Le covoiturage, une application de la philosophie stoïcienne ? 3/3

Cet article est le troisième et dernier d’une série sur le covoiturage vu par l’intermédiaire des principes de la philosophie stoïcienne.

Le covoiturage comme occasion des exercices de contemplation

Dans cet article, nous allons nous intéresser à différents exercices de contemplation pouvant être réalisés dans le cadre du covoiturage. Nous étudierons ces exercices selon les trois disciplines du jugement, de l’action et du désir, introduites par Pierre Hadot dans son analyse des Pensées de Marc Aurèle.

D’ailleurs, au même titre que Marc Aurèle dressant dans le Livre I de ses Pensées le bilan des différentes vertus qu’il a observées, louées et cherché à imiter chez ses proches, parents et tuteurs, nous pouvons en tant que covoitureur observer de la même manière le comportement du conducteur et des autres passagers pour identifier leurs vertus.

« Si tu veux te donner de la joie, pense aux qualités de ceux qui vivent avec toi, par exemple, à l’activité de l’un, à la réserve de l’autre, à la libéralité d’un troisième et à telle autre qualité d’un tel autre. Rien, en effet, ne donne autant de joie que l’image des vertus, quand elles se manifestent dans la conduite de ceux qui vivent avec nous et qu’elles s’y trouvent, en aussi grand nombre que possible, réunies. Voilà pourquoi il faut toujours avoir ce tableau sous les yeux. » – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VI, 48 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

Comme indiqué par Marc Aurèle, il est important de conserver à l’esprit les vertus des personnes que nous fréquentons au quotidien, et nous reviendrons sur ce point quand nous aborderons les exercices de contemplation dans les trois disciplines.

Pour les stoïciens, le comportement adopté par une personne dépend entièrement du jugement qu’elle porte sur une situation ou un objet, et de ce qu’elle estime être bon ou mauvais. Comment leur comportement peut-il alors nous renseigner sur notre propre jugement ? C’est ce que nous allons aborder maintenant.

Discipline du jugement

« Lorsqu’un homme a commis une faute contre toi, considère aussitôt quelle opinion il se fait du bien ou du mal pour avoir commis cette faute. Lorsque tu le sauras, en effet, tu auras pitié de lui, et tu n’éprouveras ni étonnement ni colère. Car, ou bien, toi aussi, tu te fais encore la même opinion que lui sur le bien, ou une autre analogue, et il faut donc lui pardonner. Mais si tu ne partages plus ses opinions sur le bien et le mal, tu seras plus facilement bienveillant à celui qui les distingue mal. » – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre VII, 26 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

Comme l’explique très clairement Marc Aurèle, le comportement de nos covoitureurs face à une situation donnée dépendant de leur appréciation du bien et du mal, nous pouvons, en nous demandant comment nous aurions nous-mêmes réagi face à cette situation, évaluer si nous partageons encore le même jugement sur ce qui est bien ou mal, ou si nous avons commencé à intégrer proprement le principe établi par la règle de distinction émise par Épictète, à savoir que rien de ce qui ne dépend pas de nous ne peut être bien ou mal.

« Quels principes de direction sont les leurs ? Et vers quel but tendent-ils, et pour quels motifs aiment-ils et respectent-ils ? Accoutume-toi à regarder à nu leurs petites âmes. » – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre IX, 34 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

Ainsi, en tant que passager nous pouvons contempler les réactions et comportements de nos covoitureurs dans une situation particulière et se projeter à leur place pour évaluer quelle serait notre propre réaction, mais également nous préparer par anticipation à réagir de manière appropriée si une situation similaire devait se présenter à nous ultérieurement.

« Lorsque quelqu’un te traite mal ou parle mal de toi, souviens-toi qu’il agit ou parle en croyant que c’est ce qu’il lui faut faire. Par conséquent, il ne lui est pas possible de suivre ce qui t’apparaît à toi, mais ce qui lui apparaît à lui, de sorte que, si ce qui lui apparaît n’est pas correct, c’est celui qui subit un dommage qui s’est aussi trompé. Et en effet, si quelqu’un juge que la conjonctive vraie est fausse, ce n’est pas la conjonctive mais celui qui s’est trompé qui est endommagé. Une fois cela admis, donc, tu auras une impulsion à agir avec douceur envers qui t’insulte. Dis en effet, dans chaque situation : ‘‘ Il lui a semblé bon. ’’ » – Épictète, Manuel, 42 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Comme l’indique Épictète, le fait de prendre en considération le jugement porté par nos covoitureurs sur ce qui est bien ou mal doit nous amener à faire preuve de tolérance et de bienveillance en regard de leur comportement. En effet, en considérant l’opinion qu’ils ont du bien et du mal, il est alors plus aisé de comprendre, tolérer, et pardonner le cas échéant, leurs réactions à la lumière de cette compréhension.

Enfin, en tant que conducteur, lorsque nous rencontrons une situation donnée, nous pouvons nous demander comment nos covoitureurs auraient réagi à notre place face à cette même situation, en considérant soit d’une part les vertus qu’ils auraient pu mobiliser à cette occasion, soit d’autre part en évaluant le jugement qu’ils auraient porté sur cet événement d’après leur opinion sur le bien et le mal, et en conséquence quel jugement aurait été potentiellement plus adéquat si l’on devait se conformer à la position stoïcienne sur les valeurs morales.

« La volonté de la Nature, on peut apprendre à la connaître d’après ce sur quoi nous ne différons pas les uns des autres. Par exemple, lorsque l’esclave d’un autre casse sa coupe, on a aussitôt sous la main ce qu’il faut dire : « Ce sont des choses qui arrivent ! » Sache, donc, que lorsque ta propre coupe est cassée, il te faut être tel que lorsqu’on casse la coupe d’un autre. Transpose ainsi aux choses plus importantes. L’enfant ou la femme d’un autre est mort ? Il n’y a personne qui ne dise : « C’est la vie ! » Mais lorsqu’on perd l’un des siens, aussitôt on dit : « Hélas ! Pauvre de moi ! » Or il fallait se souvenir de ce que nous éprouvions quand nous apprenions que la même chose est arrivée à d’autres. » – Épictète, Manuel, 26 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Comme expliqué par Épictète, nous ne devrions pas juger différemment un événement quand il arrive à nos covoitureurs lorsque nous sommes passagers et quand il nous arrive personnellement lorsque nous sommes conducteurs. S’il est plus facile de prendre du recul pour juger correctement un événement lorsqu’il arrive à quelqu’un d’autre, nous devrions nous souvenir de ce jugement lorsqu’un événement similaire nous arrive personnellement, car cet événement possède la même valeur morale, qu’il arrive à autrui ou à nous-même. Passons maintenant aux exercices de contemplation associés à la discipline de l’action.

Discipline de l’action

Nous allons principalement aborder dans cette section la question suivante : agissons-nous différemment quand, en tant que conducteur, personne n’est là pour nous voir (et éventuellement nous juger) et lorsque nous sommes en compagnie de nos covoitureurs ?

« Les autres hommes en effet, il faut que tu le saches, s’abritent derrière les murs de leurs maisons et dans l’obscurité quand ils agissent de cette façon, et ils ont de nombreux moyens de se cacher. » – Épictète, Entretiens, Livre III, 22, 14 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Si l’on adopte le point de vue d’Épictète, le fait de se savoir à l’abri du regard d’autrui pourrait nous conduire à agir de manière inappropriée. En dehors du fait qu’il est observé fréquemment que le comportement d’une personne au volant de sa voiture diffère grandement de celui qu’il adopte d’habitude quand il ne se considère pas tout puissant et protégé dans cette bulle personnelle que représente son véhicule, nous pouvons nous demander si la présence de covoitureurs peut avoir une influence sur la manière dont nous réagissons en tant que conducteur.

« Pour vérifier ce que j’avance, remarque comme on modifie sa façon d’être suivant que l’on vit pour le monde ou pour soi. Non que, par elle-même, la solitude soit une école d’innocence ni que les champs enseignent la frugalité, mais, quand le témoin et le spectateur ont disparu, les vices perdent leur vitalité, leur jouissance étant d’être montrés du doigt et remarqués. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 94, 69 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Si l’on en croit Sénèque, nous nous comportons différemment lorsque nous sommes seuls car nous n’avons alors pas de témoins de la manifestation de nos vices, et donc pas de motivation à agir autrement. Un moyen de corriger notre attitude quand nous sommes seuls, serait alors d’agir en pensant qu’un de nos covoitureurs est présent, et d’imiter alors l’attitude et le comportement que nous aurions adoptés s’il était véritablement présent.

« Il nous faut faire choix d’un homme de bien et l’avoir constamment devant nos yeux de manière à vivre comme sous son regard et à régler toutes nos actions comme s’il les voyait. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 11, 8 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Au-delà de la simple retenue incitée par le fait d’imaginer la présence d’un covoitureur auprès de nous lorsque nous sommes seuls en voiture, nous pouvons également chercher à imiter les différentes vertus que nous avons observées chez eux et agir en conséquence en suivant leur exemple. C’est exactement le conseil donné par Sénèque :

« N’en doutons pas, il est utile de s’être imposé un surveillant, d’avoir quelqu’un vers qui on tourne la vue, que l’on juge témoin de ses pensées. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 25, 5 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Nous allons terminer cet article en nous intéressant à présent aux exercices de contemplation associés à la discipline du désir.

Discipline du désir

Le premier exercice de la discipline du désir que nous allons aborder est celui de la contemplation des maux futurs. Cet exercice implique de contempler activement le pire déroulement d’événements défavorables, tout en ayant conscience que ces événements ne dépendant pas de nous, ils ne sont en définitive pas réellement des maux mais des indifférents non-préférables. En tant que conducteur, cela revient à envisager par exemple les éventuelles difficultés auxquelles nous pourrions être confrontés : conditions climatiques, conditions de circulation (bouchon, conduite des autres automobilistes), retard d’un covoitureur, panne mécanique, crevaison, accident, etc.

« En considérant d’avance tout ce qui peut arriver comme devant arriver, il amortira le choc de tous les maux : car pour qui s’y est préparé et s’y attend le malheur n’a rien de déconcertant ; ceux-là seuls trouvent ses atteintes redoutables qui se croient en sécurité et n’ont devant eux que des perspectives de bonheur. » – Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XI, 6 (trad. R. Waltz, éd. Robert Laffont).

Nous devrions développer une attitude quotidienne supposant la pire issue possible pour chaque événement pouvant se produire. Cela ne vise pas à inculquer un état d’esprit pessimiste permanent, mais plutôt de simplement se préparer à toute issue possible. En effet, quelqu’un de préparé car s’attendant au pire sera mieux armé dans les rares occasions où celles-ci adviennent et la plupart du temps dans un état de plaisante surprise par rapport au fait que les choses tendent habituellement à être moins mauvaises que prévues et se résoudre bien mieux qu’à l’attendu.

« L’inattendu accable davantage, et leur étrangeté augmente le poids des infortunes : il n’est pas de mortel chez qui la surprise même n’ajoute au chagrin. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 91, 3 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Le covoitureur qui suppose calmement qu’un de ses covoitureurs sera en retard tous les jours sera agréablement surpris quand il arrivera à l’heure. Les jours où ce covoitureur sera en retard, le monde ne semblera pas cruellement le contrarier ; il se conformera simplement à ses attentes.

« Voilà pourquoi rien n’arrive au sage contre son attente : nous l’affranchissons, non pas des hasards humains, mais des erreurs humaines. Tout lui échoit non comme il l’a voulu, mais comme il l’a prévu. Or avant tout il a prévu qu’il pouvait y avoir des obstacles à ses desseins. C’est du reste une loi, que la douleur d’un désir frustré atteint moins profondément l’âme quand on ne s’est pas promis un succès assuré. » – Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XIII, 3 (trad. P. Hadot).

Ainsi, lorsque nous formons des souhaits à propos des actions que nous voudrions accomplir mais qui ne sont pas entièrement en notre pouvoir, nous devrions souhaiter « avec réserve » ou avec une « clause de réserve », car ces actions pourraient se voir empêchées. En un mot, c’est le moyen de qualifier chaque intention en disant : « Je vais faire telle ou telle chose, si rien ne m’en empêche ». Ceci marque la distinction entre ce qui dépend et ne dépend pas de nous. Sinon, des plans et des désirs ne se basant pas sur les réalités de la vie humaine peuvent conduire irrémédiablement à de la frustration et à de la désillusion. En conséquence, par exemple, en tant que conducteur il peut s’agir de s’engager à être à l’heure au point de rendez-vous avec ses covoitureurs, mais en incluant une clause de réserve, pour prendre en compte toute éventuelle circonstance pouvant s’opposer à cette intention.

« Ceux qui sont sans prudence croient pouvoir se fier à la fortune pour qu’elle se porte caution pour eux ; mais le sage pense aux deux faces qu’elle présente. Il sait quelle est la marge de l’erreur, combien les choses humaines sont incertaines, combien d’obstacles s’opposent aux projets. Restant en suspens, il suit le sort ambigu et hasardeux des choses, et les événements incertains avec des projets certains. Mais la réserve, sans laquelle il ne fait aucun plan et n’engage aucune entreprise, le protège ici encore. » – Sénèque, Des bienfaits, IV, 34 (trad. P. Hadot).

Reconnaître que certaines choses ne dépendent pas de nous et que certains événements sont hors de notre total contrôle relève du principe de l’acceptation stoïcienne. En ce qui concerne les choses qui ne dépendent pas de nous, les stoïciens recommandent de n’avoir ni désir ni aversion, mais de rester dans l’indifférence. Indifférence ne signifie pas pour autant désintérêt. Être indifférent, c’est ne pas faire de différence, c’est-à-dire aimer également tout ce qui nous arrive et ne dépend pas de nous.

« Ne demande pas que les choses arrivent comme tu veux qu’elles arrivent, mais veuille qu’elles arrivent comme elles arrivent, et le cours de ta vie sera heureux. » – Épictète, Manuel, 8 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Pourquoi faut-il aimer tout ce qui arrive et que selon Épictète ce serait le moyen d’avoir une vie heureuse ? Parce que d’une part ces événements sont le résultat de l’enchaînement nécessaire des causes qui découlent de la volonté de la Nature universelle, et d’autre part, comme le fait remarquer Sénèque, qu’il ne sert à rien de se plaindre d’une situation s’étant produite et sur laquelle nous n’avons de toutes manières aucun contrôle.

« La meilleure solution est de prendre comme il vient le sort qu’on ne saurait corriger et de marcher sans grogner derrière le dieu qui préside à tout ce qui advient. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 107, 9 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Cet enchaînement nécessaire des causes est appelé par les Stoïciens Nécessité ou Destin. Pour l’illustrer, les Stoïciens utilisaient une analogie, celle d’un chien attaché à une charrette. En tant que passager lors d’un covoiturage, nous sommes en définitive dans la position de ce chien attaché à la charrette ! (même le groupe Depeche Mode utilise l’image du destin dans sa chanson Behind the Wheel, particulièrement pertinente ici : “My little girl, drive anywhere, do what you want, I don’t care. Tonight I’m in the hands of fate, I hand myself over on a plate, now!”)

« Eux aussi [Zénon et Chrysippe] affirmaient que tout est soumis au destin, avec l’exemple suivant. Quand un chien est attaché à une charrette, s’il veut la suivre, il est tiré et il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la nécessité ; mais s’il ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas. De même en est-il avec les hommes : même s’ils ne le veulent pas, ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur destin. » – Hippolyte, Réfutation des hérésies, I, 21 (SVF II, 875).

Notre Destin, pendant le temps du covoiturage, est lié à celui de nos covoitureurs, et aux événements qui pourraient alors se produire. Il ne s’agit pourtant pas, et ce contrairement à ce que pourrait laisser penser la mention du terme « destin », d’adopter une attitude de résignation passive face à ces événements.

« Il est du reste si loin de céder aux chocs des choses et des hommes que l’injure lui est profitable : elle lui permet de s’éprouver et de faire l’essai de sa vertu. » – Sénèque, La constance du sage, IX, 3 (trad. R. Waltz, éd. Robert Laffont).

En effet, comme invite à le faire Sénèque, ces événements sont l’occasion d’exercer nos vertus, et notamment d’imiter celles que nous avons observées ou observons chez nos covoitureurs lorsque ce genre d’événements se produit. Faire de notre mieux en répondant à ces événements dépend de nous et selon les Stoïciens nous devrions les approcher comme une série de challenges et d’exercices d’entraînement. Nous ne découvrons qui nous sommes et de quoi nous sommes faits que lorsque nous sommes testés ; et quel meilleur test que lorsque les choses ne se passent pas comme nous le voudrions ou que nos plans sont déjoués. Étant donné que ces considérations ne sont que de simples faits sur la façon dont le monde fonctionne, qui reflètent notre pouvoir limité pour contrôler ces événements, le véritable choix qui nous reste est de décider s’il faut apprendre de telles expériences ou s’en plaindre.

« Souviens-toi donc, en définitive, à tout accident qui te porte à l’affliction, de faire usage de ce principe : Ceci n’est pas un malheur, mais le supporter noblement est un bonheur. » – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre IV, 49 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

Afin d’accepter avec plus de facilité tout ce qui peut nous arriver comme faisant partie de la nature des choses ou du destin, les Stoïciens invitaient à pratiquer un autre exercice de contemplation, qu’il est possible d’exercer en tant que passager lors d’un covoiturage. Cet exercice de contemplation de la nature vise à prendre conscience de la beauté et de la perfection de la nature, y compris dans ce qui pourrait nous paraître comme anodin ou déplaisant.

« Il faut encore prendre garde à ceci : les accidents mêmes qui s’ajoutent aux productions naturelles ont quelque chose de gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits se fendille et ces fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de l’art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l’appétit. De même, les figues, lorsqu’elles sont tout à fait mûres, s’entr’ouvrent ; et, dans les olives qui tombent des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la terre, la peau du front du lion, l’écume qui s’échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup d’autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d’être belles, et pourtant, par le fait qu’elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent attrayantes. Aussi, un homme qui aurait le sentiment et l’intelligence profonde de tout ce qui se passe dans le Tout, ne trouverait pour ainsi dire presque rien, même en ce qui arrive par voie de conséquence, qui ne comporte un certain charme particulier. Cet homme ne prendra pas moins de plaisir à voir dans leur réalité les gueules béantes des fauves qu’à considérer toutes les imitations qu’en présentent les peintres et les sculpteurs. Même chez une vieille femme et chez un vieillard, il pourra, avec ses yeux de philosophe, apercevoir une certaine vigueur, une beauté tempestive, tout comme aussi, chez les enfants, le charme attirant de l’amour. De pareilles joies fréquemment se rencontrent, mais elles n’entraînent pas l’assentiment de tous, si ce n’est de celui qui s’est véritablement familiarisé avec la nature et ses productions. » – Marc-Aurèle, Pensées, Livre III, 2 (trad. M. Meunier, éd. Garnier).

Voir la beauté et la perfection de la nature dans les choses banales de la vie, y compris dans celles qui sont les moins attirantes, c’est s’entraîner et s’habituer à les voir avec des yeux de philosophe comme l’écrit Marc Aurèle. L’objectif de l’exercice de contemplation de la nature est de nous amener à adopter ce regard sur le monde, informé des réalités physiques de celui-ci.

« Imagine qu’un moment de ta naissance je vienne te donner cet avis : ‘‘Tu vas faire ton entrée dans la ville commune des dieux et des hommes, ville qui comprend tout l’univers, qui obéit à des lois constantes et éternelles, où les corps célestes accomplissent leurs infatigables révolutions. Là tu verras des myriades d’étoiles étinceler de tous côtés, un astre unique remplir de ses rayons tout l’espace. Tu verras ce soleil, dont le cours quotidien trace les limites du jour et de la nuit, et dont le cours annuel règle le retour périodique des étés et des hivers. Tu verras la lune le remplacer durant la nuit et recevoir de son foyer fraternel sa douce et molle lumière, tantôt cachée, tantôt surplombant la terre de sa face épanouie, croissant et décroissant tour à tour, et chaque fois différente de ce qu’elle était la veille. Tu verras les cinq planètes suivre une route opposée à celle des autres astres et progresser en sens inverse du mouvement général du ciel : de leurs moindres variations dépendent les destinées des peuples, et les plus grandes comme les plus petites choses sont différemment influencées selon qu’un astre propice ou funeste domine lorsqu’elles se produisent. Tu admireras les nuages qui s’agglomèrent, les pluies qui tombent, le zigzag des éclairs et le fracas de la foudre. Lorsque, rassasié des spectacles célestes, ton regard redescendra vers la terre, d’autres objets t’y attendront, qui seront autant de merveilles : ici de vastes plaines se déployant et s’étendant à l’infini, là des chaînes de montagnes dressant jusqu’au plus haut des airs leurs sommets couronnés de neige ; des rivières qui précipitent leurs eaux, des fleuves qui, partis du même point, se répandent au levant et au couchant ; des bois qui se balancent sur les plus hautes cimes, et ces mille forêts que peuplent tant d’animaux divers, qu’égayent les chants de tant d’oiseaux ; des villes aux positions variées, des nations séparées par d’infranchissables frontières, les unes retranchées au faîte des montagnes, les autres peureusement enveloppées de fleuves aux berges profondes ; des moissons ployant sous les épis, des arbres fructifiant sans culture, des ruisseaux qui serpentent mollement parmi les prés, des golfes aux courbes gracieuses, des rivages qui se creusent en forme de port ; d’innombrables îles semées çà et là sur l’immensité des flots, dont elles rompent la monotonie. Que dire des pierres précieuses, de la splendeur des perles, de l’or éblouissant que d’impétueux cours d’eau charrient avec leurs sables, des colonnes de feu qui s’élancent du sein de la terre et parfois au milieu des mers, et de cet Océan, ceinture de la terre, dont les trois golfes séparent les parties du monde les unes des autres et dont les vagues se soulèvent avec un bouillonnement formidable ? Tu y verras, nageant sous des ondes toujours agitées, même quand le vent ne souffle pas, des animaux beaucoup plus gros que les animaux terrestres, les uns si lourds qu’ils se font remorquer pour avancer, les autres si agiles qu’ils distancent les meilleurs rameurs ; certains absorbent d’énormes quantités d’eau et la rejettent avec violence, au grand péril des vaisseaux qui passent. […] Consulte-toi, réfléchis et décide : si tu veux jouir de tant de merveilles, voilà par où tu auras à passer.’’ Tu répondras que tu veux vivre. » – Sénèque, Consolation à Marcia, XVIII (trad. R. Waltz, éd. Robert Laffont).

Sénèque quant à lui, dans ce long extrait, nous invite à faire attention aux belles choses qui nous entourent, et ainsi embellir notre vie en prenant conscience de leur présence à nos côtés au quotidien. Nul doute qu’il nous inviterait à l’occasion de nos trajets quotidiens en covoiturage de profiter de notre statut de passager pour observer la nature environnante, de nous réjouir de sa beauté et de son harmonie et être reconnaissant de pouvoir en profiter chaque jour.

Cet article conclut cette série sur le covoiturage envisagé au travers des principes de la philosophie stoïcienne. Bien d’autres aspects de cette pratique commune de transport pourraient être encore analysés et étudiés de la sorte, mais j’espère que ce point de vue a permis de montrer à quels points ces principes stoïciens pouvaient encore se montrer utiles et pertinents, en faisant l’exercice de les appliquer à une activité contemporaine.

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