L’importance de l’amitié philosophique

Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Sharon Lebell, “The importance of philosophical friends“, paru au mois de février 2023 dans le magazine The Stoic, dirigé par Chuck Chakrapani. Nous remercions l’auteure et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.

Sharon Lebell est l’auteure de The Art of Living : The Classic Manual on Virtue, Happiness, and Effectiveness, interprétation moderne des enseignements d’Épictète. Découvrir son site internet.


Le penseur d’Auguste Rodin

L’importance de l’amitié philosophique

par Sharon Lebell

La pratique de la philosophie, c’est-à-dire l’effort de vivre de manière honnête et vraie, est renforcée par la présence d’amis soigneusement choisis.

La « solitude » de ceux qui sont à la recherche de la sagesse

L’archétype du philosophe, illustré notamment par la célèbre sculpture de bronze de Rodin, « Le Penseur », est profondément ancré dans notre imaginaire collectif. Que nous indique cette image sur l’identité, le travail et les valeurs du philosophe ? Son coude droit reposant sur sa cuisse gauche suggère que son corps et son attention sont tournés vers l’intérieur. Cette représentation évoque une profonde contemplation. C’est un homme solide, nu, héroïque. Il est seul. Cette image de la quête humaine de sagesse est-elle celle à laquelle nous aspirons ?

Les stoïciens de l’Antiquité et les étudiants actuels de la pratique et des principes stoïciens remettent en question cette représentation introvertie et solitaire du véritable philosophe. Ce n’est pas que l’image soit mauvaise ou fausse, mais elle est simplement insuffisante, parce qu’elle éclipse la dimension sociale de la vie philosophique, pourtant essentielle. Nous sommes une grande partie du temps en lien avec d’autres personnes plutôt qu’isolés. Et nous vivons ces relations non comme des héros solitaires, mais bien comme des êtres humains imparfaits mais bien intentionnés. Une vie bien vécue est une vie qui s’enracine dans un dialogue sincère, même s’il est parfois maladroit ou malencontreux. Ceci avec notre famille, nos collègues de travail, nos amis, et avec nous-mêmes. Les meilleures idées sont mises à l’épreuve et affinées par le dialogue avec les autres.

Identifier les personnes qui éveillent ce qu’il y a de meilleur en nous

Dans toute la tradition philosophique occidentale, nous constatons l’importance de trouver des personnes qui éveillent le meilleur de nous-mêmes, qui préviennent les excès de grandiloquence, les illusions ou la haine de soi auxquels le penseur solitaire est exposé. La pratique de la philosophie, c’est-à-dire l’effort de vivre de manière honnête et vraie, est renforcée par la présence d’amis soigneusement choisis, qui partagent nos idéaux et considèrent avec respect l’idée de vertu. Ce n’est pas que le plaisir soit interdit, mais le plaisir, la facilité et le fait de se conforter dans sa propre vision du monde ne sont pas les principes qui doivent guider la vie philosophique.

Le confort des « chambres d’écho »

Comme il est tentant de s’entourer de personnes qui ne font que répéter nos propres préjugés, qui vivent dans des environnements similaires, qui renforcent nos idées préconçues et qui nous complimentent pour tout ce que nous faisons et disons. C’est l’approche facile et complaisante de l’amitié et de la vie en général, et elle est aussi courante que socialement acceptable. Cependant la facilité n’est pas une caractéristique de la vie philosophique.

J’ai récemment rendu visite à un ami à son travail et j’ai relevé une petite ligne collée à son bureau : « Est-ce que c’est censé être facile ? ». C’est tout. Est-ce que la philosophie, une vie bien vécue, est censée être facile ? Bien sûr que non. Quand on y pense, tout ce qui est précieux est d’une certaine manière inconfortable. Si vous devez construire un grand amour avec une autre personne, il faut s’en soucier à tel point que l’on fait des efforts extraordinaires, que l’on prend le temps nécessaire pour entretenir cet amour. Si vous êtes menuisier et que vous confectionnez une magnifique armoire en visant le plus haut niveau d’artisanat, le processus ne sera pas facile, rapide, ou commode. Pour tout ce qui a vraiment de la valeur, que ce soit élever un enfant, bâtir une entreprise, réaliser une œuvre d’art, nous devons renoncer au confort, à la rapidité et surtout à la facilité, pour consacrer notre cœur, notre esprit et notre temps à ces tâches les plus précieuses pour nous.

La beauté de l’inconfort

Le philosophe voit toute la beauté de l’inconfort : lorsque nous prenons soin des autres ou nous consacrons à de nobles causes, ou bien lorsque nous voulons faire de belles choses ou encore résoudre les problèmes. L’amitié philosophique nous rappelle cela chaque fois que l’un de ces amis philosophes nous exhorte à choisir le courage plutôt que l’opportunisme.

Je suis très enthousiaste devant l’importance croissante accordée à la conversation philosophique au sein des communautés d’individus partageant les mêmes idées. Il est formidable de voir le nombre croissant de groupes dans le monde, en personne ou en ligne, qui bâtissent des communautés philosophiques profondément attentionnées. Nous pouvons voir le philosophe solitaire quitter son rocher et son isolement pour rechercher une véritable relation avec des amis philosophes. Nous partageons les questions qui nous tiennent le plus à cœur autour d’un café ou par écran interposé. Cette approche communautaire qui émerge de la vie philosophique peut-elle être un modèle dans notre façon de coopérer pour résoudre certains des problèmes les plus urgents de notre monde ?


Crédits photo: Le penseur d’Auguste Rodin, par Gautier Poupeau, Licence CC BY-SA.

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