Dans un chapitre au titre évocateur (« Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes[1]… »), Pierre Hadot évoque de façon polémique l’expérience de Henry David Thoreau pour qui les professeurs de philosophie étaient de grands savants et penseurs « dont le succès n’est qu’un « succès de courtisan, ni royal, ni viril », sous-entendu parce que, en se contentant de discours théoriques, ils encouragent les hommes à continuer à vivre d’une manière absurde[2] ». Hadot voit dans le choix de vie de Thoreau « une remarquable analogie avec la philosophie d’Épicure, mais aussi avec certains aspects du stoïcisme », notamment dans sa prise de conscience, en « se plongeant dans la totalité du monde[3] », du fait qu’il fait partie du Tout cosmique. Sont stoïciennes encore cette « joyeuse acceptation », professée tout au long des pages de Walden, de la nature et de l’univers, dans tous leurs aspects, qu’ils soient gracieux ou terrifiants ou repoussants, et l’idée que chaque réalité a son utilité lorsqu’on la considère dans la perspective de la totalité ; enfin sa « volonté délibérée de devoir la conservation de sa chaleur vitale au travail manuel, même s’il est modéré[4] ». Il n’est évidemment pas besoin de se livrer à de telles excentricités pour vivre en philosophe, mais l’expérience de Thoreau est l’affirmation d’un acte philosophique qui lui ouvre « une perception du monde immensément élargie[5] ».
Il existe de nos jours de nombreux groupes ou associations encourageant l’adoptiond’un mode de vie stoïcien. Ce mouvement a débuté il y a plusieurs décennies dans le monde anglophone et se poursuit aujourd’hui dans le monde francophone. « Adopter un mode de vie stoïcien » peut sembler être un choix d’ordre privé. C’est oublier que pour les stoïciens, la contemplation est indissociable de l’action. La question qui s’ensuit est : à côté de cet usage privé du mode de vie stoïcien, avons-nous des exemples d’un usage public du stoïcisme ? L’engagement public de Sam Sullivan, qui fut maire de Vancouver de 2005 à 2008, en est une belle illustration.
Sullivan fut victime d’un grave traumatisme rachidien qui le laissa tétraplégique à l’âge de 19 ans. Le stoïcisme joua alors un rôle thérapeutique essentiel, lui faisant considérer l’adversité comme une formidable opportunité d’exercer toute la puissance de sa détermination intérieure (on reconnaît ici l’exercice du retournement de l’obstacle, cher à Marc Aurèle). Il en vint à considérer que, grâce au soutien spirituel de la doctrine, il était passé du statut de victime passive du handicap à celui de vainqueur actif. Dans un premier temps, il s’engagea dans une coopération avec des firmes spécialisées afin d’élaborer des technologies permettant d’aider les personnes en situation de handicap dans les gestes de la vie quotidienne. Par la suite, il mit son savoir-faire au service de la ville de Vancouver dans le but de favoriser l’accès aux transports et aux services publics, et d’aider aux déplacements des handicapés dans la cité. Cet engagement de plus en plus actif finit par le conduire à accepter quelques responsabilités dans la vie politique locale, et il entra au conseil municipal de Vancouver en 1993, sous l’étiquette de la Non-Partisan Alliance. Il occupa ce poste durant douze ans. Quand son parti chercha un candidat au poste de maire pour les élections de 2005, son nom fut avancé et, à sa grande surprise, il fut élu. Sa première responsabilité internationale revêt une valeur symbolique : il se rendit à Turin pour la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’hiver afin de recevoir le drapeau olympique en vue des prochains Jeux devant se dérouler à Vancouver[6].
Sullivan n’a jamais caché le lien entre son inspiration politique et son admiration pour les stoïciens : « L’une des choses qui m’attirent le plus dans le stoïcisme est l’engagement dans la vie publique, l’investissement pour la société. […] Il y a aussi son côté ascétique, l’idée de détachement des valeurs mondaines. C’est l’idée que vous pouvez vous engager dans le monde et avoir cependant ce détachement qui habite votre vie[7] ». Durant son mandat, Sullivan a toujours privilégié l’action droite à l’aspect populaire des décisions, ne se laissant jamais troubler par le jugement de l’opinion publique. En 2008, son parti décida de ne pas représenter sa candidature et… perdit les élections. Loin de nourrir du ressentiment envers ceux qui ont brisé sa carrière politique, il les remercia de lui avoir permis de se consacrer à nouveau à la vie contemplative. Mieux, il devint l’un des plus ardents supporters de son adversaire afin de ne pas nuire au parti : « Le premier cadeau que j’ai pu laisser à mon parti fut de modeler une nouvelle manière de répondre à l’adversité – une réponse stoïcienne[8] ». En dépit de son engagement politique ouvertement stoïcien, il se refusa à tout prosélytisme, par respect de la diversité culturelle de Vancouver. Mais il ajoute que, face à cette extrême diversité ethnique et culturelle, le cosmopolitisme prôné par le Portique lui fut d’un grand secours[9]. Enfin, il s’attacha à accorder la cité avec la nature, c’est-à-dire à protéger l’environnement et développer des actions écologiques[10].
S’il n’y a pas chez les « nouveaux stoïciens » réunis au sein d’associations ou de groupes, une institutionnalisation de leur engagement social, l’exemple de Sam Sullivan montre que l’idée d’un stoïcisme socialement engagé n’est pas absurde, loin s’en faut et contredit également la thèse selon laquelle seul un usage privé du stoïcisme est possible de nos jours. Il est même tentant d’établir un rapprochement avec une autre thèse, celle soutenant que le stoïcisme est une « pensée de la protestation » dont l’intérêt prend toute son « ampleur et [sa] consistance sous l’influence des événements[11] », car c’est un euphémisme de dire que les temps actuels sont pour le moins agités. Autant la pensée de Zénon, Cléanthe et Chrysippe participait au « grand courant de retour à la nature » qui [marquait] leur temps[12] », autant l’engagement écologique d’un Sullivan et d’autres stoïciens contemporains témoigne de cette volonté de préserver la biosphère et les écosystèmes.
[1] P. Hadot, « Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes… », dans Exercices spirituels et philosophie antique, pp. 333-342. Paru initialement dans Henry D. Thoreau, Paris, L’Herne, 1994, pp. 188-194.
[2] Ibid., p. 334.
[3] Sénèque, Lettres à Lucilius, 66, 6.
[4] P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 339.
[5] P. Hadot, ibid.
[6] Il commenta cet événement avec humour, trouvant étrange que Vancouver ait envoyé aux JO d’hiver le plus mauvais skieur de la cité !
[7] Propos rapportés par Jules Evans dans « The Stoic Mayor », in P. Ussher (ed.), Stoicism Today. Selected Writings I, 2014, pp. 87-93 (trad. personnelle).
[8] Ibid.
[9] Il alla jusqu’à apprendre le chinois – cantonais et mandarin !
[10] « Je voulus également une ville vivant en accord avec la nature. Ce fut toute l’idée du projet Eco Density que je mis en place. […] J’aimerais avoir une cité stoïcienne, une cité respectueuse de la nature, consciente de ses actions. Le stoïcisme est une discipline qui nous rend capables de comprendre l’univers au sein duquel nous vivons, et d’être plus respectueux envers lui » (Propos rapportés par Jules Evans dans « The Stoic Mayor », art. cit.).
[11] André Bridoux, Le Stoïcisme et son influence, Paris, Vrin, 1966, p. 206.
[12] Maria Dakari, « Les deux races d’hommes dans le stoïcisme d’Athènes », dans Jean-Baptiste Gourinat et Gilbert Romeyer-Dherbey (eds.), Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 381.
Crédits: Sam Sullivan, photo par Robert Scales, Licence CC BY-NC-SA.
Très intéressant, modèle inspirant.