Exercice du Regard d’en Haut

Les Stoïciens utilisaient un exercice de contemplation imaginative pour regarder les choses à distance et ainsi les replacer dans une perspective correcte par rapport au cosmos, et ce dans plusieurs buts :

– Ramener à leurs vraies proportions les choses indifférentes (santé, gloire, richesse, mort) dans la perspective de la Nature universelle. Pour celui qui contemple l’immensité de l’univers les choses humaines auxquelles nous attachons tant d’importance paraissent mesquines et sans intérêt, puisque presque toujours étrangères au bien moral.

« La plénitude et le comble du bonheur pour l’homme, c’est de fouler aux pieds tout mauvais désir, de s’élancer dans les cieux, et de pénétrer les replis les plus cachés de la nature. Avec quelle satisfaction, du milieu de ces astres où vole sa pensée, il se rit des mosaïques de nos riches, et de notre terre avec tout son or, non pas seulement de celui qu’elle a rejeté de son sein et livré aux empreintes monétaires, mais de celui qu’elle garde en ses flancs pour la cupidité des âges futurs ! Pour dédaigner ces portiques, ces plafonds éclatants d’ivoire, ces forêts pendantes sur nos toits, ces fleuves contraints de traverser des palais, il faut avoir embrassé le cercle de l’univers, et laissé tomber d’en haut un regard sur ce globe étroit, en grande partie submergé, tandis que ce qui surnage est au loin sauvage, brûlant ou glacé. Voilà donc, se dit le sage, le point que tant de nations se partagent le fer et la flamme à la main ! Voilà les mortels avec leurs risibles frontières ! »

Sénèque, Questions naturelles, I, Prologue, 7

– Révéler la splendeur de l’univers à l’homme.

« Appliquons à présent notre comparaison à l’entrée de l’homme dans la vie. Quand tu te demandais si tu irais voir Syracuse, je t’ai montré tout ce qui pouvait te plaire et tout ce qui pouvait te rebuter dans ce voyage ; imagine qu’un moment de ta naissance je vienne te donner cet avis : « Tu vas faire ton entrée dans la ville commune des dieux et des hommes, ville qui comprend tout l’univers, qui obéit à des lois constantes et éternelles, où les corps célestes accomplissent leurs infatigables révolutions. Là tu verras des myriades d’étoiles étinceler de tous côtés, un astre unique remplir de ses rayons tout l’espace. Tu verras ce soleil, dont le cours quotidien trace les limites du jour et de la nuit, et dont le cours annuel règle le retour périodique des étés et des hivers. Tu verras la lune le remplacer durant la nuit et recevoir de son foyer fraternel sa douce et molle lumière, tantôt cachée, tantôt surplombant la terre de sa face épanouie, croissant et décroissant tour à tour, et chaque fois différente de ce qu’elle était la veille. Tu verras les cinq planètes suivre une route opposée à celle des autres astres et progresser en sens inverse du mouvement général du ciel : de leurs moindres variations dépendent les destinées des peuples, et les plus grandes comme les plus petites choses sont différemment influencées selon qu’un astre propice ou funeste domine lorsqu’elles se produisent. Tu admireras les nuages qui s’agglomèrent, les pluies qui tombent, le zigzag des éclairs et le fracas de la foudre. Lorsque, rassasié des spectacles célestes, ton regard redescendra vers la terre, d’autres objets t’y attendront, qui seront autant de merveilles : ici de vastes plaines se déployant et s’étendant à l’infini, là des chaînes de montagnes dressant jusqu’au plus haut des airs leurs sommets couronnés de neige ; des rivières qui précipitent leurs eaux, des fleuves qui, partis du même point, se répandent au levant et au couchant ; des bois qui se balancent sur les plus hautes cimes, et ces mille forêts que peuplent tant d’animaux divers, qu’égayent les chants de tant d’oiseaux ; des villes aux positions variées, des nations séparées par d’infranchissables frontières, les unes retranchées au faîte des montagnes, les autres peureusement enveloppées de fleuves aux berges profondes ; des moissons ployant sous les épis, des arbres fructifiant sans culture, des ruisseaux qui serpentent mollement parmi les prés, des golfes aux courbes gracieuses, des rivages qui se creusent en forme de port ; d’innombrables îles semées çà et là sur l’immensité des flots, dont elles rompent la monotonie. Que dire des pierres précieuses, de la splendeur des perles, de l’or éblouissant que d’impétueux cours d’eau charrient avec leurs sables, des colonnes de feu qui s’élancent du sein de la terre et parfois au milieu des mers, et de cet Océan, ceinture de la terre, dont les trois golfes séparent les parties du monde les unes des autres et dont les vagues se soulèvent avec un bouillonnement formidable ? Tu y verras, nageant sous des ondes toujours agitées, même quand le vent ne souffle pas, des animaux beaucoup plus gros que les animaux terrestres, les uns si lourds qu’ils se font remorquer pour avancer, les autres si agiles qu’ils distancent les meilleurs rameurs ; certains absorbent d’énormes quantités d’eau et la rejettent avec violence, au grand péril des vaisseaux qui passent. Tu verras des navires allant à la recherche de terres qu’ils ne connaissent pas. Tu verras que rien ne déconcerte l’audace humaine ; témoin de ses entreprises, tu y prendras toi-même une part active : tu apprendras et tu enseigneras des arts, dont les uns servent à l’entretien, d’autres à l’embellissement, d’autres à la conduite de la vie. Mais tu trouveras aussi sur terre mille fléaux, tant du corps que de l’âme : guerres, meurtres, poisons, naufrages, intempéries, maladies, deuils prématurés, et la mort, dont on ne peut savoir si elle sera douce ou précédée d’affreuses tortures. Consulte-toi, réfléchis et décide : si tu veux jouir de tant de merveilles, voilà par où tu auras à passer. » Tu répondras que tu veux vivre. Comment en serait-il autrement ? Vas-tu refuser une chose dont on ne peut t’enlever la moindre parcelle sans te faire souffrir ? Vis donc selon la loi que tu as acceptée. – Mais, diras-tu, on ne nous consulte pas. – On consulte nos parents pour nous : ils connaissent les conditions de la vie au moment où ils nous l’ont donnée. »

Sénèque, Consolation à Marcia, XVIII.

– Contempler la Nature du Tout et tout ce qui arrive conformément à ce qu’elle a voulu.

« Tout provient de là-haut, directement mû par ce commun principe directeur, ou indirectement, par voie de conséquence. Ainsi donc, même la gueule du lion, même le poison, et enfin tout ce qu’il y a de nocif, comme l’épine, comme la fange, sont des conséquences de tout ce qu’il y a là-haut de vénérable et de beau. Ne t’imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu révères ; mais réfléchis à la source d’où procèdent les choses. »

Marc Aurèle, Pensées, Livre VI, 36

– Surveiller les actions des hommes pour dénoncer le caractère insensé de leur manière de vivre.

« Contemple de haut ces milliers de troupeaux, ces milliers de cérémonies, ces traversées de toute sorte dans la tempête ou dans le calme, ces variétés d’êtres qui naissent, vivent ensemble et disparaissent. Songe aussi à la vie que d’autres menaient autrefois, à celle qui sera vécue après toi, et à celle qui se vit présentement chez les peuples barbares. Combien d’hommes ne savent pas ton nom ; combien l’auront vite oublié ; combien qui te louent peut-être maintenant, bientôt te vilipenderont ! Et comme le souvenir, et comme la gloire, et comme enfin toute autre chose ne valent pas la peine d’en parler ! »

Marc Aurèle, Pensées, Livre IX, 30

– Permettre d’imaginer le passé et l’avenir, et révéler que même si les individus disparaissent, les mêmes scènes se répètent à travers les siècles (ces mêmes scènes sont presque toujours celles de la méchanceté, de l’hypocrisie, de la futilité humaine).

« Si, subitement, tu t’élevais vers le ciel pour examiner les choses humaines dans leur diversité changeante, tu les mépriserais, parce que tu verrais en même temps dans toute son étendue le séjour des êtres aériens et éthérés ; sache aussi que, toutes les fois que tu t’élèveras ainsi, tu verras les mêmes choses, de même espèce et de peu de durée. Et c’est de cela qu’on tire de l’orgueil. »

Marc Aurèle, Pensées, Livre XII, 24

L’Effet de Surplomb

Les vols cosmiques ont été une expérience absolument nouvelle. Pour la première fois, l’homme a pu contempler d’en haut la Terre dans son ensemble, et ce dans une vision réelle. Est-ce que l’expérience réelle a provoqué chez ceux qui l’ont vécue des états intérieurs analogues par rapport à ceux des philosophes qui l’ont seulement imaginée comme exercice spirituel ?

« Je souris de me rendre compte de l’immensité dérisoire et relative de notre planète. »

Jean-Loup Chrétien

Certains astronautes ont témoigné avoir été impressionnés par la petitesse de la Terre dans le cosmos. Cette prise de conscience, cette expérience vécue physiquement, a été nommée ainsi : L’effet de surplomb.

« J’ai brusquement ressenti que l’univers est intelligence, harmonie et amour. »

Edgar Mitchell

L’expérience du vol cosmique produit une transformation chez celui qui la vit : un nouveau rapport avec les hommes et avec l’univers. La Terre vue du ciel a éveillé amour et sollicitude chez beaucoup d’astronautes, un sentiment de connexion pouvant englober l’intégralité de la Terre et de ses habitants. Des changements d’attitude significatifs ont également été observés auprès d’astronautes ayant témoigné avoir vécu cet effet.

« Je crois que le fait d’être dans l’espace et de pouvoir observer la Terre-Mère fera naître petit à petit un sentiment de protection vis-à-vis d’elle. »

Wubo J. Ockels

Pour nous qui ne serons sans doute jamais astronautes et n’aurons pas la chance d’admirer la Terre depuis la coupole d’observation de la Station Spatiale Internationale, il ne nous reste qu’à observer ce spectacle en vidéo.

« On a dit que l’astronomie incite à l’humilité et fortifie le caractère. Il n’y a peut-être pas de meilleure démonstration de la folie des vanités humaines que cette lointaine image de notre monde minuscule. Pour moi, cela souligne notre responsabilité de cohabiter plus fraternellement les uns avec les autres, et de préserver et chérir le point bleu pâle, la seule maison que nous ayons jamais connue. »

Carl Sagan

Crédits: Image par PIRO de Pixabay;

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×