L’éthique stoïcienne dépend-elle de la vision stoïcienne du monde ?

Cet article est la traduction française d’un article intitulé « Do Stoic Ethics depend on the Stoic Wordlview?« , publié sur le site de Modern Stoicism. Traduction de l’anglais par Jérôme Robin. Relecture par Sylvain Margot et Maël Goarzin. Nous remercions Christopher Gill de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Christopher Gill est professeur émérite de philosophie antique à l’Université d’Exeter. Il a écrit abondamment sur la philosophie antique. Ses livres sur le stoïcisme incluent The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Naturalistic Psychology in Galen & Stoicism et, plus récemment, Learning to Live Naturally.


L’éthique stoïcienne dépend-elle de la vision stoïcienne du monde ?

Par Christopher Gill

Le stoïcisme contemporain et la vision stoïcienne du monde

Une question qui se pose parfois est de savoir si un stoïcien contemporain doit nécessairement adopter à la fois la vision stoïcienne du monde et les principes éthiques stoïciens. À première vue, cela semble être une question plutôt étrange. Bien que les idées éthiques stoïciennes puissent encore être valables pour nous, comment pouvons-nous, de manière réaliste, adopter une image du monde qui est si éloignée de la pensée scientifique contemporaine ? Ceux qui défendent cette position, cependant, ont généralement à l’esprit les grandes caractéristiques de la vision stoïcienne du monde, et non le cadre détaillé de la physique et de la cosmologie stoïciennes.

Ce que les gens doivent considérer, c’est d’évaluer s’ils peuvent accepter l’idée stoïcienne selon laquelle le monde ou l’univers, ainsi que la séquence globale des événements, ont un but ou un sens providentiel global, ou un ordre inhérent. Ils supposent également souvent que les principes éthiques stoïciens dépendent de, ou sont fondés sur, la vision stoïcienne du monde. Ainsi, certaines personnes pensent que, si vous voulez adopter pleinement le stoïcisme, cela signifie intégrer la vision stoïcienne du monde et le rôle de celle-ci en tant que fondement des principes et des pratiques éthiques.

Je reviendrai plus tard sur la question de savoir si un stoïcien contemporain doit adopter la vision stoïcienne du monde et, si c’est le cas, pourquoi. Tout d’abord, je vais discuter de l’idée selon laquelle les principes éthiques stoïciens dépendent de la vision stoïcienne du monde. Est-il avéré, autant que nous puissions en juger, que les stoïciens antiques considéraient de cette manière la relation entre ces deux domaines ?

Stoïcisme ancien : Éthique et vision du monde – Un espace propice aux variations

Sur cette question, je me concentrerai sur deux points. Tout d’abord, il semblerait que les stoïciens avaient des opinions différentes sur le sujet, et que les idées éthiques stoïciennes pouvaient légitimement être présentées de diverses manières, offrant ainsi plusieurs liens possibles avec la vision stoïcienne du monde. De plus, bien que certains chercheurs contemporains et sources antiques aient parfois suggéré que l’éthique stoïcienne « dépend » de, ou est « fondée sur » la vision stoïcienne du monde, il n’est pas facile de déterminer exactement ce que cela signifie ou dans quelle mesure cela est vrai. J’aborderai ces deux points dans cet ordre.

Pour beaucoup de personnes attirées par le stoïcisme contemporain, les deux penseurs les plus connus sont Épictète et Marc Aurèle. Tous deux se préoccupent avant tout de vivre une vie conforme aux principes éthiques stoïciens ; mais ils soulignent également, de manières légèrement différentes, les points de connexion entre les idées éthiques et la pratique d’une part, et les conceptions stoïciennes de Dieu (ou des Dieux), de l’univers comme un tout organisé, ainsi que du cours global de ses événements, perçus comme providentiels d’autre part. Ainsi, si votre perception du stoïcisme est principalement fondée sur ces penseurs, l’éthique et la vision du monde stoïciennes sont évidemment étroitement liées [pour vous].

Il peut donc être surprenant de découvrir que l’éthique stoïcienne n’est pas toujours présentée de cette manière. Par exemple, dans son traité Des Devoirs, Cicéron propose une version pratique de l’éthique stoïcienne – et une version très accessible – mais il ne dit pratiquement rien sur la vision stoïcienne du monde. Cicéron n’était pas lui-même un penseur stoïcien, mais constitue une source très importante pour les idées stoïciennes antiques. Cicéron nous dit que les livres I et II de son traité Des Devoirs sont basés sur un ouvrage à propos du même sujet de Panétius (vers 185 – vers 110 av. J.-C.), le dernier chef de l’école stoïcienne de la période hellénistique, et que le livre III, bien qu’écrit indépendamment, s’inspire des écrits stoïciens. Selon la version de Cicéron, Panétius a donné un rôle central à l’idée de la nature dans son écrit sur l’éthique ; mais c’est de la nature humaine (généralement conçue comme intrinsèquement rationnelle et sociable) qu’il traitait, et non de la vision stoïcienne du monde.

Il existe d’autres exemples de variations au sein des écrits stoïciens sur ce sujet. Pour les spécialistes du stoïcisme, les sources les plus importantes de l’éthique stoïcienne sont trois résumés anciens des doctrines. Bien qu’ils proviennent de différentes époques de l’Antiquité, ils semblent tous se fonder sur les idées de Chrysippe, le penseur stoïcien le plus important et influent (vers 280 – vers 206 av. J.-C.). L’un d’eux est de Cicéron (le livre III Des Fins ») ; un autre est extrait de Stobée, un auteur tardif de manuels, bien que le résumé lui-même semble provenir d’Arius Didyme (fin du 1er siècle av. J.-C.) ; le troisième est de Diogène Laërce, un autre auteur tardif de manuels (livre VII).

Bien que ces trois résumés soient généralement considérés comme un compte rendu fiable du courant dominant de la théorie éthique stoïcienne hellénistique, il existe des variations significatives dans la façon dont ils soulignent le lien entre les principes éthiques et la vision stoïcienne du monde. Dans les trois résumés, une grande partie de la discussion est présentée en termes purement éthiques. Cela découle de l’idée caractéristique du stoïcisme selon laquelle le bonheur dépend de la vertu et non de la combinaison de la vertu avec d’autres choses normalement considérées comme bonnes (ce que les stoïciens appellent les « indifférents »). Cependant, les trois résumés combinent également une discussion de cette idée et d’autres sujets éthiques en rapport à la nature. Le résumé d’Arius Didyme, comme le traité Des Devoirs de Cicéron, lie ces idées uniquement à la nature humaine et exclut toute référence à la nature cosmique. Les résumés de Cicéron (dans le livre III Des Fins) et de Diogène Laërce combinent des discussions principalement présentées en termes purement éthiques avec quelques références à la nature cosmique, comme je vais l’aborder sous peu.

Ce que cela suggère, à mon avis, c’est qu’il n’y avait pas de manière unique, orthodoxe ou faisant autorité, de présenter l’éthique stoïcienne à cet égard. Bien qu’il y ait eu un large consensus sur les doctrines éthiques stoïciennes fondamentales elles-mêmes, il était reconnu qu’il pouvait exister des variations valides dans la façon et l’étendue dont celles-ci étaient soutenues par des références à des idées de nature, qu’elle soit humaine ou cosmique. Le mode de présentation que nous trouvons chez Épictète et Marc Aurèle, où l’éthique est systématiquement et étroitement liée à la nature cosmique, ne reflète pas l’approche plus variée de ces sources antiques sur l’éthique, plus techniques.

Éthique et nature : exemples de différentes perspectives

Examinons de plus près les différentes manières dont les idées sur la nature sont liées aux concepts éthiques clés stoïciens dans ces résumés antiques des doctrines éthiques. En plus d’illustrer la variété d’approches sur ce sujet chez les auteurs anciens, ces passages fournissent également du matériel pour juger si l’éthique stoïcienne est fondée sur la nature cosmique ou non. Je prends trois exemples : les idées sur la vertu et le bonheur, le développement éthique compris comme « appropriation » (oikeiosis) et, en se référant à un ensemble plus large d’écrits stoïciens, la résilience face aux désastres.

Comme je l’ai déjà mentionné, un thème clé du stoïcisme est que le bonheur repose uniquement sur la vertu et non sur la possession de choses comme la santé et la richesse, ou même sur le bien-être de nos amis et de notre famille. Le bonheur, dans le stoïcisme, est souvent conçu comme une vie naturelle ou une « vie selon la nature », mais cette idée peut être comprise de différentes manières.

Dans un résumé sur l’éthique d’Arius Didyme, cette idée est étroitement liée à celle de la nature humaine, comprise comme rationnelle et sociable. L’idée sous-jacente est que si nous menons une vie vertueuse, nous vivons donc la meilleure vie humaine possible, une vie heureuse, et cela reste vrai même si nous devons nous passer de choses comme la santé et la richesse (c’est-à-dire les « indifférents »).

Dans un autre résumé, celui de Diogène Laërce, citant un passage de Chrysippe, le lien entre vertu et bonheur est présenté en termes d’« harmonisation » avec Zeus, agent directeur de l’univers (Livre VII, 87-9). Ce lien n’y est pas pleinement expliqué ; mais je pense que l’interprétation la plus plausible est la suivante. Tant la vertu que le bonheur sont caractérisés dans l’éthique stoïcienne par des notions de structure intérieure, d’ordre, de cohérence et d’intégrité. Dans la pensée stoïcienne, ces caractéristiques sont également considérées comme des traits saillants de l’univers dans son ensemble, appréhendé comme façonné par une action divine inhérente (ou par Zeus). Ainsi, si nos vies possèdent ces caractéristiques essentielles, nous pouvons atteindre la vertu, et donc le bonheur fondé sur la vertu, même si nous devons nous passer d’autres choses conventionnellement considérées comme bonnes et comme contribuant au bonheur.

Un deuxième thème éthique majeur parfois lié à la nature humaine ou cosmique est celui du développement éthique compris comme appropriation (oikeiōsis). Dans le résumé d’Arius Didyme (5b3), ainsi que dans le traité Des Devoirs de Cicéron (I, 11-15), le développement des quatre vertus cardinales (sagesse, courage, justice et modération) se base sur l’expression de quatre motivations primaires, reflétant différents aspects de l’action et de l’expérience humaines. Ces motivations primaires, et leurs formes pleinement développées (les quatre vertus), expriment la nature humaine dans son ensemble, conçue comme à la fois rationnelle et sociable.

Ailleurs dans Diogène Laërce (Livre VII, 85) et dans le traité Des Fins de Cicéron, l’appropriation est liée à des caractéristiques reflétant la nature dans un sens plus large. Par exemple, les deux motivations de base exprimées par l’appropriation, prendre soin de soi et prendre soin des autres de son espèce, sont considérées comme des motivations communes à tous les animaux, y compris les êtres humains, mais exprimées chez ces derniers de manière rationnelle. Ces motivations sont également perçues comme l’expression localisée d’un facteur présent dans le monde ou l’univers dans son ensemble, à savoir la nature providentielle de tous les aspects de la nature. Celle-ci, qui est « internalisée » dans la motivation animale (y compris humaine), garantit que les animaux prennent soin les uns des autres ainsi que des membres de leur espèce.

De plus, dans le traité Des Fins de Cicéron, au livre III, 21 sur le sujet de l’appropriation, nous trouvons à nouveau l’idée que l’acquisition de la vertu et du bonheur (considérée comme le sommet du développement humain) constitue une sorte de structure intérieure, d’ordre ou de cohérence, qui est perçue ailleurs comme une caractéristique de l’univers dans son ensemble. Ainsi, sur ce sujet également (l’appropriation), un thème éthique stoïcien distinctif peut être présenté en termes de nature humaine ou de cadre naturel plus large.

Une autre idée très caractéristique du stoïcisme est que l’acquisition de la vertu nous permet de faire preuve de résilience et de sérénité face à ce qui est normalement considéré comme désastreux Ce thème peut aussi être associé à l’idée d’exprimer la nature soit humaine soit cosmique à son meilleur. Dans le traité Des Devoirs de Cicéron (III, 99-111), l’homme d’État et général romain Régulus sert d’exemple pour illustrer cette thèse, choisissant d’affronter la mort aux mains d’un ennemi plutôt que de vivre une vie tranquille et respectée avec sa famille, ses amis et sa communauté. Tel que présenté par Cicéron, Régulus incarne l’action selon la vertu[1], et montre de la résilience et de l’équanimité en le faisant, même si cela le prive de choses normalement considérées comme bonnes. Par implication, au moins, il achève également la meilleure vie humaine possible, en exprimant les vertus et en réalisant la nature humaine en tant que rationnelle et sociable, une idée qui est proéminente dans le traité Des Devoirs.

Cette thèse de résilience vertueuse est souvent présentée comme un idéal et un but auquel aspirer par Épictète et Marc Aurèle. Là encore, cette thèse est fondée sur le fait d’attribuer à la vertu sa juste valeur (comme la seule base d’une vie heureuse), même au prix de la perte de choses conventionnellement valorisées telles que la santé et la richesse. Mais cette thèse est également typiquement associée à la nature cosmique plutôt qu’à la nature humaine — ou parfois aux côtés de celle-ci. Chez Épictète, par exemple, la réponse est souvent liée à l’action en accord avec Dieu (ou le Dieu en nous), ou avec la volonté ou le plan de Zeus. Chez Marc Aurèle, elle est souvent associée à l’action en accord avec la nature dans son ensemble, la nature cosmique, conçue comme providentielle ou ordonnée, ou à l’évolution globale des événements au sein du monde ou de l’univers. Les idées déjà relevées ici, reliant la vie vertueuse ou heureuse à ces caractéristiques de la nature cosmique, aident à expliquer cette association d’idées.

Que dire de la notion de « fondement » ?

Comme mentionné précédemment, on suppose souvent que les principes éthiques stoïciens sont « fondés » sur la vision stoïcienne du monde, une idée soutenue par certains textes antiques. C’est une idée séduisante, mais elle présente au moins trois difficultés.

L’une des difficultés est le point souligné dans cet article : les variations dans la manière dont l’éthique stoïcienne est présentée. Si celle-ci était considérée comme dépendante de la vision stoïcienne du monde, nous nous attendrions à ce que cette idée soit reflétée de manière cohérente dans la présentation antique de l’éthique. Les variations que nous observons suggèrent que l’éthique stoïcienne était considérée comme des idées pouvant être analysées en leurs propres termes (ceux des types de valeur, par exemple), ou soutenues en se référant à des idées sur la nature humaine ou cosmique, plutôt que simplement fondées sur la vision stoïcienne du monde.

Bien que certaines preuves antiques semblent affirmer, de manière assez explicite, que l’éthique stoïcienne dépend de la vision stoïcienne du monde, cette preuve est moins nette qu’il n’y paraît. Il se pourrait que la vision du monde soit le « fondement » de l’éthique, ou qu’elle soit le meilleur « point de départ » ou « point d’accès » pour étudier l’éthique ; le terme clé, archē, peut signifier l’un ou l’autre. Mais ces deux significations impliquent des conséquences différentes De plus, la relation entre les trois principales branches de la connaissance stoïcienne est généralement présentée comme étant égale ou réciproque. La physique n’est pas typiquement présentée comme supérieure ou faisant autorité par rapport à l’éthique ou à la logique.

La question de ce que signifie « fonder » un type d’idée sur un autre est, potentiellement, assez complexe, et différentes significations ont différentes implications. Par exemple, le fondement de l’éthique stoïcienne pourrait être religieux, basé sur des idées sur Dieu ; ou méta-éthique, basé sur des idées concernant le fondement de l’éthique ; ou épistémologique, basé sur des idées sur les différentes formes ou niveaux de connaissance. Ou cela pourrait être métaphysique ou physique, basé sur des idées sur les différents types de réalité. Ces différentes significations de « fondation » portent des implications assez différentes et font appel à des facteurs très variés. Je ne pense pas que la question de la fondation de l’éthique stoïcienne sur la vision stoïcienne du monde ait une réponse évidente.

Dans l’ensemble, je pense qu’il est préférable de s’appuyer sur les critères que nous venons de voir, montrant que l’éthique stoïcienne peut être présentée de différentes manières, y compris en référence à la vision stoïcienne du monde, mais sans exclure d’autres formes de présentation. Cela suggère que l’éthique stoïcienne peut être soutenue ou informée par la vision stoïcienne du monde, mais n’est pas (exclusivement) dépendante ou dérivée de celle-ci.

Et le stoïcisme contemporain ?

Je reviens maintenant aux questions soulevées au début sur ce que signifie être un stoïcien contemporain. La question se pose souvent de savoir si, voulant adopter le stoïcisme de manière entière, il faudrait embrasser la vision stoïcienne du monde avec ses principes éthiques, et aussi adopter l’idée, souvent avancée, que l’éthique stoïcienne dépend de la vision stoïcienne du monde. Certains penseurs contemporains, notamment Lawrence Becker (A New Stoicism, Princeton, 1998/2017), ont soutenu que, puisque nous ne pouvons plus accepter la vision stoïcienne du monde, nous devons adopter un stoïcisme « nouveau » ou modernisé, éliminant la vision du monde du stoïcisme antique. Cependant, si la perspective présentée ici est correcte, Becker ne rompt pas autant avec le stoïcisme antique, mais en adopte plutôt l’une des approches possibles. Il suit une approche similaire au résumé d’Arius Didyme ou du traité Des Devoirs de Cicéron, liant les principes éthiques à une conception de la nature humaine (voir la discussion de Becker sur le fait de « suivre les faits » de la nature humaine et de la psychologie, ch. 5).

Cependant, certains autres penseurs contemporains adoptent une approche différente, soutenant que nous devrions adopter la position stoïcienne antique qui consiste à fonder l’éthique sur une conception de la nature cosmique telle qu’ils la comprennent. Certains soutiennent cela parce qu’ils sont attirés par la vision stoïcienne du monde (comme ordonnée et providentielle) pour des raisons religieuses. D’autres, notamment Kai Whiting, le font parce qu’ils voient dans la pensée stoïcienne sur la nature cosmique et l’éthique un soutien pour l’éthique environnementale contemporaine. Je suis d’accord avec ce dernier que la pensée stoïcienne peut apporter un soutien à l’éthique environnementale contemporaine, en raison du lien stoïcien entre les idées éthiques et la vision du monde. Cependant, je ne pense pas que cela signifie que nous devons adopter la position selon laquelle l’éthique stoïcienne était fondée exclusivement sur la vision stoïcienne du monde.

Par exemple, la vision stoïcienne du monde appuie l’idée que la nature (y compris les choses non animées) a une valeur inhérente et n’est pas simplement précieuse en raison de son utilité pour les êtres humains – ce que l’on appelle parfois un point de vue « éco-centrique ». De plus, la représentation stoïcienne de la nature comme ordonnée peut renforcer les préoccupations contemporaines concernant le dérèglement climatique, en soulignant que ce dernier reflète un état de désordre cosmique qu’il est de notre devoir de corriger du mieux possible. En outre, le lien stoïcien entre les qualités humaines (vertu et bonheur) et les qualités cosmiques peut nous aider à formuler une réponse éthique à la crise climatique. Nous pouvons concevoir la vertu (ou la création d’ordre en nous) comme étant étroitement liée à la promotion de l’ordre dans le monde (ou, du moins, à la tentative de contrecarrer le désordre créé par les êtres humains).

Cependant, nous pouvons explorer toutes ces idées stoïciennes inspirantes sans pour autant soutenir que nous adoptons ainsi la vision stoïcienne antique selon laquelle l’éthique est fondée sur sa vision du monde. Nous devons seulement supposer que les idées éthiques stoïciennes peuvent être étroitement liées à, et soutenues par, la vision stoïcienne du monde ainsi que par leurs idées sur la nature humaine. Je pense que cette perspective correspond le mieux aux éléments qui nous sont parvenus de la pensée stoïcienne antique, tout en fournissant une base solide de dialogue entre les différents mouvements de la pensée éthique actuelle et le stoïcisme.


Lectures complémentaires

Pour la traduction anglaise des trois résumés anciens des doctrines éthiques, voir B. Inwood et L. Gerson, The Stoics Reader (Indianapolis, 2008), pp. 113-157. Pour la traduction française de ces trois textes, voir Cicéron, Des fins des biens et des maux, livre III et Diogène Laërce, Vies et opinions des philosophes, livre VII, textes traduits par E. Bréhier, dans Les Stoïciens I, Paris, Gallimard, 1962. Il n’existe pas, à notre connaissance, de traduction française du résumé de l’éthique stoïcienne d’Arius Didyme transmis par Stobée dans le deuxième livre de ses Éclogues (comme il en existe en anglais ou en italien, par exemple). Les traductions françaises de certains passages de ce résumé se trouvent toutefois dans Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques, Paris, Garnier-Flammarion, 2001 (= LS) ainsi que dans Les stoïciens, textes choisis par Jean Brun, Paris, PUF, 1957. Sur la nature humaine, généralement considérée comme rationnelle et sociable, liée à la relation vertu-bonheur, et sur les motivations humaines sous-jacentes aux vertus, voir Arius Didyme, dans The Stoics Reader, pp. 125, 126, 132-133. Pour des idées similaires, voir Cicéron, Des Devoirs I, 11-23 ; I, 50-53 ; III, 21-28. Sur la nature cosmique, liée à la vertu-bonheur et à l’appropriation, voir The Stoics Reader, pp. 113-114 et 151-153 ; voir aussi LS, sections 57 F, 59 D, 63 C.

Pour des preuves anciennes suggérant que l’éthique est fondée sur la nature cosmique (ou prend son « point de départ » à partir de celle-ci), voir LS 60 A, ainsi que Cicéron, Des Fins, des biens et des maux III, 73. Pour des éléments concernant la relation entre les trois principales branches de la connaissance, voir LS 26 A-E.

La question de savoir si l’éthique stoïcienne est fondée ou non sur la vision stoïcienne du monde a été largement débattue par des spécialistes. Voir, sous différents angles, A. A. Long, Stoic Studies (Cambridge, 1996), ch. 6, 8 ; J. Annas, The Morality of Happiness (Oxford, 1993), ch. 5 ; et pour un aperçu du débat, C. Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought (Oxford, 2006), pp. 145-166. Voir aussi, sur la variation au sein de l’éthique stoïcienne à ce sujet, J. Annas, « Ethics in Stoic Philosophy », Phronesis 52 (2007), 58-87 ; B. Inwood, « Why Physics ? », dans R. Salles (éd.), God and Cosmos in Stoicism (Oxford, 2009), ch. 7. Voir également M. Schofield, « Stoic Ethics », dans B. Inwood (éd.), The Cambridge Companion to the Stoics (Cambridge, 2003), ch. 9 ; K. Whiting et L. Konstantakos, « Stoic Theology: Revealing or Redundant ? », Religions 10(3), 193 (2019).


[1] NdT : courage ou « magnanimité » et justice


Crédits: Photo de Greg Rakozy sur Unsplash.

4 commentaire

  1. Il est dommage que l’auteur de cet article, Christopher Gill, ne mentionne pas ce qui devrait être évidemment mentionné dans cette question : un stoïcien hétérodoxe (dont j’ai oublié le nom hélas car il est trop peu mentionné) ne considérait que l’éthique et jugeait la physique et la logique inintéressantes. C’est sur ce personnage et son stoïcisme original que je focaliserai bien sûr, inévitablement, ma réponse à cette question.

  2. Lu. Il est dommage que l’auteur de cet article, Christopher Gill, ne mentionne pas ce qui pourrait être mentionné dans la réponse à cette question : un stoïcien hétérodoxe, Ariston de Chios, ne considérait que l’éthique et jugeait la physique et la logique inintéressantes. Il ne considérait que la recherche de la vertu, de la sagesse et du bonheur, sans se soucier de la partie logique et physique. C’est sur ce personnage et son stoïcisme original que je focaliserai ma réponse à cette question. Enfin, j’aurais parlé d’Hérillos de Carthage, célèbre stoïcien qui a placé, quant à lui, la physique en premier : D’abord sur la question du souverain bien. Hérillos fut en effet remarqué pour avoir établi que la science était le souverain bien. Il prétendait en effet que « la science est un habitus dans la réception des représentations qui ne se laisse pas renverser par des arguments », soit donc que l’analyse scientifique était la seule chose que l’on ne puisse contester, la seule Vérité valable. Ce qui, suivant l’équation platonicienne où le vrai = bien, amène à considérer la science comme seul bien possible. Faute de renseignements suffisants l’on ignore quelles conséquences éthiques Hérillos devait tirer de cette thèse dans ses « Thèses éthiques ».
    En reconnaissant la science comme souverain bien, Hérillos est en opposition directe avec les thèses de Zénon et de ses successeurs : il renverse en effet par là la hiérarchie établie par le stoïcisme orthodoxe entre les domaines éthique, physique et logique. Ce n’est plus l’éthique qui constitue le domaine suprême, mais la physique. Ce n’est ainsi plus par l’étude du bien que l’on atteint au vrai, mais par l’étude du vrai que l’on atteint au bien.

  3. La position des stoïciens est aussi fortement intéressante, bien avant de savoir ce qu’en ont pensé des contemporains ou Cicéron…En bref, Ariston de Chios et Hérillos de Carthage sont inévitables pour répondre à cette question fondamentale !

    1. Cher Aurélien,
      Une simple remarque concernant Cicéron et, de manière générale, le choix des textes sur lesquels s’appuie l’auteur dans cet article. Si Christopher Gill cite Cicéron, ce n’est pas pour l’opinion de Cicéron, mais pour celle de Panétius de Rhodes, qui est bien stoïcien. Comme tu le sais sans doute, Cicéron est l’un des auteurs (avec Stobée et Diogène Laërce, que cite également Gill ici) grâce auquel nous avons connaissance de l’oeuvre d’auteurs stoïciens plus anciens. Sans ces textes, nous n’aurions pas autant connaissance de textes de l’Ancien stoïcisme et du Moyen stoïcisme.
      Pour en revenir au choix de ces trois résumés de l’éthique stoïcienne choisis par l’auteur dans cet article, ils me semblent plutôt bons pour montrer les différentes approches possibles dans l’Antiquité pour répondre à cette question. Les deux auteurs que tu cites auraient également pu servir de base, mais je ne vois pas tellement en quoi cela aurait modifié les conclusions de l’auteur, à savoir qu’il existe, déjà dans l’Antiquité, différentes réponses à la question que pose l’auteur (l’éthique stoïcienne dépend-t-elle de la vision du monde stoïcienne) et qu’il n’est donc pas étonnant ni complètement hétérodoxe, pour un stoïcien contemporain, d’adopter l’une ou l’autre de ces deux positions (avec les différentes variations possibles).
      Les deux exemples que tu mentionnes ne font qu’étayer la thèse défendue par Christopher Gill ici, ce qui est une bonne chose (difficile, dans une conférence ou un article de blog, d’être exhaustif, il faut faire des choix).

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