Cicéron indique dans les Tusculanes qu’il existait des développements tout faits sur ce qu’on appelle dans le langage ordinaire des « calamités » (ce que l’on appelle plus généralement dans le vocabulaire technique stoïcien des indifférents non-préférables) :

Nous avons d’excellents ouvrages sur l’exil, sur la destruction de la patrie, sur l’esclavage. Nous en avons pour consoler ceux qui ont eu le malheur de devenir perclus, ou aveugles ; et pour tout ce qui s’appelle calamité. Les Grecs en ont fait des traités séparés : car ils aiment à se tailler de la besogne ; et il est vrai qu’on a du plaisir à voir ainsi les matières discutées à fond. Comme les médecins, après la guérison du corps entier, ne laissent pas de s’appliquer à la cure des moindres parties qui deviennent malades, il en est de même de la philosophie. Après qu’elle a travaillé à purger l’âme de toutes passions, s’il en survient néanmoins quelque nouvelle ; si l’homme est humilié par la pauvreté ; s’il est consterné par l’ignominie ; s’il est troublé par les horreurs de l’exil ; s’il a enfin de ces sortes d’afflictions dont je viens de parler ; la philosophie a pour chacune des remèdes propres, que je vous apprendrai quand il vous plaira. – CicéronTusculanes, III, 81 (trad. M. Nisard, éd. J.J. Dubochet, Le chevalier et compagnie).

L’idée stoïcienne que le seul mal est le mal moral donnait à ces développements une allure paradoxale. De plus, l’idée que la manière d’user des indifférents n’est pas indifférente, et donc que ces prétendus maux peuvent être l’occasion d’un bien, conduisait à célébrer ces calamités par des éloges. Par exemple, vous pouvez lire ci-dessous l’éloge de la surdité qu’on peut trouver également dans les Tusculanes :

Voyons maintenant si c’est un grand mal que la surdité. Crassus était un peu sourd : mais il avait un malheur plus grand ; c’est qu’il entendait souvent parler mal de lui, quoiqu’à mon avis ce fût injustement. Parmi nos Épicuriens, il en est peu qui entendent le grec, et peu de Grecs entendent notre langue. Ils sont donc comme sourds les uns à l’égard des autres : et nous le sommes tous à l’égard d’une infinité de langues que nous n’entendons point. Vous me direz qu’un sourd est privé du plaisir d’entendre une belle voix : mais aussi n’entend-il pas le bruit insupportable d’une scie qu’on aiguise, ou d’un pourceau qu’on égorge. Quand il veut dormir, les mugissements de la mer ne le réveillent pas. Que ceux qui aiment la musique, considèrent qu’avant qu’elle fût inventée, il y avait des gens sages qui vivaient heureux : et que d’ailleurs la théorie du chant, qu’on trouve dans les livres, fait encore plus de plaisir que la pratique. Au reste, comme nous consolions tantôt l’aveugle par le plaisir de l’ouïe, nous pouvons à présent consoler le sourd par le plaisir de la vue. Un homme qui sait s’entretenir avec lui-même, se passe aisément de conversation. Rassemblons tous ces prétendus maux dans une seule personne. Qu’elle soit et sourde et aveugle. Qu’elle souffre les plus vives douleurs. Premièrement, une mort prompte l’en délivrera. Mais si elles sont en même temps et si longues et si violentes, qu’on ne les trouve plus supportables, pourquoi tant souffrir ? Une mort volontaire nous offre un port, qui nous mettra pour toujours à l’abri de tous maux. – CicéronTusculanes, V, 116 (trad. M. Nisard, éd. J.J. Dubochet, Le chevalier et compagnie).

Il serait a priori possible de retrouver l’ensemble des arguments classiques employés pour élaborer ce type d’éloge dans l’Entretien IX de Musonius Rufus « Que l’exil n’est pas un mal » (le texte reproduit dans la suite de cet article est tiré de l’ouvrage « Prédications : deux prédicateurs de l’antiquité », trad. A-J. Festugière, éd. Vrin). Je vais dans la suite de cet article m’atteler à analyser ce texte avec l’idée de définir, à terme, un canevas d’écriture qui pourrait constituer un exercice sur les indifférents non-préférables en complément de celui de définition physique, qui vise généralement à dépouiller les indifférents préférables de leur fausse apparence de biens.

L’important n’est pas de savoir où, mais dans quel esprit tu arrives ; et voilà pourquoi nous ne devons à aucun lieu assujettir notre âme. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 28, 4 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Analyse de l’Entretien IX de Musonius Rufus

En débutant cette analyse, je m’attendais à retrouver dans l’écriture de cet Entretien des similarités de construction et un ensemble d’arguments employés également dans l’écriture des lettres de consolation. La mort étant considérée comme un indifférent non-préférable pour les Stoïciens, elle peut donc être traitée somme toute comme une « calamité » au même titre que l’exil ou toute autre incommodité, pour le dire avec le vocabulaire de Sénèque. La mort est en effet un thème amplement abordé et développé par les Stoïciens. Ils ont naturellement cherché à élaborer un ensemble d’arguments visant à démontrer, comme au sujet de beaucoup d’autres maux considérés comme tels par l’humanité, que ce prétendu mal ultime n’en était pas un, et que la peur que suscite la mort n’a pas lieu d’être. Ces éléments de démonstration étaient destinés à la fois au philosophe cherchant par sa pratique à changer sa perspective sur la mort, que ce soit la sienne ou celle de ses proches et ami(e)s, mais également à fournir un ensemble de points de vue servant aussi bien à l’enseignement qu’à l’élaboration des procédés de consolation invoqués dans les lettres du même nom. Il suffit de lire la première phrase de cet Entretien pour que le lien avec ce genre littéraire semble se confirmer :

Comme un banni se plaignait de son exil, voici comment il le consola.

L’utilisation du verbe « consoler » ici n’est certainement pas un hasard, et le plan utilisé par Musonius Rufus pour développer ses arguments, et que nous allons étudier par la suite, va se révéler être parfaitement cohérent avec la première partie de la lettre de consolation écrite par Sénèque à sa mère Helvia alors qu’il se trouve exilé en Corse.

Comment, à moins d’être insensé, supporterait-on l’exil avec peine ?

Avant de se lancer dans l’analyse proprement dite des thèmes développés, il est intéressant de remarquer que Musonius Rufus commence par retourner la perspective à adopter en disant qu’il ne voit pas comment il pourrait être possible d’être malheureux à cause d’un exil, à moins d’être un insensé. Or, comme personne n’aime être considéré comme insensé, cela place l’auditeur ou le lecteur dans une attitude favorable à la réception des arguments à suivre.

L’exil ne nous prive pas de la Nature et du commerce des Hommes

Le premier argument avancé par Musonius Rufus aborde les privations qui pouvaient accompagner l’exil :

Il ne nous exclut aucunement de l’eau, de la terre, de l’air, ni encore du soleil et des autres astres, et non pas même du commerce des hommes, car partout et de toute façon nous avons communauté avec eux.

En niant que l’exil puisse nous priver totalement des ressources fournies par le Monde et du rapport aux Hommes, il utilise un argument qu’on retrouve fréquemment dans ce genre littéraire, comme par exemple ci-dessous dans l’œuvre morale de Plutarque :

C’est là la frontière de notre patrie et ici nul n’est exilé ou étranger ou d’un autre pays, puisque c’est ici le même feu, la même eau, le même air, les mêmes archontes et intendants et prytanes, le soleil, la lune, l’étoile du matin. – Plutarque, Œuvres morales, Vol. VII, 601 A (trad. Ricard, éd. Lefèvre).

Même avant d’être exilé nous n’avions pas accès à l’entièreté du Monde et des Hommes, il est donc incohérent de juger qu’être privé d’une partie plutôt que d’une autre serait un mal, puisqu’évidemment ces parties, quelles qu’elles soient, se rangent dans la catégorie des indifférents.

Si nous sommes déprivés d’une portion de la terre et de la société de certains hommes, qu’y a-t-il là de terrible ? De fait, quand nous étions chez nous, nous n’usions pas de la terre entière et nous n’avions pas société avec tous les hommes ; et maintenant encore, nous pourrions avoir société avec nos amis, je veux dire nos vrais amis et ceux dont il convient de tenir compte : car ceux-là ne nous trahiraient jamais ni ne nous abandonneraient. Que s’il y a des amis controuvés et non vrais, mieux vaut en être séparé que d’avoir commerce avec eux.

L’exil peut même permettre selon Musonius de faire un tri entre ses amis, et ainsi de distinguer ceux véritables des faussaires.

Si tu accordes sérieusement la qualité d’ami à quelqu’un en qui tu n’as pas juste autant de confiance qu’en toi, ton erreur est lourde et tu as mal pénétré le caractère de la véritable amitié. Ne manque pas de délibérer sur toutes choses avec ton ami, mais auparavant délibère avec toi sur lui-même. Après l’amitié formée, confions-nous ; avant que de la former, jugeons. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 3, 2 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Ainsi, faute d’avoir suivi le conseil de Sénèque ci-dessus, l’exil permettrait d’y remédier efficacement, quoique radicalement.

Le Monde est patrie commune de tous les Hommes

Le second paragraphe commence par une reprise du thème de la communauté que forme les humains, et qu’au-delà des cités qu’ils ont bâties existe une autre cité les englobant toutes, à savoir le Monde.

Eh quoi, le monde n’est-il pas la patrie commune de tous les hommes, comme le jugeait Socrate ? En sorte que tu ne dois pas croire non plus que tu sois banni de ta patrie si tu sors du lieu où tu es né et as été élevé, mais seulement que tu es privé d’une certaine cité, si par ailleurs tu juges bon d’être honnête homme.

Ce thème est également repris par Plutarque dans la citation ci-dessous :

Socrate parlait mieux (qu’Héraclès) quand il disait qu’il n’était ni Athénien ni Grec, mais citoyen du monde (Kosmios) comme on dirait citoyen de Rhodes (Rhodios) ou de Corinthe (Corinthios). – Plutarque, Œuvres morales, Vol. VII, 600 F (trad. Ricard, éd. Lefèvre).

Avant de continuer ce développement sur la cité cosmique, Musonius fait une courte digression en revenant au principe fondamental du stoïcisme, à savoir la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.

Un tel homme n’honore ni ne méprise aucun brin de terre comme étant cause pour lui de bonheur ou de malheur, il place toute la matière en dépendance de lui-même et pense être citoyen de la cité de Zeus, qui est un ensemble composé des dieux et des hommes.

On retrouve l’injonction du chapitre introductif du Manuel d’Épictète, demandant de ne placer son bien que dans les choses qui ne dépendent que de nous.

Souviens-toi, donc, que si tu crois libres les choses qui par nature sont esclaves, et si tu crois tiennes celles qui te sont étrangères, tu seras empêché, affligé, troublé, tu blâmeras et les dieux et les hommes. Mais si tu crois que seules sont tiennes celles qui sont tiennes, et que t’es étranger, comme c’est le cas, ce qui t’est étranger, personne ne te contraindra jamais, personne ne t’entravera, tu ne blâmeras personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien contre ton gré, personne ne te fera du tort, tu n’auras pas d’ennemi, car aucun tort ne t’affectera. – Épictète, Manuel, 1, 3 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Ce principe se trouve décliné par Sénèque à plusieurs reprises dans les Lettres à Lucilius :

Celui-là est parvenu au point suprême, qui sait ce dont il doit se réjouir, qui n’a pas remis son bonheur à la discrétion de ce qui n’est pas en son pouvoir. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 23, 2 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

L’homme qui a transporté ailleurs l’idée du bien, tombe au pouvoir de la Fortune et à la discrétion d’autrui ; mais l’homme qui enferme dans le bien moral toute espèce de bien a sa félicité en lui-même. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 74, 1 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Musonius reprend ensuite en citant un vers d’Euripide :

Euripide parle en accord avec cela quand il dit :

« Tout l’air est susceptible d’être traversé par l’aigle

Et toute la terre est pour l’homme valeureux sa patrie. »

De même donc que si quelqu’un, étant dans sa patrie mais habitant une autre maison que celle où il naquit, s’en plaignait avec véhémence et en gémissait, il serait sot et ridicule, de même si l’on tient pour une infortune d’habiter une autre cité que celle où l’on se trouve être né, on serait jugé à bon droit insensé et déraisonnable.

On retrouve ici l’argument classique stoïcien que l’Homme habite en fait deux cités, celle humaine et celle cosmique, repris aussi bien par Sénèque que par Marc Aurèle.

Il nous faut saisir par l’esprit deux républiques : l’une grande et vraiment publique, par laquelle les dieux et les hommes sont unis, dans laquelle l’objet de nos préoccupations n’est pas tel ou tel coin, mais c’est par la lumière du soleil que nous mesurons les limites de notre cité ; l’autre, à laquelle nous a attachés notre destinée à la naissance – ce sera Athènes ou bien Carthage, ou n’importe quelle autre cité qui ne s’étend pas à tous les hommes, mais à certains. Les uns dans le même temps consacrent leur soin aux deux cités, à la grande et à la petite ; d’autres seulement à la petite, d’autres encore seulement à la grande. Nous pouvons nous dévouer à cette grande république également dans le loisir – et même peut-être, je ne sais pas, mieux dans le loisir – par nos recherches sur la nature de la vertu, si elle est une ou plurielle, si c’est la nature ou l’art qui rend les hommes bons. – Sénèque, De l’oisiveté, IV, 1 (trad. R. Waltz, éd. Budé).

Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, l’univers. En conséquence, les choses utiles à ces deux cités sont pour moi les seuls biens. – Marc Aurèle, Pensées, Livre VI, 44 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

L’exil ne nous prive pas des vrais biens

Le troisième paragraphe aborde un nouveau sujet :

Voici un autre point. Comment le bannissement ferait-il obstacle au soin de ses propres affaires et à l’acquisition de la vertu ? Alors du moins que nul n’est empêché par l’exil d’apprendre les devoirs et de s’y exercer.

On retrouve ici le thème classique que toute situation est une occasion pour exercer et développer ses vertus, et que cet entraînement peut se réaliser en tout lieu.

Qu’est-ce en effet que tout cela, sinon des sujets d’exercices pour une raison qui voit d’une vue exacte, conforme à la science de la nature, ce qui se passe dans la vie ? Persiste donc, jusqu’à ce que tu te sois bien assimilé ces pensées. Tel un robuste estomac s’assimile tous les aliments, tel un feu ardent convertit en flamme et en lumière tout ce qu’on y jette. – Marc Aurèle, Pensées, Livre X, 31 (trad. A-I. Trannoy, éd. Les Belles Lettres).

En fait, tu ne voyages pas, tu vagabondes au gré du caprice qui te pousse et tu changes de lieu pour quelque autre lieu, alors que l’objet dont tu es en quête, l’art de bien vivre, a son lieu partout. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 28, 5 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

En outre, l’exil favoriserait l’étude et la pratique philosophique, en donnant le loisir nécessaire (otium) pour s’y adonner :

Comment l’exil même ne collaborerait-il pas à cette fin, s’il est vrai du moins qu’il nous fournit loisir et faculté d’apprendre et de pratiquer le bien plus qu’auparavant, étant donné que nous ne sommes plus tirés en tous sens pour les services publics, que nous ne sommes plus importunés par les prétendus amis et les parents, qui sont habiles à nous entraver et à nous arracher à l’élan vers le meilleur ?

Là encore, c’est un thème qu’on retrouve chez Sénèque et Épictète, qui mettaient en garde sur le risque de fréquenter la foule des insensés.

La fréquentation du monde ne vaut rien. Il se trouve toujours quelqu’un pour nous faire aimer le vice, pour l’imprimer en nous, pour nous en communiquer la souillure à notre insu. Généralement parlant, plus nombreux est le public auquel nous nous mêlons, plus grand est le péril. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 7, 2 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Celui qui accepte de nouer des relations plus suivies avec certaines gens, que ce soit pour une conversation, pour des repas ou simplement pour garder le contact avec son entourage, il faut nécessairement ou qu’il se rende semblable à eux ou qu’il les change et les gagne à ses propres conceptions. En effet, si on pose un charbon éteint auprès d’un charbon en train de brûler, ou bien il l’éteindra ou bien le second enflammera le premier. Vu la gravité du risque, il faut faire preuve de circonspection quand on accepte de nouer de telles relations avec des profanes, et se rappeler qu’il est impossible pour qui se frotte à un objet couvert de suie de ne pas en récolter sa part. – Épictète, Entretiens, Livre III, 16, 1-3 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Musonius invoque ensuite l’exemple d’hommes illustres ayant bénéficié de leur exil. Ce procédé, nommé « exemplum virtutis », est également une méthode couramment utilisée.

L’exil déjà a entièrement profité à certains, comme à Diogène qui, par l’exil, est devenu d’homme vulgaire un philosophe, qui au lieu d’être assis paresseusement à Sinope a brillé dans la Grèce et par son ascèse tendue à la vertu a surpassé les philosophes. Chez d’autres, qui étaient malades par suite de mollesse et d’une vie de luxe, l’exil a fortifié le corps, car ils ont été forcés de suivre un régime plus viril. Et nous en savons quelques-uns qui, affligés de maladies chroniques, en ont été guéris par l’exil, comme ce Lacédémonien Spartiaticus qui, souffrant depuis longtemps d’une affection au poumon et en conséquence souvent malade à cause de sa vie de mollesse, dès qu’il cessa de la mener, cessa aussi d’être malade. D’autres gens aussi à la vie molle furent, dit-on, délivrés de la goutte, alors qu’auparavant ce mal les torturait : l’exil les accoutuma à un régime plus rude et par cela même les remit en santé.

Dans l’extrait ci-dessus, Musonius démontre par l’exemple que l’exil permet de guérir de certaines afflictions causées par l’excès et l’amollissement, dus à des conditions de vie trop aisées. Sénèque prend également ce contre-exemple des hommes soumis à de rudes conditions de vie ci-dessous :

Ils étaient exempts de ces fléaux les hommes d’autrefois que les délices n’avaient pas amollis et qui n’avaient qu’eux-mêmes pour maîtres et serviteurs. Ils s’endurcissaient le corps à la peine, au vrai travail, se dépensant à la course, à la chasse, au labour. Le repas qui les attendait était de ceux que l’appétit seul fait trouver bons. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 95, 18 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Pour conclure ce sujet, Musonius arrive alors au point suivant :

Ainsi l’exil collabore-t-il plutôt qu’il ne s’y oppose à un meilleur état tant de l’âme que du corps.

On retrouve donc en conclusion l’affirmation qu’il est toujours possible de retourner l’obstacle et de faire de toute situation difficile l’occasion de développer une vertu, voire d’en tirer un avantage vis-à-vis d’un indifférent préférable, à savoir ici la santé du corps.

De même que chacun des êtres raisonnables a été doté de ses autres qualités par la nature des êtres raisonnables, de même nous tenons encore d’elle celle-ci : comme elle-même s’empare de tout obstacle qui se dresse sur sa route pour le tourner à son profit, lui trouver une place dans l’ordre du destin et s’en faire l’une de ses parties, de même l’être raisonnable peut se faire de tout obstacle une matière à travailler et en tirer parti, quelle qu’ait été son intention première. – Marc Aurèle, Pensées, Livre VIII, 35 (trad. A-I. Trannoy, éd. Les Belles Lettres).

L’exil ne prive pas des choses nécessaires

Le quatrième paragraphe poursuit sur les privations matérielles occasionnées par l’exil :

Il n’est même pas vrai que les bannis soient de toute façon en manque des choses nécessaires à la vie. Tous ceux qui sont paresseux, inhabiles, incapables d’agir virilement, ceux-là dans leur patrie même sont en manque le plus souvent et dans l’embarras. Mais ceux qui sont vaillants, amis de l’effort et entendus, en quelque lieu qu’ils aillent jamais, sont dans l’abondance et vivent sans manquer de rien. Aussi bien nous n’avons pas besoin de beaucoup de choses si nous ne voulons pas vivre dans le luxe :

« Car que faut-il aux mortels sauf deux choses, le blé de Déméter et une boisson d’eau claire, qui sont à notre disposition et de nature à nous nourrir ? »

On retrouve ici la vertu de sobriété prônée par les stoïciens, qui avançaient que ce qui est vraiment nécessaire est facile à obtenir et que nous n’avons pas besoin de beaucoup de choses pour vivre.

On s’épuise pour le superflu. […] Ce qui suffit, nous l’avons sous la main, faire bon ménage avec la pauvreté, c’est être riche. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 4, 11 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Sénèque reprend ci-dessus cet argument sur la vertu de sobriété, et offre une transition idéale pour aborder la suite du texte de Musonius, en utilisant le paradoxe que la richesse consiste à s’accommoder de la pauvreté, qui invoque de nouveau l’exemple de personnages illustres pour démontrer comment cette vertu peut être mise en œuvre.

Davantage, je déclare que les hommes de quelque valeur non seulement jouissent aisément, hors de leur patrie, des choses les plus nécessaires à la vie, mais encore acquerront souvent de grandes richesses. Ulysse en tout cas, qu’on pourrait bien dire plus malheureux que tout exilé, seul, nu, naufragé, pourtant arrivé chez des hommes qui ne le connaissaient pas, les Phéaciens, put s’enrichir abondamment. Thémistocle, après qu’il eut été banni de sa patrie, étant allé chez des hommes qui non seulement n’étaient pas des amis, mais qui étaient des ennemis, des Barbares, les Perses, reçut en don trois villes, Myonte, Magnésie et Lampsaque, en sorte qu’il en tirât les ressources de la vie. Dion de Syracuse déprivé par Denys le Tyran de toute sa fortune lorsqu’il eut été banni de sa patrie, gagna en exil tant de richesses qu’il put nourrir une armée étrangère avec laquelle il retourna en Sicile et la délivra du tyran.

Sénèque conseille également à Lucilius de s’inspirer de grands hommes pour s’encourager et s’exhorter.

Pourquoi les grands hommes n’auraient-ils pas, eux aussi, chez moi leur image, objet à m’exalter l’âme ? Pourquoi ne pas les nommer toujours pour leur marquer mon respect ? La même vénération reconnaissante que je dois à mes premiers maîtres, je la dois à ces premiers maîtres du genre humain de qui nous est venu le début d’un bien si précieux. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 64, 9 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

En clôture de ce paragraphe, Musonius arrive alors à la conclusion suivante :

Quel homme sensé donc, considérant ces faits, penserait encore que l’exil soit cause de dénuement pour les bannis ?

Le même dogme est exprimé dans une formule concise dont Sénèque a le secret :

Celui qui a disposé son âme selon ce qu’exige la seule nature ne peut plus ni éprouver le sentiment d’être pauvre ni craindre la pauvreté. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 119, 10 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

L’exil n’est pas cause de mauvaise réputation

Le cinquième paragraphe, après que les précédents paragraphes aient étudié les conséquences matérielles de l’exil, s’intéresse dorénavant à ses conséquences morales.

Mais il n’y a pas même nécessité que les bannis soient de toute façon en mauvaise réputation à cause du bannissement, car il est connu de tous que beaucoup de procès aboutissent à des jugements iniques, que beaucoup sont chassés injustement de leur patrie et que, dans le passé, des hommes ont été exilés par leurs concitoyens bien qu’ils fussent vertueux : ainsi fut chassé d’Athènes Aristide le Juste, d’Éphèse Hermodore, à propos duquel Héraclite invitait tout homme fait d’Éphèse à se pendre puisqu’il avait été banni.

Sénèque, partageant ce point de vue, explique à Lucilius que parfois, il ne faut pas hésiter à accomplir un devoir, même si cela présente des risques pour notre réputation.

Mais l’être parfaitement heureux et d’une vertu consommée n’est jamais plus satisfait de lui-même que lorsqu’il a été le plus fortement éprouvé ; les disgrâces dont les autres hommes s’effraient, si elles sont le prix dont se paie un noble devoir, non seulement il s’y résigne, mais il les aime. ‘‘Il n’en est que plus méritant’’ est pour lui un plus beau compliment que ‘‘Il n’en a que plus de chance’’. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 71, 28 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Qui veut que sa vertu soit connue du public travaille non pour la vertu, mais pour la gloire. Tu ne voudrais pas être juste sans gloire ? Grands dieux, il t’arrivera souvent de devoir l’être au prix de la calomnie ! Mais alors, si tu es raisonnable, que ce discrédit né d’un mérite vrai soit ta délectation. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 113, 32 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Puis Musonius, dans un schéma bien établi maintenant, enchaîne en donnant des exemples de personnes étant devenues illustres suite à leur bannissement.

Quelques-uns même, du fait de leur bannissement, sont devenus tout à fait illustres, comme Diogène de Sinope et Cléarque de Lacédémone qui accompagna Cyrus dans son expédition contre Artaxerxe ; et l’on pourrait en nommer bien d’autres si on le voulait.

Cela mène alors logiquement à la conclusion suivante de ce paragraphe :

Pourtant comment l’exil serait-il cause de mauvaise réputation, s’il est vrai que dans l’exil certains sont devenus plus illustres qu’ils n’étaient auparavant ?

L’exil n’empêche pas la liberté de parole

Le sixième paragraphe commence par reprendre un vers d’Euripide qui avance que les exilés sont privés de liberté de parole.

Je sais bien, par Zeus, que selon Euripide les bannis sont privés de liberté puisqu’ils le sont de franchise de parole. Il a montré dans une tragédie Jocaste demandant à son fils Polynice ce qu’il y a de pénible pour le banni. Il répond :

« Une chose la plus grande de toutes, il n’a pas franchise de parole. »

Sur quoi elle reprend :

« C’est là le propre d’un esclave, de ne pouvoir dire ce qu’il pense. »

Musonius répond à cela que souvent c’est à cause de leur liberté de parole que certaines personnes ont été exilées.

Mais moi je pourrais bien répliquer à Euripide : « Tu conçois justement, Euripide, que c’est le propre d’un esclave de ne pouvoir dire ce qu’il pense – quand du moins il convient qu’il le dise : car il ne faut pas dire ce que nous pensons toujours et partout et à n’importe qui -. Mais sur cet autre point tu ne me parais pas avoir raison, que les bannis n’ont plus participation à la franchise de parole, s’il est vrai que celle-ci consiste à tes yeux à ne pas taire ce qu’on pense. Car ce ne sont pas les bannis qui hésitent à dire ce qu’ils pensent, mais ceux qui craignent que de leur franchise il résulte pour eux peine ou mort ou châtiment ou toute autre chose pareille. Or cette crainte-là, par Zeus, ce n’est pas l’exil qui la produit. Car c’est à un grand nombre de ceux-là même qui sont dans leur patrie, plutôt à la plupart, qu’il appartient de craindre ce qui paraît un danger. Mais l’homme courageux ne s’enhardit pas moins contre tout cela quand il est banni que quand il est dans sa patrie, c’est pourquoi il ne dit pas moins ce qu’il pense une fois banni que quand il n’est pas banni. » Voilà ce qu’on pourrait répondre à Euripide.

Pour autant, la crainte de l’exil, comme celle de la mort, ne devrait pas être une raison pour ne pas dire ce que l’on pense si cela est nécessaire. On retrouve cette idée exposée à de nombreuses reprises par Épictète dans le Manuel et les Entretiens, ainsi que par Sénèque, que c’est en ne craignant plus ce qui paraît terrible, qu’il est alors possible d’être véritablement libre et alors d’agir de manière correcte en toute situation et ce quel qu’en soit le prix à payer. En voici ci-dessous quelques citations en exemple :

Mort, exil, et tout ce qui paraît redoutable, que cela soit devant tes yeux chaque jour et, par-dessus tout, la mort. Et tu ne nourriras jamais plus aucune pensée vile, ni aucun désir trop fort pour quoi que ce soit. – Épictète, Manuel, 21 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Le Cynique est bien l’observateur de ce qui est favorable aux hommes et de ce qui leur est hostile. Et après avoir procédé à une observation rigoureuse, il lui faut venir leur annoncer la vérité, sans se laisser intimider par la peur au point de désigner comme ennemis ceux qui ne le sont pas, sans non plus se laisser troubler ni confondre de quelque autre manière par ses représentations. – Épictète, Entretiens, Livre III, 22, 24-25 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Mais, dit quelqu’un, si l’on emploie contre moi la crainte de la mort, on me contraint. – Ce n’est pas cette menace qui te contraint, mais le fait que tu juges tel ou tel acte préférable à la mort. – Épictète, Entretiens, Livre I, 17, 25 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Exerce-toi à mourir. C’est me dire : exerce-toi à être libre. Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il s’établit au-dessus, du moins en dehors de tout despotisme. – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 26, 10 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Comme précédemment, Musonius termine son exposé argumentatif en présentant l’exemple d’un personnage illustre, ici en la figure de Diogène de Sinope.

Mais dis-moi, toi, mon ami, quand Diogène fut banni à Athènes ou quand vendu par des pirates, il vint à Corinthe, personne, ou Athénien ou Corinthien, montra-t-il alors plus de franchise de parole que Diogène ? Eh quoi ? Y eut-il, parmi les hommes d’alors, quelqu’un de plus libre que Diogène ? Lui qui même gouvernait Xéniade, qui l’avait acheté, comme un maître gouverne son esclave.

Musonius comme exemple

Après avoir invoqué de nombreux personnages illustres ayant dû supporter un exil, Musonius se résout à se prendre lui-même comme exemple

Mais pourquoi faut-il parler de choses anciennes ? Est-ce que moi, je ne te parais pas être un banni ? Où donc ai-je été privé de la franchise de parole ? Ai-je été déprivé de la liberté de dire ce que je pense ? M’as-tu déjà vu, ou toi ou un autre, trembler devant quelqu’un parce que je suis banni ? Ou estimant que mes affaires vont plus mal aujourd’hui qu’auparavant ? Mais en fait, par Zeus, tu ne saurais même pas dire que tu m’as vu chagriné ou découragé à cause de mon exil. Et de fait si l’on me déprive de la patrie, on ne me déprive pas de la faculté de supporter l’exil.

La fin de ce paragraphe résume en définitive la manière de réagir aux différentes conséquences de l’exil, et c’est un principe qui est repris par Épictète dans les Entretiens sur un sujet différent mais qui est totalement transposable, à savoir que le fait d’être privé de certaines choses extérieures ne nous prive aucunement de la faculté de le supporter avec dignité, puisque cela ne dépend que de nous.

C’est pour cela que je m’entraînais, c’est à cela que je m’exerçais. Le dieu te dit : ‘‘Apporte-moi la preuve que tu as lutté selon les règles, que tu as pris les aliments qu’il faut, que tu as fait tes exercices, que tu as écouté ton entraîneur.’’ Et ensuite, quand arrive le moment de l’action, tu mollis ? Voici venu maintenant le temps de la fièvre : que cela se passe dignement ; voici le temps de la soif : aie soif dignement ; voici le temps de la faim : éprouve-la avec dignité. Cela ne dépend pas de toi ? Qui t’en empêchera ? Certes, ton médecin t’empêchera de boire, mais il ne peut t’empêcher d’avoir soif avec dignité ; il t’empêchera de manger, mais il ne peut t’empêcher d’avoir faim avec dignité. – Épictète, Entretiens, Livre III, 10, 7-9 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Reprise des arguments

Enfin, Musonius condense et résume, en un dernier paragraphe, tous les arguments qu’il a développés précédemment, en indiquant qu’il s’agit des réflexions qu’il se fait à lui-même à propos de l’exil, ce qui revient en définitive à questionner et examiner sa représentation de l’exil, et cela introduit les deux derniers paragraphes de son Entretien que nous allons analyser par la suite.

Ces réflexions que je me fais à moi-même pour ne pas m’irriter de l’exil, je pourrais bien te les exprimer à toi aussi. L’exil ne me paraît pas même priver absolument un homme des choses que la plupart tiennent pour bonnes, comme je le montrais il n’y a qu’un instant. Mais lors même qu’il priverait de l’une de ces choses ou de toutes, il ne prive pas du moins des vrais biens. Car le banni n’est pas empêché d’avoir le courage ou la justice, parce qu’il est banni, ni la tempérance ni la prudence, ni quelqu’une des autres vertus que ce soit, lesquelles par leur présence sont de nature à orner l’homme et à lui être utiles et à le manifester digne de louange et en renom, et par leur absence sont de nature à lui nuire et à lui faire honte en le manifestant vicieux et sans renom. Les choses étant de la sorte, si tu es cet homme bon et que tu possèdes les vertus, l’exil ne saurait te nuire ou t’humilier, puisque du moins t’appartient ce qui t’est utile et qui peut le plus te relever. Si en revanche tu es vicieux, c’est le vice qui te nuit et non l’exil : car c’est le vice qui te donne du chagrin, non l’exil : c’est pourquoi il te faut t’empresser à être délivré du vice plutôt que de l’exil.

Cette synthèse effectuée par Musonius est l’occasion de la comparer à la première partie de la lettre de Consolation à Helvia de Sénèque, dont voici le plan :

  • Sénèque affirme qu’il n’est pas malheureux
  • Qu’est-ce que l’exil ? Un changement de lieu : chose en soi indifférente
  • La nature est partout la même ; nos vertus nous suivent partout
  • Conséquences de l’exil :
    • La pauvreté. Elle n’est pas un mal
    • Le déshonneur. Il n’atteint pas le sage

On notera aisément la similitude des thèmes et principes abordés. Cela tend à confirmer ma première intuition que l’exercice d’éloge des calamités était construit sur les mêmes règles que celles d’écriture des lettres de consolation, à partir desquels il était possible d’ajouter des thèmes selon l’inspiration de l’auteur.

De l’usage de la représentation qu’est l’exil

Musonius, après avoir rappelé au début de cet Entretien le principe fondamental du stoïcisme sur la règle de distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, choisit de terminer celui-ci en insistant sur la seule chose qui dépende de nous, à savoir l’usage des représentations.

Cela, que je me suis répété toujours, je te le dis aussi à toi maintenant. Toi donc, si tu es de bon sens, tu n’estimeras pas l’exil comme une chose terrible, puisque d’autres le supportent aisément, mais tu estimeras comme une chose terrible le vice, lequel, s’il est présent dans l’âme, rend malheureux quiconque en est affligé.

On retrouve ici ce qu’Épictète enseigna par la suite à ses disciples en prenant pour exemple Socrate et sa représentation de la mort.

Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les faits, mais les opinions les concernant. Par exemple, la mort n’est en rien redoutable (puisque dans ce cas, elle serait apparue telle même à Socrate), mais l’opinion sur la mort – à savoir, qu’elle est redoutable –, voilà ce qui est redoutable. Par conséquent, lorsque nous sommes empêchés, troublés ou affligés, n’en accusons jamais un autre que nous-même, c’est-à-dire nos propres opinions. – Épictète, Manuel, 5 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Il s’agit d’appliquer une technique de la discipline du jugement, demandant de ne pas juger différemment une chose lorsqu’elle nous arrive ou lorsqu’elle arrive à quelqu’un d’autre, explicitée par Épictète ci-dessous :

La volonté de la Nature, on peut apprendre à la connaître d’après ce sur quoi nous ne différons pas les uns des autres. Par exemple, lorsque l’esclave d’un autre casse sa coupe, on a aussitôt sous la main ce qu’il faut dire : « Ce sont des choses qui arrivent ! » Sache, donc, que lorsque ta propre coupe est cassée, il te faut être tel que lorsqu’on casse la coupe d’un autre. Transpose ainsi aux choses plus importantes. L’enfant ou la femme d’un autre est mort ? Il n’y a personne qui ne dise : « C’est la vie ! » Mais lorsqu’on perd l’un des siens, aussitôt on dit : « Hélas ! Pauvre de moi ! » Or il fallait se souvenir de ce que nous éprouvions quand nous apprenions que la même chose est arrivée à d’autres. – Épictète, Manuel, 26 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Le véritable dommage est pour celui qui agit de manière injuste

Finalement, le dernier argument avancé par Musonius pour clore cet Entretien, est celui concernant la nature injuste ou juste de l’exil prononcé.

Car nécessairement de deux choses l’une : ou tu es banni injustement ou tu l’es justement. Si c’est justement, comment serait-il jamais correct ou convenable que tu te fâches contre des choses justes ? Si c’est injustement, le mal doit revenir à ceux qui nous ont chassés, non à nous. S’il est vrai, par Zeus, que commettre l’injustice, ce qui est leur cas, est la chose la plus haïe des dieux : en revanche subir l’injustice, ce qui est notre cas, c’est regardé et chez les dieux et chez les honnêtes gens comme digne d’assistance et non de haine.

Là encore, on retrouve un argument tiré de l’application d’une technique logique de la discipline du jugement, explicitée par Épictète ci-dessous :

Lorsque quelqu’un te traite mal ou parle mal de toi, souviens-toi qu’il agit ou parle en croyant que c’est ce qu’il lui faut faire. Par conséquent, il ne lui est pas possible de suive ce qui t’apparaît à toi, mais ce qui lui apparaît à lui, de sorte que, si ce qui lui apparaît n’est pas correct, c’est celui qui subit un dommage qui s’est aussi trompé. Et en effet, si quelqu’un juge que la conjonctive vraie est fausse, ce n’est pas la conjonctive mais celui qui s’est trompé qui est endommagé. – Épictète, Manuel, 42 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

L’exemple d’un juge qui rendrait un verdict injuste, par exemple en exilant quelqu’un, et qui par cet acte s’infligerait à lui-même un dommage, est même donné par Épictète dans les Entretiens, s’inspirant peut-être de son ancien maître.

Quoi ? Le juge ne court-il aucun risque ? Si, le risque est égal pour lui. Pourquoi encore redouter sa sentence ? Le mal d’autrui te concerne-t-il ? Le mal qui te guette, toi, est de présenter une défense bâclée ; voilà la seule chose dont tu doives te garder. Étant donné que te juger coupable ou non coupable est la fonction d’un autre, le mal est aussi celui d’un autre. ‘‘Un tel te menace.’’ Moi ? Non. ‘‘Il te blâme.’’ À lui de voir comment il accomplit sa fonction propre. ‘‘Il est sur le point de te condamner injustement.’’ Le malheureux ! – Épictète, Entretiens, Livre III, 18, 7-9 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Canevas d’écriture pour l’exercice d’éloge des calamités

Après avoir parcouru l’ensemble de l’Entretien de Musonius Rufus sur l’exil, il est possible d’établir un plan type pour traiter de la même manière toute autre calamité. Voici le canevas que je propose :

  • Décrire la réaction des insensés vis-à-vis de cette calamité
  • Etablir de quoi nous prive cette calamité
  • Rappeler que ces privations ne sont pas des maux en revenant au principe de distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et pour chacune de ces privations montrer qu’il est possible d’user de celle-ci pour développer nos vertus, voire d’en tirer un avantage
  • Ne pas craindre d’user de notre liberté de parole même si nous sommes menacés de devoir subir en conséquence cette calamité
  • Ne pas craindre pour notre réputation si nous devons être touchés par cette calamité
  • Illustrer les points ci-dessus à l’aide d’exemples de personnages illustres ayant dû supporter cette calamité, voire s’utiliser soi-même comme exemple si c’est possible
  • Faire une synthèse des arguments remarquables développés ci-avant pour en intensifier l’effet (sur l’exemple des kephalaia utilisés par Marc Aurèle dans ses Pensées, cf. Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc-Aurèle, Le livre de poche, p 75)
  • Appliquer la discipline du jugement pour s’assurer de notre assentiment au fait que cette calamité n’est pas un mal :
    • Faire l’examen de la représentation pour conformer notre réaction à celle d’autrui face à une calamité similaire
    • Arriver à la conclusion que notre attitude doit être la même que la calamité nous soit imposée justement ou injustement

Comme quelqu’un se plaignait à Socrate de n’avoir tiré aucun profit de ses voyages, le sage lui répliqua : ‘‘Ce qui t’arrive est tout naturel : tu voyageais en ta propre compagnie.’’ – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 104, 7 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).


Crédits photo: Ovide en exil, peinture de Ion Theodorescu-Sion, 1915, Domaine public.

2 commentaire

  1. Très bel article. Analyse fort bien étayée, articulation très fluide. Merci beaucoup. Précisons toutefois, à l’intention des néophytes qui pourraient être amenés à consulter cette page, que ni Cicéron ni Plutarque n’étaient stoïciens. L’inestimable Festugière, traducteur des passages de Musonius choisis par Jérôme, avait d’ailleurs lui aussi associé dans son petit livre le Stoïcien à un Cynique, Télés. Je crois qu’il s’agissait pour lui de montrer que les ressorts de la diatribe et de la protreptique étaient peu ou prou les mêmes dans les différentes écoles, comme Jérôme le fait en substance pour les calamités dans cet article .
    À ce propos, une phrase de Marc Aurèle me revient. Elle synthétise formidablement, selon moi, toute la partie consacrée à l’exil, et peut s’appliquer à bien des domaines de l’existence. « Partout où il est possible de vivre, il est possible de bien vivre. » (Pensées pour moi-même, V, XVI)

    1. Merci pour votre commentaire, il est précieux pour orienter mon approche future pour écrire d’autres articles. Devant la longueur de celui-ci j’avais un peu peur que le propos et l’argumentaire soient perdus, mais je suis rassuré de voir que cela n’est pas le cas en définitive. Très bonne citation de Marc Aurèle qui résume en effet très bien l’attitude à adopter et que le bien vivre ne dépend pas des circonstances extérieures.

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