Dans cet article, je souhaite montrer l’intérêt de Pierre Hadot pour le stoïcisme. Cet intérêt n’est pas seulement philologique ou érudit, mais philosophique, c’est-à-dire existentiel. Pierre Hadot considère en effet la philosophie non seulement comme un discours, mais aussi et surtout comme une manière de vivre devant conduire le philosophe à une certaine transformation de soi. La réappropriation du stoïcisme par Pierre Hadot est un bon exemple de présence explicite mais non exclusive du stoïcisme dans la philosophie contemporaine et correspond, dans l’histoire de la philosophie, à la manière la plus courante de se réapproprier le stoïcisme, jusqu’à aujourd’hui[1].
Qui est Pierre Hadot ?
Pierre Hadot (1922-2010) est un philosophe et philologue français spécialiste de philosophie antique. Chercheur au CNRS puis à l’École Pratique des Hautes Études, à Paris, où il dirige la chaire de « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité », Pierre Hadot s’intéresse tout d’abord au néoplatonisme, à partir de l’étude de Marius Victorinus, de Porphyre et de Plotin, auquel il consacre une grande partie de ses recherches. A la fin de sa carrière il est nommé au Collège de France, et les vingt dernières années de sa vie sont marquées par une production littéraire importante et la mise par écrit de ses thèses les plus connues : la philosophie antique comme manière de vivre, et l’importance, dans ce contexte, des exercices spirituels. Ces deux hypothèses de recherche concernant la philosophie antique en général, doivent beaucoup à la lecture par Pierre Hadot des philosophes stoïciens, et c’est le stoïcisme qui va également marquer le choix de vie philosophique de Pierre Hadot.
Pierre Hadot, philosophe et professeur de philosophie.
La distinction entre philosophe et professeur de philosophie est une distinction moderne, qui s’oppose à l’identité antique entre le philosophe et le professeur de philosophie. Pierre Hadot se situe dans cette continuité :
« Personnellement, tout en essayant de mener à bien ma tâche d’historien et d’exégète, je m’efforce surtout de mener une vie philosophique, c’est-à-dire, tout simplement, comme je viens de le dire, consciente, cohérente et rationnelle[2]. »
Ce passage peut être mis en parallèle avec la critique récurrente chez Épictète (dans le Manuel et dans les Entretiens) de ceux qui se disent philosophes mais se contentent du discours philosophique, sans mettre en pratique la théorie. Dans le Manuel, on trouve ainsi une critique de ceux qui se contentent de lire et comprendre Chrysippe, l’un des fondateurs du stoïcisme, avec Zénon :
« Mettre en pratique les préceptes qui m’ont été enseignés. Voilà seulement ce dont on peut être fier. Mais si c’est l’explication elle-même que j’admire, que suis-je devenu d’autre, finalement, qu’un grammairien au lieu d’un philosophe, avec la seule différence que j’explique Chrysippe au lieu d’Homère ? »
Épictète, Manuel, 49
Un choix de vie marqué par le stoïcisme
Philosophe et professeur de philosophie tout à la fois, Pierre Hadot a été profondément influencé par le stoïcisme, et la lecture de certains passages dans lesquels il propose sa propre définition de la vie philosophique le confirme :
« D’une manière générale, j’aurais tendance personnellement à me représenter le choix philosophique fondamental, donc l’effort vers la sagesse, comme un dépassement du moi partial, partiel, égocentrique, égoïste, pour atteindre au niveau d’un moi supérieur qui voit toutes choses, dans la perspective de l’universalité et de la totalité, qui prend conscience de lui-même comme partie du cosmos, qui embrasse alors la totalité des choses[3]. »
Voici comment Pierre Hadot, dans un article sur le philosophe Giordano Bruno, définit l’expérience philosophique par excellence : « abandonner le point de vue partial et partiel du moi individuel, se découvrir comme partie consciente et agissante du Tout, se hausser ainsi à un niveau transcendant d’universalité et d’objectivité[4]. »
Ces deux passages, qui mettent en évidence l’importance d’adopter un point de vue objectif sur les choses, une perspective universelle dégagée de toute subjectivité, mais aussi l’importance de se voir comme partie d’un Tout qui nous dépasse, peuvent être mis en parallèle avec deux extraits des Pensées de Marc Aurèle dans lesquels est exprimée une vision du monde et de l’activité philosophique très proche de celle exprimée par Pierre Hadot :
« Avoir continuellement la représentation de la totalité du temps et de la totalité de la substance : que toutes les choses particulières ne sont, comparées à la totalité de la substance, qu’un grain de figue, comparées à la totalité du temps, qu’un tour de vrille. »
Marc Aurèle, Pensées, X, 17
« Aux préceptes dont j’ai déjà parlé, qu’un autre encore soit ajouté : se faire toujours une définition et une description de l’objet dont l’image se présente à l’esprit, afin de le voir distinctement, tel qu’il est en sa propre essence, à nu, tout entier à travers tous ses aspects, et de se dire en soi-même le nom particulier qu’il a, et les noms des éléments dont il est composé et dans lesquels il se résoudra. Rien, en effet, n’est à ce point capable d’élever l’âme, comme de pouvoir discerner, avec méthode et vérité, chacun des objets rencontrés dans la vie, de toujours les considérer de telle façon qu’on puisse examiner en même temps quelle utilité tel objet fournit et à quel univers, quelle valeur il a par rapport à l’ensemble, et quelle valeur aussi par rapport à l’homme, ce citoyen de la plus éminente cité, dont les autres cités sont comme les maisons. »
Marc Aurèle, Pensées, III, 11
Vivre en philosophe
Pierre Hadot propose ainsi, pour lui-même et pour ses contemporains, un choix de vie philosophique très proche du stoïcisme, en vue d’atteindre « une vie plus consciente, plus rationnelle, plus ouverte sur les autres et sur l’immensité du monde ». Plutôt que de renouveler le discours philosophique, il est possible, par la lecture et la méditation des textes antiques, plus particulièrement stoïciens (mais pas seulement), de vivre en philosophe :
« En reconnaissant, comme je le propose, la vie philosophique comme l’un des deux pôles de la philosophie, il y aurait place à nouveau, dans notre monde contemporain, pour des philo-sophes, c’est-à-dire des chercheurs de sagesse, qui, certes, ne renouvelleraient pas le discours philosophique, mais chercheraient, non pas le bonheur – il paraît que cela n’est plus à la mode – , mais une vie plus consciente, plus rationnelle, plus ouverte sur les autres et sur l’immensité du monde[5]. »
Une préférence non exclusive pour le stoïcisme
L’influence du stoïcisme sur Pierre Hadot n’est pas exclusive, cependant, car elle n’exclut pas la présence, chez lui, de principes et de pratiques extérieures à la philosophie stoïcienne :
« Il est vrai que, maintenant, pour faire comprendre l’idée que je me fais de la philosophie, il me semble que le stoïcisme et aussi l’épicurisme sont plus accessibles que Plotin à nos contemporains. Certaines pensées épicuriennes, certains aphorismes de Marc-Aurèle, certaines pages de Sénèque peuvent suggérer des attitudes que l’on peut prendre encore aujourd’hui. Au contraire, il nous est presque impossible de comprendre ce que Plotin veut dire sans éclairer son texte par de longs commentaires[6]. »
Pierre Hadot exprime ici une préférence liée à la simplicité pratique du stoïcisme, préférence qui n’exclut pas l’influence d’autres écoles philosophiques. Le choix de Pierre Hadot pour le stoïcisme est un élément de choix existentiel, une préférence pour la pensée stoïcienne de l’époque impériale due à une plus grande utilité et la plus grande accessibilité du stoïcisme par rapport à d’autres philosophies antiques, notamment le néoplatonisme, qu’il a d’abord étudié. Mais cela ne l’empêche pas de considérer certains exercices spirituels épicuriens, ou certains principes cyniques comme tout à fait pertinents pour sa propre vie philosophique. De même, la dimension mystique de la philosophie néoplatonicienne et la lecture de Plotin, qu’il a traduit et commenté tout au long de sa vie, est tout à fait présente dans sa manière de voir le monde et de penser la possibilité d’une vie contemplative, par exemple.
« Par conséquent, je pense malgré tout que dans une certaine mesure il faut connaître des modèles de vie ou, en tout cas, des modèles humains pour s’orienter. Je réhabiliterais une attitude qui est très mal vue depuis toujours : l’éclectisme. J’ai toujours admiré Cicéron vantant la liberté et l’indépendance d’esprit des académiciens (académiciens, en tant qu’héritiers de l’Académie platonicienne, mais avec une tendance probabiliste). Pour prendre leurs décisions, ils cherchaient ce qui est le plus vraisemblable rationnellement. Et pour chercher ce qu’il y avait de plus vraisemblable rationnellement, ils prenaient conseil, pour ainsi dire, soit de l’attitude stoïcienne, soit de l’attitude épicurienne, soit de l’attitude platonicienne. Suivant les circonstances, ils se décidaient d’une manière libre et personnelle.
Nietzsche aussi dit, de façon très intéressante, qu’il ne faut pas avoir peur de prendre une recette stoïcienne et, suivant les besoins de la vie, ensuite une recette épicurienne. Ce qui ne signifie pas non plus qu’il n’y a que le stoïcisme et l’épicurisme comme attitude possible, mais aussi l’attitude platonicienne. Après tout, certains peuvent trouver leur voie dans le bouddhisme, ou dans l’attitude sceptique, ou alors dans l’existentialisme puisque c’était quand même un style de vie[7]. »
La simplicité pratique du stoïcisme
L’importance du stoïcisme dans la définition de son choix de vie philosophique est donc pour Pierre Hadot une question de préférence personnelle, qu’il attribue notamment à la simplicité pratique du stoïcisme. Le choix de vie stoïcien est sans doute plus proche, par sa dimension pratique, de nos vies quotidiennes. Tandis que le mode de vie néoplatonicien est principalement tourné vers un autre monde, le monde intelligible de la contemplation, le stoïcisme, au contraire, par les nombreux exercices à appliquer au quotidien, par la prise en compte des circonstances concrètes d’existence de chaque individu, est une philosophie ancrée dans le quotidien, dans le concret de nos vies ordinaires.
Pierre Hadot, un modèle de réappropriation des sagesses antiques
L’exemple de Pierre Hadot est intéressant car il montre en quoi le stoïcisme peut être à l’heure actuelle une source d’inspiration pour certains individus dans le cadre d’une recherche personnelle ou en vue d’un choix de vie philosophique. C’est un exemple de réappropriation de certains éléments stoïciens par un philosophe contemporain, une réappropriation explicite mais non exclusive du stoïcisme.
[1] Sur les présences du stoïcisme au cours des siècles, de la fin de l’Antiquité à nos jours, voir mon entretien, écrit et audio, avec Jordi Pià : https://biospraktikos.hypotheses.org/1748
[2] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson, Paris, Albin Michel, 2001, p. 179.
[3] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 141.
[4] Pierre Hadot, « Giordano Bruno et l’inspiration des Anciens », dans Discours et mode de vie philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 148.
[5] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 179.
[6] Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, op. cit., p. 137.
[7] Pierre Hadot, « Qu’est-ce que l’éthique », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002, p. 387.
Crédits: Pierre Hadot, Despatin & Gobeli, Licence CC0.