[Vœux 2025] À combien êtes-vous prêt(e) à vendre ce qui pour vous n’a pas de prix ?

Bonjour,

Nous voici revenus, comme lors d’un rendez-vous habituel, à cette période de l’année où chacune et chacun d’entre nous s’évertue à prendre de bonnes résolutions, avec l’intention déterminée – cette fois-ci… – de les transformer en actions concrètes au cours de l’année à venir. En effet, c’est l’action qui permet à l’Homme d’advenir en tant que tel, et à travers elle d’exprimer notre identité et de contribuer à un monde commun plus riche.

« Repasse en ton esprit ces maximes que tu as souvent entendues, souvent prononcées. Mais les entendais-tu, mais les prononçais-tu avec sincérité ? Prouve-le en les mettant en pratique. Car il n’est rien de plus honteux que l’imputation souvent dressée contre nous, de manier le langage de la philosophie, non les actions qu’elle inspire. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 24, 15.

L’action est l’activité par laquelle les Hommes se rencontrent vraiment, parce qu’ils ont quelque chose à construire ensemble. Ce n’est pas uniquement valable pour la sphère privée mais également pour celle professionnelle, car c’est précisément grâce à cela que le travail prend sens. Quand notre travail intègre l’action, il devient « politique » et rend alors possible la contribution à un monde commun par la rencontre avec d’autres personnes.

L’entreprise réunit de plusieurs dizaines à plusieurs milliers d’hommes et de femmes, des collègues en relation pour agir ensemble. Mais à quel monde commun leur travail conjugué contribue-t-il ? Ce sont les valeurs et les missions de l’entreprise qui doivent le définir et l’exprimer ; mais c’est surtout la manière dont ses collaborateurs parviennent à l’incarner au quotidien qui infirmera ou confirmera dans les faits l’authenticité de cette réalisation commune.

« Une fois pour toutes prend en main une règle de vie ; ajuste à ce niveau toute ta façon de vivre. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 20, 3.

Mais incarner des valeurs demande d’abord de clarifier lesquelles sont importantes pour soi, d’évaluer si elles sont compatibles avec celles de l’entreprise, mais aussi de se demander comment ces valeurs peuvent se traduire de manière concrète dans les relations de travail quotidiennes. Dans l’idéal, l’entreprise devrait donc constituer un lieu où les valeurs qui me caractérisent profondément peuvent s’incarner à travers mes actions.

« La philosophie n’est pas un art de complaire au public, qu’on se procure pour en faire parade. Elle ne consiste pas en mots, mais en une réalité. On ne recourt pas à elle pour passer la journée agréablement, pour chasser l’écœurement du loisir. Elle forme et forge l’âme, ordonne la vie, réglemente les actions, montre ce qu’il faut faire, ce qu’il faut laisser faire, siège au gouvernail et dirige les navigants ballottés d’écueil en écueil. Sans elle, pas de ferme courage, pas de sécurité dans la vie. Une infinité d’accidents surviennent à toute heure, exigeant que l’on avise, et c’est à elle qu’il faut demander conseil. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 16, 3.

Quoi de mieux que la philosophie pour s’interroger sur nos valeurs et sur la justesse de nos actions ? Quel meilleur guide que celle-ci pour nous aider à naviguer dans les eaux tourmentées et parfois troubles de la gestion quotidienne de la charge de travail, des priorités à prioriser (redondance assumée), des engagements à respecter, des tutelles et clients à satisfaire, et ce tout en gardant le cap fixé sur l’atteinte des objectifs de nos missions en espérant parvenir à bon port.

« Quand on ne sait vers quel port il faut tendre, on n’a jamais le bon vent. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, 3.

De l’action à l’intention : changer de regard sur ce qui a de la valeur

Si j’ai débuté ces vœux en soulignant la nécessité de transformer en actions effectives nos bonnes résolutions prises, paradoxalement pour les philosophes stoïciens, l’important n’est pas ce que l’on fait mais la manière dont on le fait. Considérant que l’action morale est une intention droite qui cherche à se réaliser dans une action spécifique par le biais de moyens rationnels et conformes au bien, ils remarquent que nos actions, bien que pouvant remplir ces deux conditions, peuvent pour autant ne pas aboutir au résultat escompté. Il est possible que les choses ne se passent pas comme prévu ; de nombreux éléments qui ne dépendent pas de nous peuvent en effet venir entraver notre action.

« Tout lui réussit et rien n’arrive contre son attente, car il prévoit que quelque chose peut intervenir qui empêche ce qu’il a projeté de se réaliser. » –  Sénèque, Des bienfaits, IV, 34, 4.

Pour les stoïciens, la perfection de l’action ne se mesure ainsi pas aux modifications ou productions qu’elle introduit dans le monde, mais à la perfection du geste : dans la mesure où l’on a réellement fait tout ce qui était en notre pouvoir pour accomplir l’action, on peut dire qu’elle est réussie. Il dépend de nous de tout mettre en œuvre pour remplir tel ou tel objectif de la meilleure manière possible ; c’est-à-dire en faisant preuve de discernement, de bon sens, d’équité envers ses collègues, de détermination et de persévérance. C’est cet effort qui fait la valeur véritable de mon action. Quant à y parvenir, c’est plus incertain dans la mesure où d’autres paramètres extérieurs à ma volonté entrent en compte. Je dois donc être comme cet archer soucieux de viser correctement sa cible tout en sachant qu’un coup de vent fortuit peut faire dévier au dernier moment sa flèche.

« Le tireur doit tout faire pour atteindre le but, et pourtant, c’est cet acte de tout faire pour atteindre le but, pour réaliser son dessein, c’est cet acte qui est, si je puis dire, la fin que recherche le tireur et qui correspond à ce que nous appelons, quand il s’agit de la vie, le souverain bien : tandis que frapper le but n’est qu’une chose que l’on peut souhaiter, mais ce n’est pas une chose méritant d’être recherchée par elle-même. » – Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 6, 22.

Cela nous apprend donc à donner une valeur absolue à l’intention de notre acte, une valeur relative à sa réalisation. Autrement dit, l’essentiel est dans la perfection de mon geste, et non pas dans la réussite effective de mon action.

« – Mais si tu n’aboutis pas, tu paraîtras avoir manqué de zèle. – Encore une fois, as-tu oublié pourquoi tu y es allé ? Ne sais-tu pas qu’un homme de bien ne fait rien dans le but de paraître avoir fait une bonne action, mais dans celui de l’avoir faite ? – Et à quoi lui sert-il de faire une bonne action ? Donc sans autre récompense ? […] – Demandes-tu, toi, pour un homme de bien une récompense plus grande que celle de faire ce qui est beau et juste ? » – Épictète, Entretiens, Livre III, 24, 50.

De ce qui précède découle une conclusion importante : la valeur de mon action n’est pas déterminée par son résultat visible mais par la perfection qu’elle m’a fait acquérir, à l’occasion de sa réalisation. C’est en voulant agir de cette manière que j’ai acquis une disposition d’esprit conforme au bien. Nous touchons là à un point très important du système philosophique stoïcien, difficile à comprendre car finalement en tous points opposés à ce que nous pensons spontanément : le seul bien est ce qui est toujours utile, c’est-à-dire, ce qui ne peut jamais se renverser en mal.

« Car comme l’attribut propre de la chaleur est de réchauffer et de ne pas refroidir, de même le bien a pour propriété d’être utile et de ne pas faire de mal. Or les richesses et la santé ne font pas plus de bien que de mal ; ainsi ni la santé ni les richesses ne sont un bien. Ils disent encore qu’on ne doit pas appeler bien une chose dont on peut faire un bon et un mauvais usage. Or on peut faire un bon et un mauvais usage de la santé et des richesses ; ainsi, ni l’un ni l’autre ne doivent passer pour être un bien. » – Zénon de Citium, cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre VII, 103

De ce fait, le seul bien c’est la vertu. La vertu selon les stoïciens, c’est l’excellence de la nature humaine : elle consiste à se réaliser pleinement en tant qu’être humain en actualisant les potentialités positives de l’Homme. Lorsque nous agissons vertueusement, c’est-à-dire en visant le bien, par amour du bien et uniquement pour cela, notre sentiment intérieur immédiat est l’accord avec soi-même, la cohérence, l’équilibre, la tranquillité d’âme. Par opposition, le seul mal, c’est-à-dire ce qui est toujours désavantageux et qui ne peut jamais avoir d’effets bénéfiques, c’est la discordance, l’imperfection, le désaccord avec soi : en un mot, le vice.

« Admettons qu’un homme fasse ce qu’il faut ; il ne le fera pas chaque fois ni de la même manière, s’il ignore pourquoi il faut le faire. De temps à autre, par un hasard ou à force d’exercice, il fera preuve de rectitude, mais sans avoir en main la règle qui permet de tracer la droite ligne et d’être sûr que ce qu’on fait est droit. Quand on s’est montré homme de bien par hasard, on ne peut se promettre de le rester définitivement. Ensuite, tu obtiendras peut-être des préceptes qu’ils fassent faire ce qu’il faut, mais tu n’obtiendras pas qu’ils fassent agir comme il faut ; puisqu’ils ne feront pas cela, ils ne mènent pas jusqu’à la vertu. Bien conseillé, on fera ce qu’il convient, je l’accorde, mais c’est encore trop peu, puisque le mérite n’est pas dans ce qu’on fait, mais dans la manière d’agir. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 95, 39-40.

Ma satisfaction intérieure cesse alors de dépendre de mes réussites ou de mes échecs : être riche ou pauvre, influent ou pas, renommé ou conspué, tout cela n’importe pas car cela n’altère en rien la qualité intrinsèque de mes actions. On peut être généreux même si on est pauvre, dans la mesure où il est toujours possible de donner ce qu’il y a de plus précieux : sa droiture et sa volonté de défendre les vrais biens. L’échelle des valeurs est ainsi remodelée à partir des définitions du bien et du mal.

Que fait-on alors de la catégorie des choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises par essence, c’est-à-dire tout ce qui n’a pas de valeur en soi, mais en acquiert une en fonction de l’usage qu’on en fait. Les stoïciens appellent ces choses des indifférents (ce qui est sans différence qualitative essentielle, ce qui finalement ne fait pas de différence).

« Les matières sont indifférentes, mais leur usage ne l’est pas. » – Épictète, Entretiens, Livre II, 5, 1.

Cela ne veut pas dire que les indifférents sont absolument sans valeur. Leur valeur dérive de la situation et de l’usage qu’on en fait. Autrement dit, elle n’appartient pas à l’objet en lui-même, mais émerge de sa mise en rapport avec autre chose que lui. D’une façon générale, nous avons toujours à exercer notre activité sur une chose qui n’a de valeur que comme matière à l’exercice de cette activité.

« Quand nous avons affaire à une matière extérieure, il est impératif d’employer toutes les ressources de l’art, sans nous y attacher cependant, mais en donnant la preuve, quelle que soit cette matière, que nous possédons l’art correspondant. » – Épictète, Entretiens, Livre II, 5, 21.

La théorie stoïcienne des indifférents nous invite ainsi à revoir notre grille de valeurs. Ainsi, richesses, biens matériels, réputation, pouvoir, constituent des indifférents sans commune mesure avec le seul bien qui compte et a du sens en lui-même, et qui dépend exclusivement de nous : la droiture morale.

« ‘‘Mais, dit l’autre, la patrie ne recevra pas l’aide qui dépend de moi !’’ À nouveau, de quel genre est cette aide ? Elle n’aura pas des portiques et des bains grâce à toi. Et qu’est-ce que cela fait ? Elle n’a pas des semelles grâce au forgeron, ni d’armes grâce au cordonnier ! Il suffit que chacun accomplisse son activité propre. Mais si tu lui fournis à elle un citoyen loyal et réservé, ne lui serais-tu d’aucune utilité ? ‘‘Si.’’ Eh bien, tu ne saurais pas, toi, lui être inutile. ‘‘Quelle place, dit l’autre, aurai-je dans la cité ?’’ Celle que tu pourras avoir en veillant à être en même temps loyal et réservé. Mais si, en cherchant à lui être utile, tu rejettes ces choses, à quoi lui servirais-tu quand tu seras devenu impudent et déloyal ? » – Épictète, Manuel, 24, 4-5.

En quoi cette nouvelle grille de valeurs basée sur la philosophie stoïcienne peut-elle informer celle à destination d’une entreprise ?

De la philosophie stoïcienne en entreprise : concilier deux finalités contraires ?

Quelle est la finalité de la philosophie stoïcienne ? On vient d’en avoir de premiers indices dans les paragraphes précédents, elle a pour enjeu l’action vertueuse en plaçant l’importance sur l’intentionnalité et non sur la réalisation. Ce n’est pas l’enjeu d’une entreprise. En effet, toute entreprise est généralement tournée vers une efficacité, une profitabilité, une rentabilité, et ce dans un système contraint financièrement et contractuellement.

Néanmoins, quel pourrait être le rôle de la pensée philosophique stoïcienne en entreprise et dans quelle mesure pourrait-on utiliser la philosophie stoïcienne dont la finalité est l’action vertueuse, à destination d’une entreprise dont la finalité est la performance ?

Il y a une sorte de contradiction ici, à savoir de se demander s’il y a une possibilité d’avoir des entreprises philosophiques. On pourrait plutôt reformuler ainsi en disant qu’il peut y avoir des philosophes en entreprise. Mais il ne s’agit pas d’avoir une tierce personne ou un consultant extérieur qui viendrait apporter la bonne parole. Ce qu’il faudrait ce sont des salariés philosophes, c’est-à-dire des salariés qui portent la philosophie en eux à la fin de l’entreprise.

« La vertu comprend deux parties : la contemplation du vrai et l’action. Nous nous formons à la contemplation par l’enseignement doctrinal, à l’action par l’avertissement. L’action droite est à la fois la mise en pratique et la preuve de la vertu. Si l’on bénéficie du conseil avant d’agir, on bénéficiera de même de l’avertissement. Si l’on admet donc que l’action droite est nécessaire à la vertu et que l’avertissement nous met sur la voie des actions droites, l’avertissement est lui aussi nécessaire. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 94, 45.

Il ne s’agit pour autant pas d’avoir la philosophie au service de l’entreprise, mais l’entreprise au service de la philosophie. Cela ne doit pas consister simplement par exemple, grâce aux principes de la philosophie stoïcienne, à s’adapter aux événements, à parer aux difficultés rencontrées dans notre travail et à faire preuve de résilience. Car alors le risque serait de faire de la philosophie stoïcienne la simple « servante » du monde du travail. Le but serait de mettre au cœur de notre travail des valeurs reposant sur l’application de vertus inspirées de la philosophie stoïcienne. Il y aurait un accord à trouver, un accord à avoir dans le sens que moi je porte en tant qu’individu dans l’entreprise et le sens qu’a l’entreprise. Mais cela impliquerait que les valeurs définies par l’entreprise puissent se conformer au système philosophique stoïcien, et que chaque salarié adhère à ces valeurs et principes philosophiques afin de les incarner au quotidien dans ses actions.

Cela semble un idéal difficilement atteignable, mais alors qu’a à dire la philosophie stoïcienne en cas de conflit entre nos propres valeurs et celles de l’entreprise ?

Du conflit de valeurs : la casuistique en éthique professionnelle

Tôt ou tard dans notre vie professionnelle, nous nous trouvons ou trouverons confrontés à des situations où nous allons devoir évaluer si une action est « bonne » ou pas. Bonne en regard de quoi ? Il n’y a pas de réponse absolue à cette question, et cela est le propre de l’éthique : il y a des principes qui peuvent guider notre action (la loi, une certaine philosophie, mais aussi nos valeurs ou celles de l’entreprise), et la situation particulière elle-même.

« Il y a toutefois des cas fréquents où il semble qu’il y ait opposition entre la droiture et l’utilité et où il faut examiner en conséquence si cette opposition est réelle ou si la conciliation est possible. De cette nature sont des problèmes tels que celui-ci : supposons un honnête négociant venu d’Alexandrie à Rhodes avec une importante cargaison de blé dans un moment où, à Rhodes, on souffre d’un manque complet de vivres et d’une véritable famine ; il sait d’autre part que plusieurs négociants sont partis d’Alexandrie, il a vu dans sa traversée des navires chargés de blé à destination de Rhodes ; doit-il le dire aux Rhodiens ou garder le silence pour vendre sa cargaison plus cher ? Nous supposons qu’il est un sage, un homme de bien : s’il juge qu’il est malhonnête de cacher aux Rhodiens ce qu’il sait, il ne le leur cachera pas, mais il se demande si vraiment c’est malhonnête et nous nous demandons, nous, ce qu’il faut penser de cette consultation qu’il a avec lui-même. » – CicéronDes devoirs, III, 12.

L’éthique est un processus de réflexion qui permet de prendre une décision en responsabilité, en conscience, en regard de ce qui est bien ou mal. Prendre une décision en responsabilité signifie que l’on peut répondre de cette décision. Dans la notion d’éthique, des actions vont donc être considérées comme bonnes ou mauvaises au regard de la situation, de ce qui convient ou pas au maintien de notre nature et de notre intégrité morale, ou bien de celles de notre organisation.

Devrait-on alors continuer à travailler pour une entreprise dont on ne partage pas les valeurs ?

Pour pouvoir répondre à cette question, il faut avoir réfléchi d’une part à ce que l’appartenance à cette entreprise peut requérir et au rôle que je souhaite y tenir et assumer ; et d’autre part à ce que requiert l’appartenance à la communauté rationnelle humaine. Il s’agit alors d’être au clair avec les conflits de loyauté que l’on peut avoir entre ses différentes appartenances.

« Pourquoi alors t’indignes-tu s’il obtient quelque chose en échange de ce qu’il vend ? Et comment peux-tu estimer bienheureux un homme qui acquiert ces choses par des moyens que tu repousses énergiquement ? Ou bien être honnête n’est-il pas meilleur qu’être riche ? […] Pourquoi donc t’indignes-tu, homme, si tu as la meilleure part ? » – Épictète, Entretiens, Livre III, 17, 5.

La question difficile est : jusqu’où est-ce que je défends les valeurs d’une appartenance au détriment d’une autre ? Parfois il n’est pas possible de concilier les intérêts de chacune de ces appartenances et il n’est pas toujours possible d’établir des règles a priori ; il faut néanmoins réfléchir en amont à ces rôles et se préparer ainsi aux éventuels conflits de loyauté.

« Or pour déterminer ce qui est raisonnable et ce qui est contraire à la raison, nous ne recourons pas seulement à la valeur des choses extérieures, mais chacun de nous se réfère aussi à celles qui répondent au rôle qu’il assume. Un tel trouve raisonnable de présenter le vase de nuit à un autre, parce qu’il ne considère qu’une chose : s’il ne le présente pas, il recevra des coups et n’obtiendra pas de nourriture, alors que s’il le présente il ne subira aucun mauvais traitement ni rien de pénible. Un autre juge insupportable non seulement de présenter lui-même le vase mais encore d’accepter qu’un autre le fasse. Si tu me demandes : ‘‘Vais-je ou non présenter le vase ?’’, je te dirai qu’il vaut mieux recevoir de la nourriture que de n’en pas en recevoir, et que c’est une plus grande indignité d’être brutalisé que ne pas l’être ; par suite, si c’est cela que tu prends comme mesure des choses qui te concernent, va et présente le vase. ‘‘Mais c’est indigne de moi !’’ Il t’appartient à toi, non à moi, d’introduire cet élément dans l’examen de la question ; car c’est toi qui te connais, qui sais combien tu vaux à tes yeux, à quel prix tu te vends : les uns se vendent à tel prix, les autres à tel autre. » – Épictète, Entretiens, Livre I, 2, 7-11.

Chaque chose présentant un intérêt pour nous a un prix à payer, si nous désirons ne retirer que le bénéfice de cette chose sans en payer le prix, nous sommes insensés.

« Comment, en effet, celui qui ne frappe pas aux portes de quelqu’un pourrait-il avoir autant que celui qui y frappe ? […] Celui qui ne flatte pas, autant que celui qui le flatte ? Tu serais donc injuste et insatiable si, ne t’acquittant pas du prix auquel ces choses se vendent, tu voulais les recevoir gratuitement. Mais toi qui n’as rien reçu car tu n’en as pas payé le prix, ne crois pas que tu as moins que celui qui a reçu. […] tu détiens le fait de ne pas avoir à flatter qui tu ne voulais pas flatter, de ne pas avoir à supporter ses portiers. » – Épictète, Manuel, 25, 2 ; 3 ; 5.

Le contrat professionnel n’est pas un contrat faustien irrévocable, il est possible de le rompre à tout moment si vous jugez notamment que le prix à payer est trop élevé pour l’avantage que vous en retirez.

« Fouille le cœur de ces gens qui gémissent du sort qu’ils ont désiré, qui parlent de fuir ce dont ils ne peuvent se passer : tu constateras qu’ils s’attardent très volontiers dans une situation qui, à les entendre parler, est pour eux gêne et tourment. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 22, 10.

Personne ne peut vous obliger à poursuivre une activité que vous jugez désavantageuse et qui vous amènerait à renier vos propres valeurs et principes moraux.

« Jusqu’où faut-il donc obéir aux règles du jeu ? Tant que c’est avantageux, c’est-à-dire tant que je sauvegarde ce qu’il convient de faire ainsi que la cohérence. » – Épictète, Entretiens, Livre I, 25, 14.

Celui qui ne distingue pas encore pratiquement, avec une sûreté inébranlable, les choses qui dépendent de lui et les choses indifférentes, risque de traduire les contraintes matérielles en contraintes morales. Mais en définitive, personne ne peut vous contraindre à agir de manière contraire à vos principes moraux, sachant que le prix à payer pour vous serait bien plus élevé que simplement matériel.

« Qui peut donner à un autre ce qu’il ne possède pas lui-même ? ‘‘Eh bien, acquiers, reprend l’autre, afin que nous possédions !’’ Si je peux acquérir en restant moi-même réservé, loyal et généreux, montre-moi le chemin, et j’acquerrai. Mais si vous prétendez que je doive perdre les biens qui sont les miens, afin que vous vous procuriez des choses qui ne sont pas des biens, voyez vous-mêmes comme vous êtes injustes et insensés ! De quoi avez-vous le plus envie ? D’argent, ou d’un ami loyal et réservé ? Aidez-moi donc plutôt à être cet ami, et ne réclamez pas que je fasse ces choses à cause desquelles je rejetterais ces biens. » – Épictète, Manuel, 24, 2-3.

Le monde de l’entreprise, parce qu’il incite à la prise de décision rapide et à la performance, rend difficile la réflexion éthique. Mais au principe de la performance, la philosophie stoïcienne imposerait toutefois une limite infranchissable : l’exigence des vertus d’équité et de justice, sans lesquelles il n’est plus possible de faire encore partie de la communauté humaine.

« La Nature nous a créé parents, nous tirant des mêmes principes, et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour fraternel et nous a fait sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable : que soit dans nos cœurs et sur nos lèvres, ce qu’écrit le poète : ‘‘Etant homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger.’’ Montrons-nous solidaires les uns des autres, étant faits pour la communauté. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 95, 52-53.

Quelles pourraient être les valeurs ou vertus essentielles de votre entreprise, applicables aussi bien pour ses actions en interne qu’en externe ?

Que devrait-on faire si ces valeurs et vertus, devant guider nos actions au quotidien, ne peuvent pas être respectées pour atteindre certains objectifs des missions de l’entreprise ?

La plus belle morale n’a de valeur qu’à condition que ses principes aboutissent à des actes cohérents.

« Quel est ton métier ? Être homme de bien. Mais comment y arriver, si ce n’est grâce aux principes théoriques relatifs les uns à la nature universelle, et les autres à la constitution propre de l’homme ? » – Marc Aurèle, Écrits pour soi-même, Livre XI, 5.

Quelles sont les valeurs et vertus qui vous caractérisent le mieux ?

« Je jugerai d’eux non sur leur emploi, mais sur leur moralité. De sa moralité chacun est l’artisan ; pour les emplois, le sort en dispose. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 47, 15.

À quel prix accepteriez-vous d’y renoncer ?

« Ce qui coûte le plus cher est souvent ce pour quoi on n’a rien à payer. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 42, 8.

Incarner au quotidien ce en quoi l’on croit est peut-être l’une des choses les plus difficiles. Cet examen n’appartient pas seulement à la dimension privée de notre vie, elle a sa place également dans la vie active et d’autant plus que notre recherche d’un travail épanouissant est fort. Les emplois du temps chargés, l’urgence qui est demandée, les objectifs de performance à atteindre, contribuent à réduire le minimum d’espace d’attention nécessaire pour s’interroger sur le sens de ce que nous faisons. Ce sens est fragile si nous n’entretenons pas la réflexion à son sujet et si nous oublions de nous poser régulièrement pour le revisiter.

« Car ce n’est pas peu de chose, ce dont tu as la garde, c’est la pudeur, la loyauté, la fermeté, l’absence de passions, de peine, de crainte, de trouble, en un mot : la liberté. À quel prix te proposes-tu de vendre tout cela ? Regarde combien vaut ce que tu obtiens en échange. » – Épictète, Entretiens, Livre IV, 3, 7-8.

Je vous invite donc pour débuter cette nouvelle année, et suite à la lecture de ces quelques paragraphes, à prendre un peu de votre temps pour réfléchir aux valeurs et vertus en lesquelles vous croyez, à celles que vous voudriez voir mises en avant par votre entreprise, d’autant que c’est grâce à vous qu’elles peuvent s’incarner et par le biais de vos actions qu’elles peuvent s’exprimer. Enfin, afin de ne jamais avoir à sacrifier sur l’autel de la compromission une des vertus qui vous caractérise humainement, que ce soit pour obtenir un avantage ou pour éviter un désagrément, à vous poser cette question essentielle : à combien êtes-vous prêt(e) à vendre ce qui pour vous n’a pas de prix ?


Illustration : Zach McGowan, incarnant Charles Vane dans la série Black Sails, créée par Jonathan E. Steinberg et Robert Levine, diffusée entre le 25 janvier 2014 et le 2 avril 2017 sur la chaîne Starz.

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