Le stoïcisme : un jeu de balle

Les métaphores sportives dans le stoïcisme antique

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “Stoicism as a ball game“. Traduction de l’anglais par Michel Rayot et Maël Goarzin. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.


Le stoïcisme : un jeu de balle

Les métaphores sportives dans le stoïcisme antique

par Donald Robertson

Les stoïciens de l’Antiquité utilisaient fréquemment différentes métaphores pour décrire leur philosophie. L’une des plus étonnantes d’entre elles compare la vie à un jeu de balle – voire à un autre jeu ou sport. Dans ce cadre, la sagesse et la vertu correspondent au « bon sportif » et faire preuve de sagesse et de vertu revient à « conserver un esprit sportif et à bien jouer le jeu. »

Les jeunes Grecs et Romains de l’Antiquité pratiquaient généralement différents sports, comme la lutte et les jeux de balle. Par exemple, le jeune Marc Aurèle aimait bien la boxe, la lutte, la course à pied et la chasse ; il jouait très bien à la balle et était un chasseur habile (Histoire Auguste).

Il n’est donc pas surprenant de trouver de nombreuses allusions à ces activités dans les écrits des philosophes. Chrysippe, le troisième maître de l’école stoïcienne, était coureur de fond et quitta le Portique, la Stoa Poikile où enseignait son prédécesseur Cléanthe, pour créer sa propre école sur un terrain de sport voisin appelé le Lyceum. Les Grecs appelaient ces lieux gymnasia, mais à la différence des gymnases modernes, on y trouvait des parcs qui permettaient de se promener entre les arbres et le long des ruisseaux, mais aussi des pistes de course, des écoles de lutte, des bains publics et d’autres bâtiments.

De nombreuses personnes s’y rassemblaient pour échanger, y compris les sophistes y donnaient des conférences et lisaient leurs discours en public. Socrate se rendait également au Lyceum pour socialiser et discuter de philosophie. Quelques générations plus tard, Aristote a ouvert sa célèbre école de philosophie dans un Lyceum, un bâtiment dont le nom est devenu célèbre. Les élèves d’Aristote étaient aussi appelés les péripatéticiens parce qu’ils se promenaient dans les agréables jardins du parc tout en discutant de philosophie. Environ un siècle après Aristote, Chrysippe donna aussi des conférences en plein air, au Lyceum, sans doute en côtoyant de nombreux jeunes qui pratiquaient le sport et l’exercice.

En réalité, c’est Sénèque qui nous indique que Chrysippe a introduit dans le stoïcisme la métaphore du jeu de balle à titre d’analogie avec la vie en général. Les Grecs et les Romains pratiquaient un sport d’équipe assez violent appelé harpastum, qui consistait à se passer et à se saisir de la balle en s’opposant aux adversaires jusqu’à utiliser des prises de lutte. On ne connait pas exactement les règles du jeu mais il pourrait bien être un lointain ancêtre du rugby.

Comme l’explique Sénèque , les stoïciens utilise cette analogie sportive pour décrire l’aide ou les bienfaits que l’on peut apporter aux autres :

« Je veux recourir à une comparaison de notre Chrysippe, empruntée au jeu de balle : si celle-ci tombe, il est hors de doute que c’est la faute de celui qui la lance ou de celui qui la reçoit ; elle ne se maintient en mouvement qu’en passant d’une main à l’autre, lancée et reçue exactement par les deux partenaires en un va-et-vient continu. Or il est nécessaire qu’un bon joueur s’y prenne différemment pour la lancer à un partenaire de haute taille ou à un petit. La même règle s’applique au bienfait. S’il ne s’adapte pas exactement à l’une et à l’autre personne, à celle qui donne et à celle qui reçoit, il ne quittera pas les mains de la première et n’arrivera pas aux mains de la seconde avec la justesse requise. » Sénèque, Les bienfaits, 17, 3, traduction par F. Préchac, revue par P. Veyne, légèrement modifiée).

Un bienfait doit être donné et reçu de la bonne manière, tout comme une passe implique un lancer et une réception. Lorsque nous désirons aider une autre personne, nous devons, selon Sénèque, tenir compte de sa capacité à recevoir cette aide.

« Si nous avons affaire à un homme exercé et habile, nous lancerons la balle avec moins de précaution ; de quelque façon en effet qu’elle arrive, une main adroite et preste saura riposter ; si c’est à un joueur novice et ignorant, nous la jetterons avec moins de roideur et de force musculaire, mais plus mollement et tout juste dans ses mains, que nous viserons, pour courir tout doucement au-devant d’elle. — Sénèque, Les bienfaits, 17, 4

Sénèque revient sur cette analogie un peu plus loin :

« Lorqu’on a reçu un bienfait, dira-t-on, l’eût-on reçu du meilleur cœur, on n’a pas encore fait tout son devoir ; il en reste, en effet, une partie, qui est la restitution ; ainsi, au jeu, c’est quelque chose de recevoir la balle avec adresse et avec justesse minutieuse, mais on n’est dit bon joueur que si on l’a bien et prestement renvoyée, après l’avoir reçue. » Sénèque, Les bienfaits, 32, 1

Cependant, contrairement au jeu de balle, Sénèque nous dit que le sage n’attend pas que les bienfaits qu’il accorde aux autres soient réciproques.

Épictète sur la vie comme un jeu de balle

L’utilisation par Sénèque de la métaphore du jeu de balle est intéressante, tout comme le fait qu’il l’attribue à Chrysippe. Cependant, Épictète fournit un exemple encore plus convaincant de la même métaphore. Dans un de ses fameux Entretiens, il utilise le jeu de balle pour expliquer comment les stoïciens concilient le détachement émotionnel et le désir, ou, comme il le dit, pour expliquer « comment coexistent grandeur d’âme et attention » (Épictète, Entretiens, II, 5).

Épictète introduit le sujet en disant très clairement que même si les choses extérieures sont elles-mêmes « indifférentes », ni bonnes ni mauvaises, l’usage que nous en faisons ne l’est pas : nous pouvons en faire un bon ou un mauvais usage, avec sagesse ou avec négligence… Comment pouvons-nous rester libres de toute perturbation émotionnelle, demande-t-il, alors que nous nous préoccupons des choses extérieures, comme la richesse ou la réputation ?

Nous pouvons le faire, dit-il, en comparant la vie à un jeu de dés. Les dés nous sont indifférents : ils représentent des choses banales et sans importance. Je ne peux même pas prédire les chiffres qui vont sortir. Mon rôle, dans ce jeu, est simplement de bien lancer les dés et d’utiliser au mieux les chiffres qui se présentent. Aujourd’hui, nous dirions que, comme dans un jeu de cartes, nous devons utiliser la main que le destin nous tend au mieux de nos capacités.

Épictète affirme que le principal, dans la vie, est de discerner clairement les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Nos actions volontaires sont en notre pouvoir, dit-il. Nous devrions donc rechercher le bon ou le mauvais dans notre conduite, en nous focalisant sur celle-ci, plutôt que sur les éléments extérieurs. Nous ne devons appeler ni bon ni mauvais, ni bénéfique ni nuisible, ce qui ne dépend pas de nous.

Le jeu de balle stoïcien

Telle est l’essence de la philosophie stoïcienne selon Épictète, et il l’illustre avec la métaphore du jeu de balle, qui a sans doute été introduite dans le stoïcisme trois siècles plus tôt par Chrysippe. Pour Épictète, ce que le stoïcisme nous enseigne sur la vie en général, c’est précisément ce que fait tout joueur habile au jeu de balle.

Personne, dans ce jeu, ne se soucie vraiment de la balle, dit-il (Entretiens, II, 5, 15-17). Les joueurs font tout leur possible pour s’emparer de la balle de l’équipe adverse, mais ils ne considèrent pas la balle comme quelque chose d’intrinsèquement bon. Ils passent la balle aux autres membres de l’équipe avec habileté, mais ils ne pensent pas non plus que la balle soit intrinsèquement mauvaise. C’est seulement une balle, ni bonne ni mauvaise. L’art du jeu consiste à lancer et à attraper la balle adroitement, lestement et avec discernement. Cependant, si un joueur garde trop la balle sans la passer aux autres ou s’il a peur de l’attraper, alors il joue mal. Et parce qu’il ne joue pas correctement son rôle, les autres joueurs commencent à lui crier de passer la balle au lieu de s’y accrocher et de l’attraper lorsqu’ils essaient de la lui lancer. « Dans ces conditions, c’est une bataille, non un jeu », dit Épictète (Entretiens, II, 5, 17, traduit par R. Muller).

Épictète poursuit l’analogie : « Voilà pourquoi on peut dire que Socrate savait jouer à la balle » (Entretiens, II, 5, 18). Alors qu’il était jugé et menacé d’exécution, il a continué à jouer le jeu de la vie sans crainte. Il a interrogé ses accusateurs de façon philosophique, « comme s’il jouait avec une balle » (Entretiens, II, 5, 19).

« Et quelle balle était en jeu, en l’occurrence ? La prison, l’exil, le poison à boire, la perte de sa femme, les enfants laissés orphelins. Voilà l’enjeu, voilà avec quoi il jouait, et il n’en jouait pas moins, il n’en lançait pas moins la balle avec grâce ! C’est ainsi que nous devons procéder nous aussi : d’un côté, apporter à ce que nous faisons l’attention du joueur le plus habile, de l’autre, montrer la même indifférence que s’il s’agissait d’une balle. Quand  nous avons affaire à une matière extérieure, il est impératif d’employer toutes les ressources de l’art, sans nous y attacher cependant, mais en donnant la preuve, quelle que soit cette matière, que nous possédons l’art correspondant  » (Entretiens, II, 5, 19-21)

Par tous les moyens, nous devons exercer notre influence sur les événements, mais davantage pour exercer notre sagesse et notre art de vivre que pour obtenir un résultat extérieur, comme gagner la partie.

Nous dépendons de nombreuses personnes et de nombreux facteurs pour nous nourrir et nous loger, et ces choses peuvent toujours nous être enlevées. Même notre santé physique ne dépend pas entièrement de nous. Cependant, les stoïciens affirment que tant que nous disposons de quelque chose, nous devons en prendre soin du mieux que nous le pouvons. Les observateurs avisés et sages parviendront à juger si vous êtes le genre de personne qui joue bien ou mal au jeu de la vie. Les autres, s’ils ont du bon sens, vous admireront, même si vous souffrez de grands malheurs, dans la mesure où vous les gérez bien, car ils apprécieront votre esprit sportif face à l’adversité. C’est ainsi que le sénateur romain Cassius Dion a écrit de Marc Aurèle :

« [Marc Aurèle] n’a pas rencontré la bonne fortune qu’il méritait, car, de santé fragile, il a connu une multitude de problèmes tout au long de son règne. Mais pour ma part, je l’admire d’autant plus, car en affrontant ces graves et extraordinaires difficultés, il est parvenu à survivre et à préserver l’empire. » Cassius Dion, Histoire Romaine.


Crédits: Bas-relief représentant deux athlètes grecs jouant à la balle, National Archaeological Museum, Athènes, Domaine Public.

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