Le spectre stoïcien et la question épineuse des indifférents préférables

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Massimo Pigliucci intitulé “The Stoic spectrum and the thorny issue od preferreed indifferents”, publié sur son blog personnel How to be a stoic. Traduction française de Sylvain Margot, relue par Maël Goarzin. Nous remercions l’auteur de cet article de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Massimo Pigliucci est Professeur de philosophie au City College of New York.


Le spectre stoïcien et la question épineuse des indifférents préférables

par Massimo Pigliucci

L’une des choses que j’apprécie vraiment dans le stoïcisme, ce sont ses prétendus « paradoxes ». Cicéron a écrit un livre entier pour les expliquer, et ils déconcertent toujours les gens qui les rencontrent pour la première fois (et la deuxième, et la troisième). Les stoïciens, semble-t-il, prenaient un malin plaisir à présenter leurs doctrines sous la forme de phrases courtes déroutantes, afin d’inviter à une discussion plus approfondie et à une clarification –, évitant ainsi la réduction de leur philosophie à une version « autocollant pour pare-chocs ». Si vous vouliez comprendre le stoïcisme, vous deviez prendre le temps nécessaire et vous creuser la cervelle, sans prendre de raccourcis.

L’un de ces concepts stoïciens déroutants est sans nul doute celui des « indifférents préférables ». L’expression même semble contradictoire (comment une chose peut-elle être à la fois préférable et indifférente ?), et même un penseur aussi fin que Cicéron accuse les stoïciens (dans le livre IV des Fins des biens et des maux) de jouer simplement avec les mots. Mais je ne pense pas que ce fut le cas, et je vais vous donner la meilleure explication que j’ai trouvée sur ce que signifie l’expression « indifférents préférables » (et « non préférables »), et avant toute chose pourquoi les stoïciens l’ont choisie.

Tout d’abord, replaçons la question dans le contexte historico-philosophique approprié. Comme le montre élégamment John-Stewart Gordon dans l’Internet Encyclopedia of Philosophy (voir mon commentaire ici), le stoïcisme est dérivé de la pensée de Socrate, tout comme deux des écoles rivales : l’aristotélisme et le cynisme (en fait, à proprement parler, le stoïcisme est un dérivé du cynisme). Ce point est important pour le sujet qui nous occupe. Socrate a enseigné que la vie eudémonique, la vie qui vaut la peine d’être vécue, est une vie d’examen de soi (connais-toi toi-même, comme le dit la célèbre inscription de Delphes) et de pratique de la vertu. La vertu fondamentale est la sagesse, qui est le bien le plus élevé – comme l’explique Socrate dans l’Euthydème de Platon – parce qu’elle est la seule chose qui soit utile en toutes circonstances ; en fait, elle est la chose même qui nous permet d’utiliser correctement tout le reste.

Aristote, élève de Platon (lui-même élève de Socrate), a compris que tout cela est bien beau, mais que la vertu en elle-même ne suffit pas pour une vie eudémonique. D’autres conditions doivent également être réunies, dans une certaine mesure. Parmi ces conditions, Aristote cite la santé, la richesse, l’éducation et même la beauté. On comprend pourquoi sa philosophie est souvent accusée d’être quelque peu élitiste. Si vous êtes pauvre, malade, sans éducation ou dépourvu de beauté, vous n’avez pas de chance. Vous pouvez être aussi vertueux que vous le souhaitez, mais votre vie ne sera pas eudémonique.

Absurde, répond Antisthène, également élève de Socrate et fondateur de la secte des cyniques, dont le représentant le plus célèbre est Diogène de Sinope. Selon les cyniques, la seule chose nécessaire pour vivre une vie eudémonique est la vertu. En outre, la recherche d’avantages externes, tels que la santé, la richesse, l’éducation et ainsi de suite, fait obstacle à la pratique de la vertu. D’où leur style de vie notoirement minimaliste que leurs contemporains qualifiaient de « similaire aux chiens », d’où le mot « cynique ».

Les stoïciens, quant à eux, ont su trouver un créneau conceptuel entre ces deux positions extrêmes : comment peut-on mener une existence eudémonique (à l’opposé d’Aristote), sans pour autant devoir renoncer à tous les biens terrestres (à l’opposé des cyniques) ? En faisant la distinction entre ce qui est vraiment important, la vertu, et les choses qui peuvent être poursuivies (préférables) ou évitées (non préférables), tant qu’elles ne font pas obstacle à une vie vertueuse. Et vous l’avez deviné : les indifférents préférables incluent la santé, la richesse, l’éducation, etc., tandis que les indifférents non préférables comprennent la maladie, la pauvreté, l’ignorance, etc.

Voici donc à quoi ressemble le spectre aristotélicien / stoïcien / cynique :

Très bien, pourriez-vous dire, mais n’est-ce pas là soit une dérobade (comme Cicéron accuse les stoïciens de le faire, dans Des Fins), soit une notion intrinsèquement contradictoire ? Qu’est-ce que cela signifie concrètement que la santé, par exemple, est un « indifférent préférable » ?

Je dois remercier un de mes lecteurs, timbartik, d’avoir fait le lien entre cette notion et celle d’ordre lexicographique, utilisée en mathématiques et en économie.

Les économistes ont réalisé que, contrairement à ce que prédit la théorie économique standard, les gens ne considèrent pas tous les biens ou desiderata comme « fongibles », c’est-à-dire interchangeables pour un bien ou un desideratum de même valeur. Au contraire, les gens regroupent les choses qu’ils désirent ou auxquelles ils tiennent dans des ensembles distincts, classés en fonction de leur importance. Si les membres d’un même ensemble peuvent être échangés les uns contre les autres, les membres d’ensembles différents ne le sont généralement pas.

Donnons un exemple concret. Dans la vie quotidienne, mon « ensemble A » comprend, par exemple, ma fille. Je me soucie de son bien-être, de son avenir, etc. Mon « ensemble B » comprend une Lamborghini orange, ma voiture idéale. Je serais tout à fait disposé, si j’en avais les moyens, à échanger beaucoup d’argent liquide, qui appartient également à l’ensemble B, contre une Lamborghini. Mais il est tout simplement hors de question d’échanger le bien-être ou l’avenir de ma fille contre cette voiture. La situation est donc la suivante :

Je pense que vous voyez où je veux en venir : pour les stoïciens, la vertu fait partie de l’ensemble A et n’est pas négociable : c’est le bien suprême et la seule chose qui compte vraiment. Mais d’autres choses, comme la santé, la richesse, l’éducation, etc., relèvent de l’ensemble B (ou d’autres ensembles sur l’échelle lexicographique) et sont « préférées » dans le même sens que ma prédilection pour les Lamborghini. Mais ils sont « indifférents » en ce sens qu’ils ne peuvent en aucun cas être échangés avec l’ensemble A, c’est-à-dire avec la vertu.

Une dernière remarque à ce sujet : certains stoïciens, par exemple Épictète, pensaient qu’une chose est un indifférent préférable dans un sens plus strict que celui impliqué ci-dessus. La santé, la richesse, l’éducation, et ainsi de suite sont préférables dans la mesure où ils facilitent la poursuite de la vertu, mais uniquement dans cette mesure. Cela signifie qu’un certain nombre de choses (comme les Lamborghini) ne font même pas partie de cette catégorie. D’autres stoïciens (certainement Sénèque, par exemple) étaient un peu plus souples, et autorisaient dans l’ensemble B des choses entièrement neutres du point de vue de la vertu, tant qu’elles ne font pas obstacle à la vertu, bien sûr. On peut envisager cette subdivision sur le même continuum que ci-dessus : la version la plus stricte penche un peu vers le cynisme, car elle produit une version plus minimaliste du stoïcisme, tandis que la version la plus souple est plus répandue et plus facile à pratiquer.

Quelle que soit la version du stoïcisme que vous préférez (ou du cynisme, voire de l’aristotélisme !), rappelez-vous les paroles immortelles du comédien Michael Connell (alias « Marcus Aurelius ») : « Vous savez ce qui est bon ? La vertu ! ».

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