qu’Alcibiade envoya à Socrate un beau gâteau que Xanthippe piétina. A celle-ci, il fit seulement remarquer qu’elle avait gâché sa propre part. Ce sont des exemples de l’indifférence stoïcienne aux choses extérieures.
C’est parce qu’il gardait cela dans son esprit que Socrate administrait sa maison en se montrant patient avec une épouse acariâtre et un fils ingrat. Et à quelles extrémités en venait-elle, cette femme acariâtre ? A lui verser sur la tête toute l’eau qu’il lui plaisait, à lui piétiner son gâteau. Qu’est-ce que cela me fait, si je pense que ces choses-là ne me concernent pas ? (Epictète, Entretiens, IV 5, 33, trad. R. Muller)
Epictète se réfère une fois de plus à la formule de Socrate tirée du Criton concernant l’acceptation de son destin. Le but de Socrate est de libérer son propre esprit pour suivre la raison, et non de recevoir des éloges pour avoir donné des conférences en public, tel un sophiste. Une fois de plus, l’écriture de poèmes dans l’attente de son exécution est citée comme un exemple de son indifférence.
Ou alors, comment pourras-tu encore dire avec Socrate : « Si cela plaît au dieu, qu’il en soit ainsi » ? Crois-tu que, si Socrate avait passionnément désiré consacrer son loisir à fréquenter le Lycée ou l’Académie, et discuter tous les jours avec les jeunes gens, il lui eût été facile d’être soldat aussi souvent qu’il l’a été ? Ne se serait-il pas plaint, lamenté ? « Je suis bien malheureux ! Je n’ai pas de chance : je suis ici à souffrir, alors que je pourrais être au Lycée et me chauffer au soleil ! » Était-ce là ta fonction, te chauffer au soleil ? N’est-ce pas plutôt de mener une vie sereine, de n’être ni empêché ni entravé ? Comment aurait-il encore été Socrate, s’il s’était plaint ainsi ? Comment aurait-il encore écrit des péans dans sa prison ? (Epictète, Entretiens, IV 4, 21-22, trad. R. Muller)
Les Pensées de Marc Aurèle
Certaines références à Socrate que l’on trouve chez Marc Aurèle semblent dériver d’Épictète. Pour compliquer les choses, seuls quatre des huit Entretiens d’Épictète sont parvenus jusqu’à nous ; Marc Aurèle semble avoir également lu ceux que nous avons perdus. Il se peut donc qu’il fasse parfois allusion à des propos d’Epictète sur Socrate qui se trouvaient dans certains des Entretiens perdus.
Antonin le Pieux est comparé à Socrate en termes de capacité à profiter ou à s’abstenir, à prendre ou à laisser les plaisirs auxquels les autres ont tendance à trop se livrer – « Toutes choses avec modération ». Cela pourrait être une référence au Banquet de Platon, ou bien aux Mémorables ou au Banquet de Xénophon.
On pourrait lui appliquer ce trait mémorable que l’on raconte de Socrate, qu’il pouvait aussi bien s’abstenir que jouir de ces choses à l’égard desquelles un certain nombre de gens sont faibles quand il s’agit de s’en abstenir, et relâchés quand il s’agit d’en jouir ; or être fort et, de plus, savoir aussi bien endurer que se modérer, selon que l’on est dans l’un ou l’autre cas, c’est le propre d’un homme possédant une âme parfaite et invincible, comme il le montra à l’occasion de la maladie de Maximus. (Marc Aurèle, Pensées, I, 16, 30-31, trad. P. Hadot, Paris, Les Belles Lettres, 2002)
Marc Aurèle mentionne au passage sa réflexion sur le fait que la « vermine » a tué Socrate et que nous devrions également être préparés à la mort, qui arrive même aux plus grands et aux plus sages d’entre nous (III, 3). Marc Aurèle attribue à Socrate l’idée que la philosophie nous entraîne à séparer l’esprit des choses extérieures, ce qui est un aspect central de la préparation psychologique stoïcienne.
Mais, s’il n’y a rien de supérieur à ton démon intérieur, à qui tes volontés propres se soumettent, qui examine tes représentations, qui se soustrait, selon le mot de Socrate, aux passions des sens, qui se soumet lui-même aux dieux et qui est la providence des hommes ; si donc, à côté de lui, tu ne trouves que petitesse et mesquinerie, ne laisse la place à rien d’autre ; une fois dirigé et incliné vers autre chose, tu ne pourras plus, sans te laisser distraire, honorer celui-là qui est ton bien propre ; car à côté de ce bien raisonnable et agissant, il n’est pas permis que siège n’importe quoi d’une autre sorte, tel que les éloges venant du vulgaire, les magistratures, la richesse ou la jouissance des plaisirs. (Marc Aurèle, Pensées, III, 6, trad. E. Bréhier)
Dans ces deux passages, Marc Aurèle mentionne Socrate ainsi que d’autres grands philosophes ; fait intéressant, il place Epictète à ses côtés, méditant sur leur mortalité.
[…] tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate […]. De tous ceux-là, pense qu’ils sont gisants depuis longtemps. (Marc Aurèle, Pensées, VI, 47, trad. E. Bréhier)
Combien la durée a-t-elle absorbé de Chrysippe, combien de Socrate, combien d’Epictète ! (Marc Aurèle, Pensées, VI, 47, trad. E. Bréhier)
Marc Aurèle fait référence, comme Epictète, à l’incident au cours duquel Socrate refusa l’ordre illégal d’arrêter Léon de Salamine ; cet incident est mentionné dans l’Apologie de Socrate de Platon. Néanmoins, nous ne pouvons pas juger de la vertu de quelqu’un uniquement en examinant ses actions, nous devons également comprendre ses motivations profondes et sa disposition.
D’où savons-nous si Télaugès n’était pas meilleur que Socrate dans ses dispositions intimes ; car il ne suffit pas que Socrate ait eu une mort glorieuse, qu’il ait combattu avec acharnement les sophistes, qu’il ait eu la patience de passer une nuit debout sans bouger, que, ayant reçu l’ordre d’arrêter le Salaminien, il ait trouvé plus noble de refuser, qu’il ait fait le fier dans les rues ; de toutes ces choses on pourrait bien douter qu’elles soient vraies. Mais ce qu’il faut considérer, c’est l’âme qu’avait Socrate : pouvait-il se contenter d’être juste envers les hommes et pieux envers les dieux, sans s’irriter contre le vice ni être esclave de l’ignorance, sans recevoir comme chose étrangère la part que l’univers lui attribuait ni la subir comme intolérable, enfin sans laisser son esprit pâtir des passions de la chair. (Marc Aurèle, Pensées, VII, 66, trad. E. Bréhier)
Ici, Socrate est mentionné aux côtés d’Héraclite (à nouveau) et de Diogène comme exemple d’un grand philosophe.
Alexandre, César, Pompée, qu’étaient-ils à côté de Diogène, d’Héraclite, de Socrate ? Eux, en effet, ils ont vu les réalités, les causes, les matières ; et la raison qui les dirigeait était « autonome » ; mais les autres ! A quoi ont-ils pourvu et à combien de choses étaient-ils asservis ! (Marc Aurèle, Pensées, VIII, 3, trad. E. Bréhier)
Marc Aurèle se souvient de l’un des propos de Socrate particulièrement apprécié par Epictète, selon lequel notre peur de la mort est comme celle des enfants qui sont épouvantés par ceux qui portent des masques effrayants.
Socrate appelait les opinions du vulgaire des Lamies, des spectres pour enfants. (Marc Aurèle, Pensées, XI, 23, trad. E. Bréhier)
Socrate évite de se rendre débiteur envers des personnes qui lui accorderaient des faveurs.
Socrate dit à Perdiccas pourquoi il n’était pas allé chez lui : « C’est pour ne pas mourir de la pire des morts », c’est-à-dire, de crainte, s’il était bien traité, de ne pouvoir rendre ton bienfait. (Marc Aurèle, Pensées, XI, 25, trad. E. Bréhier)
Le passage suivant semble être lié à l’anecdote, aujourd’hui perdue, et qu’Epictète mentionne au passage, selon laquelle Xanthippe aurait dépouillé Socrate de ses vêtements.
Tel Socrate, ayant sa couverture, quand Xanthippe partit en emportant son vêtement ; et ce que dit Socrate à ses camarades qui avaient honte et se retiraient en le voyant équipé de cette manière. (Marc Aurèle, Pensées, XI, 28, trad. E. Bréhier)
Les deux passages suivants semblent se compléter et pourraient bien être des citations d’Épictète sur Socrate. La question de notre propre santé mentale est d’une importance particulière, car toutes les autres questions dépendent de notre capacité à raisonner clairement. Il s’agit d’un passage montrant Socrate en train d’utiliser la méthode socratique (elenchos) pour exposer une contradiction entre les croyances de ses interlocuteurs et leurs actions. Ils ne cherchent pas à atteindre la lucidité et la raison parce qu’ils supposent qu’ils l’ont déjà. Mais s’ils sont effectivement parfaitement sains d’esprit et rationnels, pourquoi se battent-ils et se disputent-ils entre eux ?
« Donc, dit-il, il ne s’agit pas d’une chose quelconque dans cette lutte, mais de savoir si nous sommes fous ou non. » Socrate disait : « Que voulez-vous ? Avoir des âmes d’êtres raisonnables ou non ? – D’êtres raisonnables. – De quels êtres raisonnables, des sains ou des méchants ? – Des sains – Pourquoi ? – Parce que nous les avons. – Pourquoi alors êtes-vous en lutte et en dispute ?. » (Marc Aurèle, Pensées, XI, 38-39, trad. E. Bréhier)
Si vous souhaitez lire d’autres propos et anecdotes, n’hésitez pas à télécharger le livre électronique que j’ai écrit et qui contient des extraits de Diogène Laërce, intitulé The Life and Opinions of Socrates (en anglais).
[Note du traducteur: la traduction française du livre de Diogène Laërce consacré à Socrate peut-être lue en ligne à cette adresse]
Crédits photo : Socrates par Ben Crowe, Licence CC BY.