
Introduction
Depuis une trentaine d’années, nous constatons un net regain d’intérêt pour la philosophie stoïcienne. Cette « redécouverte » s’est opérée sur plusieurs plans de manière synchronique.
D’une part, un intérêt accru pour le stoïcisme a surgi dans la sphère académique par le biais de spécialistes de la philosophie antique. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer Julia Annas, qui écrivit The Morality of Happiness, un ouvrage instrumental retraçant les différentes visions du bonheur dans l’Antiquité. Parmi eux se trouve également Pierre Hadot, auteur de La citadelle intérieure, qui est aujourd’hui un ouvrage de référence pour l’étude du stoïcisme de l’Antiquité.
D’autre part, la sphère non-académique, ou populaire, s’est aussi intéressée à la philosophie stoïcienne. Un livre phare ayant participé au déclenchement de cet intérêt est Courage under Fire: Testing Epictetus’s Doctrines in a Laboratory of Human Behavior. Le texte a été écrit par James B. Stockdale, un amiral ayant témoigné les bénéfices des enseignements d’Épictète lorsqu’il fut captif pendant la guerre du Vietnam. Plusieurs auteurs ont suivi Stockdale en écrivant des ouvrages sur le sujet (notamment, Nancy Sherman et Ryan Holiday). Cependant, l’essor d’Internet a fait que l’intérêt populaire s’est fait particulièrement sentir sur des blogs de discussions dédiés au partage de la pensée de chacun (notamment Daily Stoic, Modern Stoicism) .
La curiosité croissante pour le stoïcisme s’est donc développée chez les spécialistes et les amateurs, mais cela n’a pas simplement abouti à des discussions passionnées autour du stoïcisme antique. De fait, les académiciens et la sphère populaire se sont appropriés le sujet, afin de faire sens des prescriptions antiques dans le monde contemporain. En ce sens, le stoïcisme a été modifié pour tenir compte du monde actuel et il a parfois été présenté explicitement sous une nouvelle forme par des philosophes contemporains reconnus ou alors il est modifié de manière implicite, ou inconsciente, par des auteurs et des utilisateurs de réseaux sociaux. Ainsi, tout comme dans l’Antiquité, il semble qu’il existe actuellement une pluralité d’adaptations du stoïcisme.
Dans le cadre de mon travail de Master réalisé à l’Université de Genève, j’ai pu me pencher sur quatre de ces adaptations contemporaines : le « New Stoicism » de Lawrence C. Becker, Le « Reformed Stoicism » de Piotr Stankiewicz, le « Reconsidered Stoicism » de William B. Irvine et ce que j’ai appelé le « stoïcisme populaire », qui consiste en la réappropriation du courant antique par des sphères non-philosophiques. Le premier article traitera de la première adaptation contemporaine du stoïcisme, par Lawrence Becker, et s’inscrit dans une série d’articles qui portera sur ces quatre adaptations contemporaines du stoïcisme antique.
Le but général de cette série est d’effectuer un parcours d’une partie du panorama actuel du stoïcisme, en abordant ces adaptations contemporaines de manière critique. En parallèle de l’analyse, plusieurs questions importantes seront traitées. Premièrement, nous discuterons des potentiels points communs entre les différentes formes de réappropriations du stoïcisme aujourd’hui. Ensuite, nous questionnerons le fait que ces adaptations puissent être qualifiées de stoïcisme, tout en discutant des potentielles conditions nécessaires et des potentielles conditions suffisantes à respecter pour être catégorisé comme forme de stoïcisme. Puis nous aborderons la possibilité même de l’existence d’un stoïcisme contemporain.
Lawrence C. Becker et le « New Stoicism »
Le prompt initial
Lawrence C. Becker (1939-2018) est un philosophe américain dont l’importance pour la compréhension contemporaine du stoïcisme est capitale, car il est le premier à formuler une réinterprétation philosophique du courant. Cependant, pour pouvoir aborder son itération de la philosophie en question, il faut effectuer un détour par le biais de l’histoire de l’adoption et de la considération du stoïcisme.
Comme couramment enseigné dans les écoles, le stoïcisme est un courant philosophique hellénistique qui naît au IVème siècle avant notre ère, à Athènes. Nous savons de sources externes que le fondateur de l’école stoïcienne, Zénon de Kition, et les deux directeurs l’ayant suivi, Cléanthe et Chrysippe, ont été très actifs. Toutefois, très peu d’écrits nous sont parvenus d’eux. La philosophie stoïcienne se propage par la suite à Rome, où elle devient très importante. Une grande partie des écrits stoïciens de l’Antiquité qui nous sont parvenus proviennent d’auteurs se l’ayant approprié après sa migration dans la capitale de l’Empire Romain. Dans ceux-ci, nous retrouvons, notamment, Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle. Après ce dernier, l’adhésion à la philosophie stoïcienne semble chuter considérablement et est historiquement peu mentionnée. Certains auteurs actuels blâment la montée en puissance du christianisme, d’autres du néoplatonisme et certains disent plutôt que le courant manquait de représentant important. Comme l’atteste l’Histoire, les événements sont rarement causés par un seul événement et il convient plutôt de se centrer sur le fait qu’il existe une multitude de facteurs pour lesquels un courant de pensée peut perdre en pertinence. De fait, pendant le Moyen Âge et les Temps modernes, peu de mentions du stoïcisme sont faites. Il a été affirmé que le stoïcisme avait totalement disparu, cependant, certains auteurs comme Guillaume du Vair et Spinoza semblent avoir été influencés par le courant de sorte qu’il paraît difficile d’affirmer sa totale disparition[1]. Finalement, comme nous l’avons souligné précédemment, un grand regain d’intérêt est apparu lors du XXème siècle, et marque un nouvel essor de la philosophie stoïcienne.
Le constat qui ressort de ce parcours est le suivant : il semble que la période actuelle soit caractérisée par une adhésion importante à la philosophie stoïcienne, tout comme la période antique ou bien encore la période du néostoïcisme (XVIe-XVIIe siècles)[2]. Parallèlement, si la pensée stoïcienne est bien restée présente et discutée de la fin de l’Antiquité à nos jours, il n’y pas eu d’école stoïcienne ayant perduré pendant cette période. Il n’y a donc pas de continuité directe entre les écoles stoïciennes de l’Antiquité et les tentatives de réappropriations modernes et contemporaines. Au moment de s’intéresser au stoïcisme, Becker est conscient de cette information, il est même plutôt convaincu de l’idée radicale que le stoïcisme avait été totalement oublié pendant cette période. Ainsi, au moment de formuler une version contemporaine de la théorie, il se pose une question qui sert de prompt initial. En effet, son objectif est de formuler une version du stoïcisme qui réponde à la question suivante : à quoi ressemblerait aujourd’hui le stoïcisme si la doctrine avait eu deux mille trois cents ans d’histoire ininterrompue ?
Le prompt est intéressant, car il pourrait s’articuler sous une pluralité de formes. Nous pourrions imaginer un scénario dans lequel la philosophie stoïcienne est la seule forme de philosophie qui aurait survécu, mais ce n’est pas la voie que choisit Becker. Effectivement, l’auteur opte pour l’idée suivante : imaginons que le stoïcisme n’ait jamais perdu en adhésion, mais le cours de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences n’ait pas changé. Dans cette perspective, le stoïcisme aurait été systématiquement confronté aux réflexions et aux découvertes scientifiques qui ont marqué notre monde. Il imagine donc que le stoïcisme soit, tantôt discuté par des philosophes comme Hume et Marx et, tantôt, réévalué sous le prisme de la physique quantique et la microbiologie. Ainsi, il faut penser que Becker ne propose pas ce scénario pour simplement dire qu’il veut remettre le stoïcisme au goût du jour, mais aussi pour justifier les changements qu’il y apporte en postulant que le courant a dû s’adapter pour répondre aux potentielles critiques philosophiques et scientifiques de manière progressive.
Le stoïcisme qu’il présente, que je nommerais « New Stoicism », est donc différent d’une forme antique, puisque, selon lui, il n’est pas possible d’adhérer de manière justifiée à certaines de ses doctrines. De fait, les parties métaphysiquement très exigeantes du stoïcisme sont souvent celles qui seraient les plus à même d’être modifiées, car les avancées scientifiques nous indiqueraient, par exemple, qu’il n’est pas le cas que le pneuma existe. Parallèlement, puisque les différentes parties de la doctrine stoïcienne sont censées se soutenir, il semble que le changement d’une partie du système holistique change tout le système à son tour.
Rappelons-le, dans sa forme la plus commune, le stoïcisme antique comporte trois parties : la Physique, la Logique et l’Éthique. La première partie est consacrée à l’étude de l’Univers, de sa structure, de ses composantes et de l’articulation de celles-ci. La deuxième partie est une sorte de science de la forme du vrai. Elle s’intéresse aux affirmations porteuses d’une valeur de vérité et analyse les arguments construits à partir de celles-ci. Finalement, la troisième partie s’intéresse au bonheur, à la vie idéale et à l’attitude qu’il faut adopter pour obtenir les deux. Lorsque ces trois parties sont acceptées, elles entrent dans un système où elles cherchent à se justifier mutuellement. Dans cette perspective, si nous rejetons l’une des parties, cela doit avoir un impact sur toutes les autres, pour autant que nous adoptons la forme holistique de la théorie.
Pour revenir à Becker, le fond de la Physique stoïcienne doit changer à cause de ses composantes métaphysiques difficiles à adopter, ce qui implique que le fond de la théorie doit changer. Néanmoins, il choisit de maintenir la forme de celle-ci. En effet, le « New Stoicism » s’articule dans la même structure tripartite que son homologue le plus commun de l’Antiquité. En plus de la tripartition, il postule la connexion entre les diverses parties, en positionnant notamment l’Éthique comme subordonnée à la partie Physique et Logique. Ainsi, en adoptant la structure et la forme, il doit réadapter le fond.
Le « New Stoicism » : la Physique
Au moment de traiter de la Physique, Becker explique que les stoïciens ne croient pas en cette partie comme il est possible de croire à un article de foi. Souvent mentionné dans l’Éthique, les pratiquants du stoïcisme doivent se pencher sur la nature du monde et de l’Univers pour les comprendre. Tout est un objet d’étude qu’il faut analyser scrupuleusement et avec une méthode rigoureuse. En ce sens, le stoïcien est un scientifique passionné de son environnement, sans cesse animé d’une curiosité tournée vers la connaissance et le savoir. De fait, ils étaient matérialistes, car ils analysaient le fonctionnement des corps, la variation en taille de celle-ci et l’interaction entre ses différents types. Pour soutenir l’idée que des stoïciens ont un rattachement fort à la connaissance, l’auteur américain mentionne les Académiques de Cicéron, où Zénon expliquerait que la connaissance est seulement atteignable par le sage. Nous reviendrons sur ce à quoi correspond le sage par la suite, mais il convient déjà de dire qu’il tend à correspondre à une incarnation parfaite des préceptes du stoïcisme et que, couplé au texte des Académiques, cette définition nous montre à quel point les stoïciens avaient un rapport au savoir qui est important.
Comprendre le stoïcien comme un scientifique pousse donc Becker à considérer la partie de la Physique comme étant la section de la doctrine qui porte sur la meilleure science du moment. Si pour le stoïcien du IIème siècle de notre ère cela devait mener au Logos, pour le néostoïcien, cela devrait correspondre à la physique, la chimie, la biologie et les mathématiques du XXIème siècle. Becker ne mentionne pas précisément à quelles théories scientifiques cela correspond aujourd’hui. Toutefois, il emploie comme exemple des narrations biologiques et psychologiques pour illustrer certaines découvertes scientifiques récentes. Le problème de leur usage est que ces narrations, qui tendent à décrire l’acquisition d’une compétence ou d’un trait biologique par l’évolution, ne sont pas fiables. En effet, elles ont un caractère purement spéculatif et elles peuvent être très problématiques.
Outre cette mise en garde, ce qu’il faut tirer de cette perspective de la Physique est qu’elle est fluide et que, par conséquent, la théorie entière tient sa fluidité de cette partie. Le caractère changeant de nos meilleures sciences, la falsifiabilité des théories et la non-vérifiabilité totale de celles-ci, fait qu’il faut constamment mettre à jour cette partie. Il est évident que certaines théories survivent solidement à l’épreuve du temps et sont corroborées de manière récurrente. Néanmoins, cela n’enlève en rien la mise à jour constante de nos connaissances, et donc, de cette partie du « New Stoicism ».
Un autre point qu’il faut retenir est que si le contenu de cette partie change, il est modifié dans le but de correspondre à la vérité. Sur ce point, le « New Stoicism » est en accord avec ses homologues de l’Antiquité qui adoptent une Physique, puisqu’ils partageaient aussi l’idée qu’il existe une vérité objective. L’existence d’une vérité objective est importante pour le stoïcisme antique, car elle rend possible l’acte de prendre les choses objectivement, sans y ajouter une part subjective qui causerait du tort. Comme décrit plus loin, la partie Éthique de Becker a besoin aussi de cette composante pour être fonctionnelle, ce qui montre à nouveau à quel point les parties sont interconnectées.
Un dernier point du « New Stoicism » qui découle de cette partie, et provient de son aïeul, est que pour appréhender la vérité objective, il faut avoir recours à la raison. Les Anciens pensaient que cette faculté provenait du Logos et que celui-ci nous l’avait donnée volontairement. Néanmoins, le « New Stoicism » estime que c’est par le biais de l’évolution que l’être humain est capable de pouvoir effectuer des jugements par le biais de la raison. La nouvelle explication permet aussi de faire sens de la doctrine stoïcienne qui demande à vivre selon la nature. Si anciennement cette idée pouvait vouloir dire qu’il fallait se comporter de sorte à imiter le Logos universeldans sa rationalité infinie, elle indiquerait ici qu’il faut faire usage de ce que nous avons hérité du processus évolutionniste, c’est-à-dire notre raison. Ainsi, l’acte de recevoir et faire usage de la raison passe d’une explication métaphysique à biologique. Toutefois, Becker dirait curieusement que les deux conclusions sont le produit de théories issues des meilleures sciences, simplement à des époques différentes. À nouveau, cette partie expose comment la Physique passe d’une section avec un bagage métaphysique, possiblement difficile à accepter aujourd’hui, à une partie qui repose sur un système d’adhésion possiblement temporaire à des théories scientifiques qui sont censées être les plus corroborées.
Avant de passer à la partie de la Logique, il convient de saluer Becker pour le dernier point que nous avons traité. De fait, la partie de la Physique est possiblement celle qui pousserait le plus à croire que le stoïcisme est difficilement applicable aujourd’hui. Néanmoins, Becker valide la version antique en la qualifiant de meilleure science de son époque, tout en la faisant transitionner de manière fluide vers un contenu qui, cette fois-ci, fait plutôt consensus. Le fait d’établir un critère de transition qui paie un hommage à la version antique, tout en nous donnant des bonnes raisons d’adopter la nouvelle version, doit être félicité.
Le « New Stoicism » : la Logique
La logique stoïcienne de l’Antiquité est fascinante pour plusieurs raisons. Premièrement, à défaut de pouvoir dire qu’elle s’articule selon la logique propositionnelle, elle emploie une sorte de précurseur de celle-ci. Deuxièmement, elle démontre l’importance de la structure argumentative, notamment en employant les différentes formes de syllogismes. Troisièmement, elle permet de joindre la Physique et l’Éthique. En effet, d’une part, elle est la base de la méthode scientifique qui permet de prouver l’existence de l’Univers en tant qu’être rationnel. D’autre part, elle est la structure qu’emploie la raison pour obtenir des jugements qui échappent aux biais cognitifs.
Tout comme la logique du stoïcisme antique, la partie de la Logique du « New Stoicism » a aussi pour vocation d’être interconnectée avec les autres parties. Néanmoins, son lien le plus évident s’effectue avec la partie Éthique. En effet, la partie Logique procure deux choses importantes à l’Éthique : des normes conditionnelles et des axiomes. Les premières correspondent aux prescriptions à suivre afin d’atteindre les objectifs que nous nous autodéterminons. Un exemple serait de dire : si je veux couper ma faim, je dois manger. Néanmoins, la deuxième catégorie se rapporte aux quatre grands axiomes de la logique normative du « New Stoicism », qui servent à édifier l’application de la raison « all things considered », c’est-à-dire, en français « toute chose considérée ». Premièrement, l’axiome de l’« Encompassment » indique que « l’exercice de notre agentivité par le biais de notre intelligence pratique, incluant le raisonnement pratique toute choses considérée est la pratique la plus compréhensive et contrôlable que nous effectuons »[3]. Le deuxième axiome indique qu’« il n’y a pas de tentative d’évaluation raisonnée autre que l’exercice pratique de notre raison toute chose considérée »[4]. Le troisième axiome annonce que les normes issues de notre raisonnement ayant considéré tous les faits sont supérieures à toute autre norme. Le quatrième axiome nous indique qu’il ne faut pas chercher à effectuer quelque chose de logiquement impossible à accomplir. La notion de raison « toute chose considérée », illustrée dans les axiomes, indique donc la force de la raison lorsque celle-ci est tournée vers des faits et l’importance stoïcienne d’analyser les choses jusqu’au bout.
La partie de la Logique donne donc des normes conditionnelles et absolues qui dictent le comportement à adopter et encourage l’individu à tourner sa raison vers les connaissances apportées par la Physique, afin d’effectuer des raisonnements catégoriquement supérieurs. Ici, il est possible de déceler à nouveau l’interconnexion entre les parties du « New Stoicism ». Néanmoins, pour pleinement saisir la partie Logique du « New Stoicism », il faut comprendre en quoi ces normes sont liées à la partie Éthique, qu’il convient de traiter dès à présent.
Le « New Stoicism » : l’Éthique
L’Éthique du « New Stoicism » peut être présentée d’une manière très similaire à ses homologues de l’Antiquité. En effet, elle a un caractère eudémonique, où le plus grand bien correspond à une vie gratifiante. Additionnellement, une importance majeure est mise sur le fait de se perfectionner moralement, en agissant de manière vertueuse et en faisant bon usage de la raison. Malgré le fait que cette description rapproche la théorie Éthique du « New Stoicism » des versions antiques, elle a recours à des justifications différentes et s’éloigne de la doxa sur plusieurs points.
Pour commencer, dans le « New Stoicism », agir de manière vertueuse ne correspond pas forcément à l’accomplissement des vertus typiques du stoïcisme antique, mais à l’acte de se fixer des objectifs de vie et de les accomplir. Pour expliquer cette notion, Becker décrit le parcours biologique prototypique d’une vie humaine. L’être humain suit un processus au cours duquel il naît, grandit, change, se reproduit et meurt. Chaque étape est définie par des objectifs biologiques, tels que la réplication pour la reproduction. En plus de ces objectifs biologiques, l’être humain est capable de se définir des « purposes », que je traduis par « objectifs de vie » ou « raisons de vivre ». L’agentivité nous pousse à créer et vouloir accomplir ces objectifs et faire cela correspond donc à l’action vertueuse. D’après cette conception, il est donc possible d’être vertueux de manière graduelle, c’est-à-dire que nous sommes dans le processus d’accomplir des objectifs ou de les définir, mais nous ne les accomplissons pas pleinement. Par ailleurs, tous les objectifs ne se valent pas. De fait, si nous couplons cette partie avec la Logique, nous comprenons qu’un objectif de vie est meilleur s’il provient d’un raisonnement « all things considered » (« toute chose considérée ») que si ce n’est pas le cas.
Pour être vertueux, il faut donc faire usage de son agentivité, qui est une notion qui mérite d’être expliquée. Selon Becker, l’agentivité se décortique en deux parties : d’une part, elle est constituée d’éléments reçus, et d’autre part, elle contient des éléments construits. La première catégorie comporte ce que l’être humain hérite de naissance : son corps, sa conscience et son subconscient. Néanmoins, la deuxième se caractérise par ce qui se développe en exerçant son agentivité sur le temps. Dans les éléments construits, nous retrouvons des notions telles que les décisions, la délibération, la bienveillance et l’émotionnalité, qui, pour être développées, doivent être pratiquées. L’acte d’exercer son agentivité pour se perfectionner et le fait de préconiser cela est un import direct des formes de stoïcisme de l’Antiquité et permet à Becker de mieux définir ce qu’il pense être un sage.
La figure du sage est très complexe dans le stoïcisme, car il n’y a pas de consensus sur le sujet. En effet, dans l’Antiquité, il existe déjà plusieurs positions sur le sujet. Certains stoïciens estiment que cette figure n’est que théorique et ne peut être atteinte. D’autres auteurs pensent qu’elle est atteignable, mais très difficilement. La partie qui rend l’existence du sage compliquée est le passage de pratiquant (prokoptôn) à sage et l’analogie trouvée dans le De finibus de Cicéron l’illustre bien. La différence entre un sage et un prokoptôn est similaire à la différence entre être au-dessus de la surface de l’eau ou en dessous. Si nous combinons cela à la 75ème lettre à Lucilius de Sénèque, nous pourrions diviser les différents niveaux de profondeur dans l’eau en trois, de sorte à ce que cela corresponde aux trois niveaux de prokoptôn qui existent[5]. Néanmoins, une personne ne devient sage que si elle a rompu la tension de la surface de l’eau et en est sortie.
Dans le « New Stoicism », pour se parfaire, il faut pratiquer et c’est cette action qui va déterminer qui est sage. En faisant une analogie avec le corps et le sport, Becker compare le sage à une sorte de champion olympique, alors que le stoïcien moyen, ou prokoptôn, correspondrait à un haltérophile régulier. Le pratiquant est vertueux, car il effectue la tâche partiellement ou de temps en temps, mais il n’a pas le même niveau de maîtrise que le sage. Il y a donc des degrés de pratiquants, tout comme chez Sénèque, mais il semble qu’il puisse y avoir des degrés de sages aussi. En effet, l’analogie choisie par Becker laisse entendre la possibilité que le sage puisse continuer à progresser, comme un champion qui se perfectionne dans sa discipline. Parallèlement, il n’est pas clair si, pour être sage, il faut que tous nos objectifs de vie soient remplis, s’il faut qu’ils soient simplement possibles de les accomplir, ou bien encore s’ils doivent être dans le processus d’être accomplis. En ce sens, il semble que la notion de sage ne soit pas claire dans le « New Stoicism ». D’une part, si pour être sage il suffit d’avoir des objectifs de vie sur lesquels nous travaillons, alors la figure semble triviale et facile à atteindre. Compris ainsi, le sage est très différent de son homologue de l’Antiquité. D’une autre part, si la figure du sage est qu’atteignable en ayant accomplis tous ses objectifs de vie, alors elle paraît aussi difficile à atteindre qu’auparavant. Cependant, il n’est pas clair que les anciens accepteraient cette vision du sage, puisqu’ils pourraient dire que, même une fois ce statut atteint, le sage doit avoir comme objectif de vie constant de se maintenir ainsi. Le stoïcisme étant une forme d’orthopraxie, si l’individu n’agit pas activement de sorte à être un bon stoïcien, il ne le sera point.
Le dernier point de l’Éthique qu’il convient de mentionner porte sur l’articulation des objectifs de vie. Comme mentionné plus haut, les meilleurs objectifs de vie sont choisis et poursuivis en faisant l’usage de notre raison toute chose considérée. Cependant, le « New Stoicism » s’appuie sur une notion de Cicéron pour indiquer que les objectifs sont fixés selon les rôles que nous avons dans nos expériences de vie humaines. Becker présente quatre rôles importants : celui que nous adoptons dans la société, celui qui découle de notre personnalité construite à partir de notre environnement culturel et familial, celui que nous adoptons au sein de notre famille et celui que nous employons dans notre profession.
L’articulation d’objectifs de vie selon des rôles rapproche le « New Stoicism » de ses homologues historiques, car elle a pour conséquence l’existence d’une pluralité de vies possiblement menées par ses pratiquants. Dans l’Antiquité, les élèves étaient souvent voués à retourner dans la société et adopter les différents rôles qu’ils devaient endosser. Par ailleurs, des stoïciens connus, comme Marc Aurèle ou Sénèque, avaient des professions en dehors de la pratique du stoïcisme.
Cependant, la notion de rôle pousse, à nouveau, à se questionner sur la figure du sage. En effet, sommes-nous sages car nous avons accompli et fixé des objectifs dans un seul rôle ou faut-il faire cela pour tous les rôles ? Si la deuxième option est la bonne, qu’en est-il de la disparité au sein des rôles entre deux personnes ? En effet, une personne a moins d’objectifs de vie à se fixer au sein de sa famille si elle n’en a pas. La position de Becker n’est pas claire sur le sujet, mais il semble, à nouveau, que la non-clarté du propos laisse entrouverte la possibilité que l’Éthique du « New Stoicism » propose un chemin vers la sagesse qui soit plus accessible pour certains.
Conclusion et réflexions
Le « New Stoicism » de Lawrence C. Becker est une réappropriation du stoïcisme qui se base sur un scénario hypothétique d’une évolution constante du mouvement depuis l’Antiquité. La forme de stoïcisme qui nous est présentée est une version qui valorise l’état actuel de la science et remanie l’éthique et la logique de manière cohésive avec l’éthique normative qui était en vogue à la fin du siècle passé. À partir de ce constat, nous pouvons dire que Becker cherche à transformer le stoïcisme de sorte à le rendre le plus philosophiquement au goût du jour possible. Malgré le fait que des changements ont été opérés, le « New Stoicism » reste proche sur plusieurs points du stoïcisme antique. En effet, au niveau de la forme, l’auteur fait le choix de garder la structure tripartite initiale et son système holistique (interconnexion des parties Physique, Logique et Éthique). Au niveau du fond, nous retrouvons une importance donnée à la raison, la présence d’une éthique eudémonique et d’une vérité objective. De plus, nous décelons à nouveau la figure du sage et du pratiquant. Ainsi, bien que Becker réadapte le stoïcisme antique, il semble que certains éléments importants restent au centre de la théorie.
Pour ce qui est des questions que nous aborderons tout au long de la série d’articles, il est possible de souligner certains points concernant le « New Stoicism » qui aideront à y répondre. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’adaptation de Becker met beaucoup d’importance sur le maintien de la tripartition et du système holistique. De plus, elle traite de thématiques semblables aux versions antiques (la distinction entre le sage et le progressant par exemple). Les outils conceptuels employés par Becker sont donc repris des stoïciens de l’Antiquité, mais articulés pour rendre compte des tendances intellectuelles du monde contemporain.
À partir de la tentative de réadaptation de Becker, nous pouvons formuler plusieurs aspects qui peuvent possiblement représenter des conditions nécessaires ou suffisantes pour être considéré comme du stoïcisme. Les points majeurs qui seraient de bons candidats sont : le maintien de la structure tripartite, la présence d’un système holistique, le traitement de thématiques ou notions similaires (comme celle du sage ou de la nature), un accord avec des doctrines phares et l’usage de la philosophie stoïcienne comme base de la réflexion de manière consciente ou inconsciente. Les points en question découlent du parcours à travers l’œuvre de Becker, mais ne sont pas exhaustifs et seront à rediscuter. Il n’est pas question dans cet article de répondre à la question de savoir si l’œuvre de Becker est qualifiable de stoïcisme ou pas, car le dernier article de la série aura pour but de le faire pour toutes les adaptations contemporaines que nous verrons. Cependant, les points relevés serviront de base de réflexion et de discussion, au moment de traiter les prochaines itérations que nous verrons au cours de cette série d’articles, à commencer par le « Reformed Stoicism » de Piotr Stankiewicz, qui, comme nous le verrons, varie grandement de la tentative de Becker.
Bibliographie
- Becker, Lawrence C., A new stoicism: Revised Edition, Princeton: Princeton UP, 2017.
- Buzaré, Elen, « Le chemin philosophique », Stoa Gallica (site en ligne), https://stoagallica.fr/le-chemin-philosophique, (réf. 31.01.2025).
- Cicéron, Le bien et le mal, De finibus, III, Paris : Les Belles Lettres, 1997.
- Haese, Pierre, « Lawrence C. Becker, défenseur d’un « New Stoicism » », Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/le-chemin-philosophique/>, (réf. 31.01.2025).
- Lagrée, Jacqueline, Le néostoïcisme: une philosophie par gros temps, Paris, Vrin, 2010.
- Sénèque, Lettres à Lucilius, Paris : Flammarion, 2017.
- Pià, Jordi et Goarzin, Maël, « Les présences du stoïcisme au cours des siècles. Entretien avec J. Pià. », Réflexion(s), mars 2015, URL: https://reflexions.univ-perp.fr/images/stories/pia%20goarzin.pdf.
- Pigliucci, Massimo, « From ancient to new Stoicism: IV—Becker’s update», Figs in Winter (site en ligne), <https://figsinwinter.substack.com/p/from-ancient-to-new-stoicism-ivbeckers>, (réf. 11.05.2024).
[1] Sur les présences du stoïcisme au fil des siècles : Pià, Jordi, Goarzin, Maël, « Les présences du stoïcisme au cours des siècles. Entretien avec J. Pià. », Réflexion(s), mars 2015, URL: https://reflexions.univ-perp.fr/images/stories/pia%20goarzin.pdf.
[2] Lagrée, Jacqueline, Le néostoïcisme: une philosophie par gros temps, Paris, Vrin, 2010.
[3] Becker, Lawrence C., A new stoicism: Revised Edition, Princeton: Princeton UP, 2017, p.44, traduit par moi-même.
[4] Idem.
[5] Sur ces catégories du progrès philosophique selon Sénèque, voir : « Le chemin philosophique », Stoa Gallica (site en ligne), <https://stoagallica.fr/le-chemin-philosophique/>, (réf. 31.01.2025).
Un grand merci pour cette contribution claire et bien documentée.
J’ai eu le privilège de connaître personnellement Lawrence C. Becker avec qui j’ai échangé une correspondance nourrie et très riche. Nous avons même pu échanger sur des questions plus intimes. Quand je lui ai demandé s’il y avait eu une influence de son handicap sur sa conversion au stoïcisme (il était tétraplégique depuis l’âge de 13 ans suite à la poliomyélite), il m’a répondu avec bienveillance et sincérité (voir l’article https://stoagallica.fr/lawrence-c-becker-defenseur-dun-nouveau-stoicisme/).
Pour un complément d’information, je vous suggère de lire l’article Qu’est-ce que le stoïcisme ? > Vivre en stoïcien aujourd’hui.
Encore merci.
Excellent article, approche intéressante et rédaction claire