« Car, en pressentant de bien loin tout ce qui peut arriver, il amortira les premiers coups du malheur. Pour l’homme qui y est préparé et qui l’attend, le malheur n’a rien de nouveau ; ses atteintes ne sont pénibles qu’à ceux qui, vivant en sécurité, n’envisagent que le bonheur dans l’avenir. »

Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XI, 6 (trad. R. Waltz, révisée par P. Veyne)

L’exercice de préméditation des maux implique de contempler activement le pire déroulement d’événements. Nous devrions développer une attitude supposant la pire issue possible pour chaque événement pouvant survenir au quotidien. Cela ne vise pourtant pas à adopter un état d’esprit pessimiste permanent, mais plutôt de simplement se préparer à toute issue possible, pour ainsi pouvoir mieux y faire face et préserver une attitude conforme à nos principes.

« Si tu sors pour aller aux bains, demande-toi ce qui arrive aux bains publics : on y trouve ceux qui éclaboussent, ceux qui frappent, ceux qui insultent, ceux qui volent. Ainsi, tu t’adonneras à ton activité de manière plus ferme, si, aussitôt, tu ajoutes ces mots : « Je veux me baigner et conserver ma propre faculté de choix dans une disposition conforme à la Nature. » Et qu’il en soit de même pour chaque activité. »

Épictète, Manuel, 4 (trad. O. D’Jeranian)

Quelqu’un de préparé et s’attendant à des difficultés sera mieux armé dans les rares occasions où le pire adviendra et se trouvera la plupart du temps dans un état de plaisante surprise par rapport au fait que les choses tendent habituellement à se résoudre bien mieux qu’à l’attendu. Le passager qui suppose calmement que son train sera en retard tous les jours sera agréablement surpris quand il arrivera à l’heure. Les jours où le train sera en retard, le monde ne semblera pas cruellement le contrarier ; il se conformera simplement à ces attentes.

« L’inattendu accable davantage, et leur étrangeté augmente le poids des infortunes : il n’est pas de mortel chez qui la surprise même n’ajoute au chagrin. »

Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 91, 3 (trad. H. Noblot, révisée par P. Veyne)

Il existe sans doute toute une gamme de situations plus sérieuses que des trains en retard où ce genre d’exercice pourrait se montrer utile pour être mieux préparé à gérer nos attentes et transformer une vie modelée par des déceptions régulières en une vie modelée par de plaisantes surprises.

L’extrait ci-dessous, traduit de l’anglais et tiré du livre The Power of Habit de Charles Duhigg, montre comment le nageur américain Michael Phelps a adopté et adapté à sa manière l’exercice de préméditation des maux dans son entraînement.


La routine de Michael Phelps

Par Charles Duhigg*

Quand le réveil de Michael Phelps sonna à 6:30 A.M., le matin du 13 août 2008, il se trainât hors du lit dans le village olympique de Pékin et commença sa routine.

Il enfila un pantalon de survêtement et se dirigea vers son petit déjeuner. Il avait déjà gagné trois médailles d’or plus tôt cette semaine-là – l’amenant à neuf dans sa carrière – et avait deux courses ce jour-là. À 7 heures du matin, il était à la cafétéria, mangeant son menu régulier des jours de course composé d’œufs, de flocons d’avoine et quatre boissons énergétiques, les premières calories des plus de six mille qu’il consommerait au cours des seize heures suivantes.

La première course de Phelps – le 200 mètres papillon, son épreuve la plus forte – était prévue à dix heures. Deux heures avant que le pistolet de starter ne tire, il commença son régime d’étirement habituel, en commençant par ses bras, puis son dos, puis travaillant jusqu’à ses chevilles, qui étaient si souples qu’elles pouvaient s’étirer à plus de quatre-vingt-dix degrés, plus qu’une ballerine en pointe. À huit heures et demie, il se glissa dans la piscine et commença son premier tour d’échauffement, 800 mètres de styles variés, suivi de 600 mètres de coups de pied, 400 mètres en tirant une bouée entre ses jambes, 200 mètres de crawl et une série de sprints de 25 mètres pour élever son rythme cardiaque. La séance d’entraînement prit précisément quarante-cinq minutes.

À neuf heures quinze, il sortit de la piscine et commença à se faufiler dans son LZR Racer, un maillot de bain si serré qu’il lui fallait vingt minutes de tractions pour le mettre. Puis il fixa des écouteurs sur ses oreilles, mis le mix de hip-hop qu’il écoutait avant chaque course, et attendit.

Phelps avait commencé à nager à l’âge de sept ans pour dépenser une partie de l’énergie qui rendait sa mère et ses enseignants fous. Quand un entraîneur local de natation nommé Bob Bowman vit le long torse de Phelps, ses grandes mains et ses jambes relativement courtes (qui offraient moins de traînée dans l’eau), il savait que Phelps pourrait devenir un champion. Mais Phelps était émotionnel. Il avait du mal à se calmer avant les courses. Ses parents étaient divorcés, et il avait des problèmes pour faire face au stress. Bowman acheta un livre d’exercices de relaxation et demanda à la maman de Phelps de les lire à voix haute chaque soir. Le livre contenait un script : « Serrez votre main droite en un poing et relâchez-la. Imaginez la tension qui se dissipe » qui tendait et détendait chaque partie du corps de Phelps avant de s’endormir.

Bowman croyait que pour les nageurs, la clé de la victoire était de créer les bonnes routines. Bowman savait que Phelps avait le physique parfait pour la natation. Cela dit, tous ceux qui finissent par concourir aux Jeux olympiques ont une musculature parfaite. Bowman pouvait également voir que Phelps, même à un jeune âge, avait une capacité pour l’obsession qui faisait de lui un athlète idéal. Encore une fois, toutes les élites font preuve d’obsession.

Ce que Bowman pourrait donner à Phelps, cependant, ce qui le distinguerait des autres concurrents, c’étaient des habitudes qui le feraient devenir le nageur le plus fort mentalement dans le bassin. Il n’avait pas besoin de contrôler tous les aspects de la vie de Phelps. Tout ce qu’il avait à faire était de cibler quelques habitudes spécifiques qui n’avaient rien à voir avec la natation et tout à voir avec la création du bon état d’esprit. Il conçut une série de comportements que Phelps pourrait utiliser pour se calmer et se concentrer avant chaque course, pour trouver ces petits avantages qui, dans un sport où la victoire peut advenir en quelques millisecondes, ferait toute la différence.

Quand Phelps était un adolescent, par exemple, à la fin de chaque entraînement, Bowman lui disait de rentrer à la maison et de « regarder la bande-vidéo. Regarde-la avant d’aller dormir et quand tu te réveilles. »

La bande-vidéo n’était pas réelle. Au contraire, c’était une visualisation mentale de la course parfaite. Chaque nuit avant de s’endormir et chaque matin après le réveil, Phelps s’imaginait sauter des blocs et, au ralenti, nager de manière impeccable. Il visualisait ses mouvements, les murs de la piscine, ses virages et l’arrivée. Il imaginait le sillage derrière son corps, l’eau s’écoulant de ses lèvres alors que sa bouche fendait la surface, ce qu’il ressentirait en arrachant son bonnet à la fin. Il restait allongé dans son lit, les yeux fermés, et visualisait toute la compétition, dans ses moindres détails, encore et encore, jusqu’à ce qu’il sût chaque seconde par cœur.

Au cours des entraînements, quand Bowman ordonnait à Phelps de nager à la vitesse de course, il criait : « Mets la bande vidéo ! » Et Phelps poussait aussi fort que possible. Cela était presque anti-climatique tandis qu’il fendait l’eau. Il l’avait fait tellement de fois dans sa tête que, à ce moment-là, cela donnait la sensation du par cœur. Mais ça a marché. Il devint de plus en plus rapide. Finalement, tout ce que Bowman avait à faire avant une course était de murmurer : « Prépare la bande-vidéo », et Phelps s’apaisait et écrasait la concurrence.

Et une fois que Bowman eut établi quelques routines essentielles dans la vie de Phelps, toutes les autres habitudes – son régime alimentaire et ses programmes d’entraînement, les exercices d’étirement et les routines de sommeil – semblaient tomber en place d’elles-mêmes. Au cœur de l’explication de l’efficacité de ces habitudes, et donc pourquoi elles agirent comme des habitudes clés, se trouve quelque chose connu dans la littérature universitaire comme une « petite victoire ».

Les petites victoires sont exactement ce qu’elles veulent dire, et font partie de la façon dont les habitudes clés créent des changements généralisés. Un nombre important de recherches a montré que les petites victoires ont un énorme pouvoir, une influence disproportionnée quant à la réalisation des victoires elles-mêmes. « Les petites victoires sont l’application constante d’un petit avantage », a écrit un professeur de Cornell en 1984. « Une fois qu’une petite victoire a été accomplie, les forces sont mises en mouvement pour favoriser une autre petite victoire ». De petites victoires alimentent des transformations en exploitant de petits avantages en modèles qui convainquent les gens que les plus grandes réalisations sont à portée de main.

« Les petites victoires ne se combinent pas de manière nette, linéaire, en série, avec chaque étape étant un pas démontrable plus proche d’un objectif prédéterminé », a écrit Karl Weick, un psychologue d’entreprise de premier plan. « Il est plus commun que les petites victoires soient éparpillées… comme des expériences miniatures qui testent les théories implicites sur la résistance et l’opportunité et révèlent à la fois les ressources et les barrières qui étaient invisibles avant que la situation ne soit provoquée ».

C’est précisément ce qui s’est passé avec Michael Phelps. Lorsque Bob Bowman a commencé à travailler avec Phelps et sa mère sur les habitudes clés de visualisation et de relaxation, Bowman et Phelps n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Bowman me dit : « Nous expérimentions, essayions différentes choses jusqu’à ce que nous ayons trouvé des choses qui fonctionnaient ». « Finalement, nous avons compris qu’il était préférable de se concentrer sur ces petits moments de succès et de les édifier en déclencheurs mentaux. Nous les avons transformés en routine. Il y a une série de choses que nous faisons avant chaque course et qui sont conçues pour donner à Michael un sentiment de construction de la victoire. »

« Si vous deviez demander à Michael ce qui se passe dans sa tête avant la compétition, il dirait qu’il ne pense pas vraiment à quoi que ce soit. Il suit juste le programme. Mais ce n’est pas vrai. C’est plus que ses habitudes ont pris le dessus. Quand la course arrive, il est à plus de la moitié de son plan et il a été victorieux à chaque étape. Toutes les étapes se sont déroulées comme prévu. Les tours d’échauffement se sont déroulés comme il l’avait visualisé. Son casque joue exactement la musique qu’il attendait. La course réelle est juste une autre étape dans un modèle qui a commencé plus tôt ce jour-là et n’a rien été d’autre qu’une série de victoires. Gagner est une extension naturelle. »

De retour à Pékin, à 9:56 heures du matin – quatre minutes avant le début de la course – Phelps se tenait derrière son bloc de départ, rebondissant légèrement sur ses orteils. Quand le speaker annonça son nom, Phelps monta sur son bloc, comme il l’avait toujours fait avant une course, puis redescendit, comme il l’avait toujours fait. Il balança ses bras trois fois, comme il l’avait fait avant chaque course depuis l’âge de douze ans. Il se redressa sur le bloc, prit position et, quand le pistolet tira, il bondit.

Phelps sut que quelque chose n’allait pas dès qu’il toucha l’eau. Il y avait de l’humidité à l’intérieur de ses lunettes. Il ne pouvait pas dire s’il y avait une fuite en haut ou en bas, mais fendant la surface de l’eau et commençant à nager, il espérait que la fuite ne deviendrait pas trop importante.

Au deuxième tour, cependant, tout devint flou. Alors qu’il s’approchait du troisième et dernier tour, ses lunettes étaient complètement remplies. Phelps ne voyait plus rien. Pas la ligne le long du fond de la piscine, pas le T noir marquant le mur qui approchait. Il ne pouvait pas voir combien de mouvements de nage il lui restait. Pour la plupart des nageurs, perdre sa vue au milieu d’une finale olympique serait cause de panique.

Phelps était calme.

Tout ce qui se passait ce jour-là s’était déroulé comme prévu. Les lunettes fuyardes étaient une déviation mineure, mais pour laquelle il était préparé. Une fois, Bowman avait fait nager Phelps dans une piscine du Michigan dans l’obscurité, croyant qu’il avait besoin d’être préparé à toute surprise. Certaines des bandes vidéo de l’esprit de Phelps comportaient des problèmes comme celui-ci. Il avait mentalement répété comment il réagirait à un défaut de ses lunettes. Comme il entamait son dernier tour, Phelps estima combien de mouvements de nage la poussée finale nécessiterait – dix-neuf ou vingt, peut-être vingt et un – et commença à compter. Il se sentait totalement détendu alors qu’il nageait à pleine force. À mi-chemin du tour il commença à augmenter son effort, une éruption finale qui était devenue une de ses principales techniques pour écraser ses adversaires. A dix-huit mouvements, il commença à anticiper le mur. Il pouvait entendre la foule rugir, mais comme il était aveugle, il ne savait pas s’ils applaudissaient pour lui ou pour quelqu’un d’autre. Dix-neuf mouvements, puis vingt. Il avait l’impression d’avoir besoin d’un de plus. C’est ce que la bande vidéo dans sa tête disait. Il fit un vingt-et-unième mouvement, énorme, glissé avec son bras étendu, et toucha le mur. Il avait estimé parfaitement. Quand il arracha ses lunettes et regarda le tableau de score, il était écrit “WR”- record du monde – à côté de son nom. Il avait gagné une autre médaille d’or.

Après la course, un journaliste demanda ce qu’il avait ressenti du fait de nager en aveugle. « C’était comme j’avais imaginé que cela serait », déclara Phelps. C’était une victoire supplémentaire dans une vie pleine de petites victoires.


Crédits: Michael Phelps, par marcopako , Licence CC BY-SA 2.0.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×