Un Koh-Lanta stoïcien? 10 exercices d’inconfort volontaire

Que dans le temps même de la sécurité l’âme s’apprête aux tâches difficiles, qu’elle s’assure contre les injures de la fortune au milieu de ses bienfaits. En pleine paix le soldat manœuvre ; sans ennemi devant lui, il établit un retranchement ; il se lasse à des travaux superflus, en vue de suffire aux besognes nécessaires. Tu ne veux pas qu’au fort de l’action cet homme perde la tête ? Entraîne-le avant l’action.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 18, 6.

Koh-Lanta ou l’éloge de l’inconfort volontaire

Vendredi prochain débute une nouvelle saison de l’émission Koh-Lanta. Je trouve que cette « aventure » télévisuelle regroupe tous les éléments d’inconfort volontaire qu’il est recommandé d’éprouver pour renforcer nos capacités à la vertu par quelques auteurs stoïciens, comme Sénèque et Musonius Rufus par exemple.

Prends par-ci par-là un certain nombre de journées où tu te contenteras de la nourriture la plus modique et la plus commune, d’un vêtement grossier et rude, afin de pouvoir te dire : « C’est cela qui te faisait peur ! » […] Que ce soit un vrai grabat, un sayon, du pain dur de la dernière qualité. Soutiens ce régime trois, quatre jours, quelquefois plus, en sorte qu’il n’y ait pas là un jeu, mais une épreuve. […] Ce n’est pas chose délectable que l’eau claire, la polente, un morceau de pain d’orge ; mais c’est un plaisir souverain que de savoir tirer de ces choses mêmes du plaisir et de s’être restreint à ce qu’aucune iniquité de la fortune ne saurait vous arracher.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 18, 5 ; 7 ; 10.

Aussi je vous propose de tenter une aventure similaire sans avoir la nécessité de se rendre sur une île perdue. J’ai listé ci-dessous les principaux sujets d’inconfort auxquels sont confronté(e)s les participant(e)s (en-dehors des récompenses de confort gagnées) :

  1. s’adapter aux horaires de lever/coucher du soleil et aux conditions climatiques
  2. dormir sur le sol
  3. avoir accès à des nourritures/boissons limitées et simples
  4. être dans des conditions hygiéniques drastiques (se laver à l’eau froide, pas de savon, pas de dentifrice, pas de rasage ou de coupe de cheveux, pas de toilettes, etc.)
  5. être habillé simplement et légèrement
  6. devoir pratiquer des épreuves physiques
  7. devoir pratiquer des épreuves de réflexion
  8. devoir faire preuve d’abstinence sexuelle
  9. être éloigné de ces proches/ami(e)s
  10. être coupé de l’actualité du monde

Certaines de ces épreuves couvrent bien ce que Musonius Rufus conseille comme exercices pour fortifier l’âme et le corps.

Comment donc et de quelle manière leur faut-il s’exercer ? Comme l’homme n’est pas seulement une âme ni seulement un corps, mais un composé de ces deux, celui qui s’exerce doit nécessairement prendre soin des deux, plus de la partie supérieure, c’est-à-dire de l’âme, comme il est juste, mais il doit prendre soin aussi de l’autre partie, si du moins aucune partie de l’homme ne doit être défectueuse. Il faut en effet que le corps de celui qui s’adonne à la philosophie soit bien disposé pour les travaux corporels parce que souvent les vertus se servent du corps comme d’un instrument nécessaire pour les activités de la vie. Une partie donc de l’exercice devrait être correctement propre à l’âme seule, une autre partie devrait être commune à l’âme et au corps. Ainsi donc l’exercice commun aux deux aura lieu si nous nous accoutumons au froid, au chaud, à la soif, à la faim, à la frugalité de la nourriture, à la dureté de la couche, à l’abstinence des choses agréables, au support des choses pénibles. Par ces méthodes et autres semblables, le corps d’une part se fortifie, devient impassible contre la douleur, ferme, utile à toute tâche, l’âme d’autre part se fortifie en s’exerçant d’un côté au courage par le support des choses pénibles, de l’autre à la tempérance par l’abstinence des choses agréables.
Musonius Rufus, Entretiens, VI, Sur l’exercice.

Les 10 épreuves du Koh-Lanta stoïcien

Certains de ces sujets demandent toutefois quelques adaptations, je ne me vois pas vous proposer de négliger votre hygiène pendant plusieurs semaines sachant que vous allez être au contact d’autres personnes ne partageant pas cette « aventure », contrairement aux participant(e)s, tous et toutes volontaires pour vivre dans cette précarité hygiénique, ni vous demander de vous éloigner de vos proches/ami(e)s, surtout après cette période de pandémie qui nous a déjà fortement testé dans ce domaine et à l’approche peut-être d’une embellie de ce côté dans les semaines/mois à venir. Aussi, voici les dix thèmes que je vous propose de suivre :

1. se lever avec le soleil et accepter joyeusement les conditions climatiques

Au petit jour, lorsqu’il t’en coûte de t’éveiller, ait cette pensée à ta disposition : c’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille. Serai-je donc encore de méchante humeur, si je vais faire ce pour quoi je suis né, et ce en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Ou bien, ai-je été formé pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ? Mais c’est plus agréable ! Es-tu donc né pour te donner de l’agrément ? Et, somme toute, es-tu fait pour la passivité ou pour l’activité ?
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre V, 1.

2. dormir sur le sol

De Diognète : réprouver les futilités ; ne point ajouter foi à ce que racontent les charlatans et les magiciens sur les incantations, la conjuration des esprits et autres contes semblables ; ne pas nourrir des cailles ni s’engouer pour des folies de ce genre ; avoir pris goût à la philosophie, et avoir eu pour maîtres d’abord Bacchius, puis Tandasis et Marcianos ; m’être appliqué, dès l’enfance, à composer des dialogues ; avoir opté pour un lit dur et de simples peaux, et pour toutes les autres pratiques de la discipline hellénique.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre I, 6.

3. manger simplement et sobrement

A votre choix: vous pouvez choisir d’adopter un régime alimentaire particulier, un jeûne intermittent, ou vous abstenir d’aliments plaisirs, de sucre ou limiter vos apports en glucides par exemple), et ne boire que des boissons « naturelles » (eau, thé, café, pas de sodas, pas d’alcool, etc.

Le plaisir est naturel, non nécessaire ; à celui-ci tu ne dois rien; si tu te mets en frais quelque peu, c’est de ta libre volonté. Le ventre, lui, est sourd aux remontrances ; il réclame, il somme. Ce n’est pas toutefois un créancier intraitable : avec peu de choses on l’expédie, pourvu seulement que tu lui donnes ce que tu dois, non ce que tu veux.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 21, 11

4. prendre des douches froides, et éventuellement, si vous trouvez cela possible, ne pas vous raser les poils/ ne pas vous couper les cheveux

Je vous renvoie vers un article d’Un regard stoïcien au sujet des douches froides.

Nos premiers ennemis à vaincre, ce sont les plaisirs, qui ont tiré à eux, tu le constates, même des génies farouches. Que l’on se représente toute l’étendue de la tâche où l’on est engagé, et la conviction s’établira qu’il ne faut rien accorder à la sensualité, à la mollesse. Qu’ai-je à faire de vos cuves d’eau chaude, de ces bains sudorifiques où s’enclot un air sec et brûlant, bon à épuiser le corps? Que le labeur seul fasse couler nos sueurs.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 51, 6.

5. s’habiller simplement et plus légèrement que ne demanderait la température extérieure

La fortune, comme une faiseuse de tragédies, compose toutes sorte de personnages, du naufragé, du mendiant, du banni, de l’homme honoré, de l’homme sans honneur. Il faut donc que le vertueux, quelque rôle qu’elle lui ait attribué, joue bien ce rôle. Tu es devenu naufragé, joue bien le naufragé. De riche tu es devenu pauvre, joue bien le pauvre, « bien ajusté dans les petites choses et bien ajusté dans les grandes,  » te contentant de ce qu’il y a de plus ordinaire et dans le vêtement et dans le régime et dans le service, comme Laërte se contentait « d’une vieille servante, qui lui présentait et nourriture et boisson » et qui dormait à terre sur un lit de feuillée: « la couche des feuilles tombées et étendue à terre ». Ces choses là suffisent en effet pour qu’on ait une vie douce et en bonne santé, si l’on ne veut pas vivre dans la mollesse: « car ce n’est pas dans la gloutonnerie du ventre qu’est le bien » ni dans l’apprêt d’un manteau de laine fine, ni dans la mollesse de la couche. Euripide ne dit pas mal: ‘par goût du luxe, nous cherchons à nous pourvoir de beaucoup de chose à manger « , et non seulement de choses à manger, mais encore de choses à sentir et à écouter.
Télès, Sur les circonstances.

6. s’adonner à des exercices physiques

A votre convenance et à votre rythme, mais pourquoi ne pas se challenger un peu ?!

Il ne faut pas que nos exercices consistent en pratiques contraires à la nature et actions extravagantes, car dans ce cas, nous qui prétendons philosopher, nous ne nous distinguerons pas des faiseurs de tours. […] Disons pour finir que tous les exercices auxquels soumettent leur corps ceux qui lui font subir un entraînement peuvent aussi, s’ils sont d’une manière ou d’une autre orientés vers le désir et l’aversion, servir d’exercice pour ces derniers. Mais s’ils visent la parade, ils sont bons pour celui qui incline vers les choses extérieures et poursuit un autre but, pour celui qui cherche des spectateurs s’écriant : « Oh! Le grand homme! »
Epictète, Entretiens, Livre III, 12, 1 ; 16.

7. s’adonner à des exercices de réflexion

La littérature stoïcienne est pleine d’exercices spirituels.

De même que c’est concevoir l’idée de ce que sont les viandes cuites et autres aliments de cette sorte, si l’on se dit : ceci est un cadavre de poisson, cela un cadavre d’oiseau ou de porc ; ou encore : le falerne n’est que le jus d’un grappillon; la robe prétexte, du poil de brebis teint du sang d’un coquillage ; ce qui se passe dans d’accouplement, c’est friction de nerf et, accompagnée d’un certain spasme, excrétion de glaire ; de même que ces idées atteignent en plein leur objet, qu’elles vont au cœur des choses, en sorte qu’on en voie la réalité ; de même faut-il faire dans tout le cours de ta vie. Quand les objets te semblent dignes de confiance, dépouille-les, vois à fond leur peu de valeur, arrache-leur ces dehors dont ils s’enorgueillissent.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VI, 13.

8. faire preuve d’abstinence sexuelle ou au moins réfléchir sur ses pratiques sexuelles

Je vous renvoie là également vers deux articles d’Un regard stoïcien sur ce sujet : ici et .

Quand tu as la représentation d’un plaisir, garde-toi, comme pour les autres représentations, de te laisser entraîner par elle. Mais que l’affaire t’attende : accorde-toi un répit. Puis pense à ces deux durées, celle où tu jouiras du plaisir et celle où, après avoir joui, tu te repentiras ensuite et où tu te feras des reproches à toi-même. Et, à ces deux moments, oppose ceci : comme tu seras heureux, comme tu te féliciteras toi-même si tu t’abstiens. Si pourtant il te semble qu’il convienne maintenant de passer à l’acte, fais bien attention de n’être pas vaincu par sa douceur et sa séduction, mais oppose-leur ceci : combien il est meilleur d’avoir conscience d’avoir remporté cette victoire.
Epictète, Manuel, 34.

9. écrire à des proches/ami(e)s/professeurs pour leur exprimer notre gratitude de les connaître/les avoir rencontrés

Si nous sommes contents d’avoir les portraits de nos amis absents, par les souvenirs qu’ils renouvellent, si cette consolation mensongère et vaine allège le regret d’être loin d’eux, comme une lettre nous réjouit d’avantage, puisqu’elle apporte des marques vivantes de l’absent, l’empreinte authentique de sa personne.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 40, 1.

10. limiter sa présence sur les réseaux sociaux / la consommation de contenus multimédias

Le nécessaire a pour mesure l’utile. Mais la superfluité, à quelle règle la réduis-tu ? Et c’est ainsi qu’ils se plongent dans les plaisirs, s’en font une habitude et ne peuvent plus s’en passer, extrêmement misérables pour en être arrivés à un point où ce qui leur avait été du superflu leur est devenu le nécessaire.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 39, 6.


Quelles récompenses?

Rien ne vous empêche, comme pour les participant(e)s de Koh-Lanta, de vous autoriser quelques récompenses suite à la réalisation de quelques épreuves physiques (un bain chaud ? un repas réconfortant ? une nuit dans un lit douillet ?) ou d’exercices de réflexion (un épisode de votre série préférée du moment ? la lecture d’un roman ? l’écoute d’un album de musique ?). Attention toutefois à ce que ce relâchement temporaire ne soit pas au détriment de l’atteinte de votre objectif à long terme.

Les autres habitudes que j’avais sacrifiées sont revenues, de façon toutefois qu’à l’égard des choses dont j’ai cessé de m’abstenir je garde une mesure assez proche, il est vrai, de l’abstinence et plus difficile peut-être, étant donné qu’en certains cas le retranchement total coûte moins que l’usage modéré.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 108, 16.

14 semaines de défis stoïciens

Généralement les participant(e)s restent une trentaine de jours dans des conditions de vie bien éloignées de leur quotidien, en tout cas pour celles et ceux qui vont jusqu’au bout. Cependant, bien que l’expérience ne dure qu’entre 4 et 5 semaines, cette émission est diffusée habituellement chaque vendredi pendant 14 semaines (soit cette année du 12 mars au 11 juin environ). Aussi, pour accompagner le rythme de cette émission, sans proposer de réaliser pendant 14 semaines ce que les participant(e)s ont déjà du mal à faire pendant 4 semaines, je vous propose soit de consacrer 1 semaine à chacun des dix thèmes identifiés ci-dessus, soit pour les plus téméraires d’ajouter un thème supplémentaire chaque nouvelle semaine et enfin de passer les 4 dernières semaines en les appliquant tous en même temps. Ou bien si vous ne voulez pas vous engager sur des périodes aussi longues, vous pouvez convenir de pratiquer pendant 2 jours par semaine pendant 14 semaines, ce qui reviendra à une trentaine de jours au final (je vous renvoie à un article d’Un regard stoïcien sur un défi stoïcien de 30 jours qui ressemble finalement beaucoup à ce Koh-Lanta stoïcien).

Toujours est-il que mon expédition m’a fait comprendre combien il entre de superflu dans notre train de vie et comme il serait facile de renoncer par choix à des commodités qui, si parfois la nécessité nous les ôte, ne nous manquent guère une fois ôtées.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 87, 1.

Etre son propre juge

Cela reste une proposition, vous pouvez bien sûr l’adapter selon vos envies, convenances, possibilités et circonstances particulières. Aucun engagement n’est demandé, et comme il ne s’agit pas ici de venir se vanter d’avoir réalisé tel ou tel exploit ou épreuve difficile, mais juste de se challenger soi-même en fonction de ses propres limites ou mauvaises habitudes à corriger, libre à vous de faire d’autres propositions ou de venir témoigner de comment se déroule votre propre Koh-Lanta stoïcien. Personne d’autre que vous ne vous éliminera lors d’un vote au conseil ou ne jugera la réussite de telle ou telle épreuve, vous serez le seul juge en la matière lors de votre examen de conscience du soir. Mais renoncer après quelques jours est toujours mieux que de ne même pas tenter l’expérience !

Mais fatalement l’âme imparfaite vacille, tantôt progressant, tantôt glissant en arrière ou tombant. Elle glissera, si elle ne s’obstine à marcher d’effort en effort. Si le zèle et l’application loyale à la tâche font mine de fléchir, c’est le recul. Nul ne se retrouve au point de progression où il en était demeuré. Courage donc et persévérance ! Il reste plus de besogne que nous n’en avons abattu ; mais c’est déjà grande avance prise que de vouloir avancer.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, 35-36.

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