Les enseignements universels et atemporels du Manuel d’Epictète

« Le temps viendra où l’on préférera pour se perfectionner en morale et en raison, recourir aux Mémorables de Xénophon, plutôt qu’à la Bible et où l’on se servira de Montaigne et d’Horace comme de guides sur la voie qui mène à la compréhension du sage et du médiateur le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. »

Nietzsche, Humain, trop humain. Le voyageur et son ombre, paragraphe 86, dans Oeuvres philosophiques complètes, t. III, 2, Paris, Gallimard, p.200.

Nietzsche était un penseur européen visionnaire. Parmi maintes choses qu’il avait prophétisées, il y a notamment le regain d’intérêt pour la philosophie comme mode de vie et comme idéal vers la sagesse, après la « mort de Dieu ». C’est ce qui se passe actuellement en Occident et dans le monde en général. On voit en effet un regain d’intérêt pour la philosophie comme manière de vivre, et plus précisément le stoïcisme, notamment dans le monde anglo-saxon et en France, avec les mouvements de stoïcisme contemporain.

« Les anciens philosophes grecs, comme Epicure, Zénon, Socrate, etc., sont restés plus fidèles à la véritable Idée du philosophe que cela ne s’est fait dans les temps modernes. »

Kant, Vorlesungen über die philosophische Encyclopädie, dans Kants gesammelte Schriften, XXIX, Berlin, Akademie, 1980, p.8 et 12.

Les philosophes anciens recherchaient la sagesse, et c’est ce qui les distingue des philosophes modernes et contemporains, comme l’a remarqué Emmanuel Kant lui-même. Les Anciens ont été fidèles à la « véritable Idée du philosophe », et il serait bon que nous aussi, Modernes, nous revenions à la philosophie dans son essence : une manière de vivre en accord avec un idéal de sagesse.

De nos jours, et dans le monde entier, nous pouvons chercher à nous améliorer en tant qu’être humain en lisant le Manuel d’Epictète, en méditant sur ses enseignements et en essayant de les mettre en pratique dans notre vie quotidienne, et nous allons voir pourquoi.

I. Qu’est-ce que le Manuel d’Epictète ?

Le Manuel d’Epictète, contrairement à son intitulé, n’a pas été écrit par Epictète. Epictète était un ancien esclave affranchi qui avait pour maître de philosophie Musonius Rufus et qui devient un maître stoïcien à son tour. C’est le seul maître stoïcien dont il nous reste des enseignements complets, grâce à son disciple Arrien de Nicomédie, prêtre des déesses Déméter et Coré et fidèle de l’empereur Hadrien. Mais Epictète, comme son maître Socrate, n’a laissé aucun écrit de sa main qui nous soit parvenu.

Le Manuel d’Epictète comporte seulement une vingtaine de pages et est un des livres de philosophie les plus accessibles en terme à la fois économique et de compréhension. Dans cette œuvre, qui était une prise de notes d’un étudiant, Epictète s’adresse à des jeunes hommes qui ont beaucoup d’ambition et qui voudraient faire une grande carrière politique à Rome. Dans l’Antiquité, on appelait le Manuel d’Epictète l’Enchiridion, signifiant manuel mais aussi poignard, et en général « ce qui est à portée de main », car il était un peu comme une arme facile à transporter, pratique et utile en cas d’incident de la vie.

II. La Sagesse comme sens et idéal de vie dans le Manuel d’Epictète

Tout d’abord, adopter la philosophie comme manière de vivre, principalement la philosophie antique, c’est avoir des principes et des valeurs. C’est avoir un sens dans sa vie, et un idéal de sagesse. Comme le disait Epictète : « Sans tarder fixe-toi à toi-même une sorte de caractère et de type de conduite auquel tu te conformeras, soit que tu te trouves seul en présence de toi-même, soit que tu te trouves en présence des hommes ». (Manuel, 33) Cet idéal, dans le stoïcisme, c’est le Sage, illustré notamment par la figure historique de Socrate : « bien que tu ne sois pas encore Socrate, tu dois pourtant vivre comme quelqu’un qui veut le devenir. » (Manuel, 51). Cette figure du Sage pouvait, dans la bouche d’Epictète, être aussi bien Zénon, Diogène, ou Héraclite, en somme des grands philosophes antiques, illustres, dont la mémoire a traversé les âges, grâce à la vie glorieuse et exemplaire qu’ils ont mené : « propose-toi ce qu’auraient fait Socrate ou Zénon » (Manuel, 33) ; « Ainsi faisaient et Diogène, Héraclite et ceux qui leur ressemblent : ils étaient divins et à bon droit passaient pour tels » (Manuel, 15).

Mais par où commencer pour atteindre cet idéal de vie ?

III. Une lecture contemporaine des préceptes du Manuel d’Epictète

1. La promesse d’Epictète

La promesse de la philosophie stoïcienne d’Epictète est la suivante :

« si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui en effet t’est étranger, nul ne te forcera jamais à faire une chose, nul ne t’en empêchera ; tu ne te plaindras de personne, tu n’accuseras personne ; tu ne feras pas involontairement une seule action ; personne ne te nuira, et d’ennemi, tu n’en auras point, car tu ne pourras pas même souffrir rien de nuisible. »

Manuel, 1, Traduction par Jean-Marie Guyau, Librairie Ch. Delagrave, 1875

Il est question de mettre en pratique des préceptes de vie enseignés par le maître stoïcien Epictète, ancien esclave affranchi. Dans quel but ? Plus personne ne pourra nous nuire, nous atteindre, nous n’aurons plus de raison de nous plaindre de quoi que ce soit, nous n’aurons plus d’ennemi et nous nous libérerons de tout trouble.

Qui, de nos jours, n’envierait pas cette situation ? Une situation dans laquelle l’être humain est arrivé à une telle maîtrise de lui-même et un tel sens de la responsabilité (pour en savoir plus, écoutez le podcast « Apprendre la responsabilité avec Épictète », avec Olivier D’Jeranian) qu’il en est devenu invincible, car le coeur plein de gratitude et l’âme baignant dans la paix intérieure (ataraxia en grec ancien).

Voilà ce que nous promet Epictète, un esclave affranchi devenu maître en philosophie stoïcienne, philosophie qui se veut « la philosophie véritable », héritière du cheminement socratique. Cette promesse n’est-elle pas toujours d’actualité ?

Mais comment atteindre un tel état de sagesse ?

2. La distinction fondamentale

La première étape que propose l’enseignement d’Epictète qui nous est rapporté par le prêtre helléniste Arrien est la suivante :

« Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous est (…) en un mot tout ce qui est notre œuvre. »

Manuel, 1

Pour en savoir plus sur ce premier chapitre du Manuel et la distinction fondamentale, lire mon explication du Manuel d’Epictète (chapitre I).

Nous avons la volonté de réussir notre vie, notre carrière. Nous avons notre propre conception d’une vie réussie, du bonheur. Il est possible que l’on se trompe à ce sujet. Il est possible que pour nous, le bonheur soit dans une grande carrière professionnelle qui nous permettra d’obtenir richesse et grand confort de vie, ainsi que notoriété, par exemple. Il est possible aussi que pour cela, nous ayons le désir de tout contrôler : être sélectionné parmi d’autres personnes, parmi les meilleurs. Il est possible que nous vivions dans le stress et le trouble pour ce désir de « réussite » (extérieure). Et il est possible que nous nous rendions malheureux et troublé dans le but d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés pour être enfin heureux.

Cette volonté de tout contrôler est à l’opposé du « lâcher-prise » proposé ici dans l’enseignement fondamental d’Epictète. Epictète dit ailleurs dans le Manuel que si nous nous fixons des objectifs trop élevés, nous négligeons le rôle qui nous correspondrait davantage, et dans lequel nous serions plus épanouis :

« Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, tu le joues mal ; et celui que tu pouvais remplir, tu l’abandonnes. »

Manuel, 37

C’est une invitation à ne pas mettre « la barre trop haute » dans nos objectifs, et donc de prendre conscience de nos limites, c’est donc aussi une invitation à la connaissance de soi. Il dit aussi dans le Manuel qu’il vaut mieux préférer vivre dans l’absence de troubles que d e chercher à obtenir un « bien » extérieur.

Ainsi, Epictète nous invite à faire une pause et à revoir nos priorités. Pourquoi nous tracassons-nous ? Vaut-il mieux une vie exempte de troubles ou une vie troublée et pleine de contraintes ? Vaut-il mieux avoir ou être (ta ouk eph ê min – ce qui ne dépend pas de nous – ou ta eph ê min – ce qui dépend de nous) ?

En fait, ce sont seulement nos choix et intentions qui orientent ces choix qui « sont en notre pouvoir ».Il s’agit en effet de davantage lâcher-prise sur ce que nous ne pouvons pas changer, mais d’être davantage attentif à ce qui relève de notre pouvoir. En effet, seuls des raisonnements sains et des actes vertueux, bénéfiques, peuvent procurer une satisfaction véritable. Donc si nous voulons avoir la récolte du bonheur, il nous faut apprendre à incarner la vertu. (Pour en savoir plus sur la vertu, lire l’article d’Elen Buzaré « Sur la vertu, ou la recherche de l’excellence« )

Nos principes moraux et notre discipline : voilà ce qui « dépend de nous ». Le reste « ne dépend pas de nous » et est donc non pas à « accepter » mais à « vouloir » :

« Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras une vie heureuse »

Manuel, 8

Consentons donc volontairement à tout ce qui arrive, pour conserver au milieu de tout événement la tranquillité et la liberté.

Nous sommes les jardiniers de notre vie, des semeurs de graines, et les graines que nous semons, c’est notre mode de vie, cultivé par nos principes moraux/éthiques. Puis on récolte (ce qui ne dépend pas de nous) ce que l’on sème (ce qui dépend de nous). Mais notre récolte pourra être aléatoire et dépendre de l’environnement extérieur, du vent, de la pluie, des intempéries, du soleil, de la terre, et il se peut, après avoir fourni beaucoup d’efforts, qu’on ne récolte rien du tout, ou que nous ayons, au contraire, une récolte très abondante. Il s’agit donc de nous focaliser davantage sur nos intentions et moins sur les résultats de nos efforts que sur ceux-ci. (Sur ce point, voir aussi la « Méditation stoïcienne de l’archer » par Christophe André)

La « distinction fondamentale » expliquée par Plutarque :

« On ne peut dire de son vivant : ceci ne m’arrivera pas. Il est vrai. Mais on peut également dire : « De ma vie je ne ferai telle ou telle chose ; de ma vie je ne mentirai, je ne commettrai de fourberie, je ne serai voleur, je n’intriguerai. » Voilà qui dépend de nous ; et c’est là non pas un médiocre, mais un très sûr moyen pour parvenir à la sérénité. »

Plutarque, La Sérénité intérieure p.108 (Rivages poche-Petite Bibliothèque)

Notre attitude dans la vie, notre « choix de vie » (traduction de prohairesis) est la seule chose que nous pouvons gérer totalement et avec succès de façon sure dans l’existence.

Je peux choisir, par exemple, de mener une vie sobre, sans alcool, sans tabac, sans drogue. Ce choix de vie aura des conséquences « qui ne dépendent pas de moi » mais qui seront bénéfiques : une meilleure santé, de meilleures relations, moins de risques d’accidents. Je peux choisir de mener une vie de fidélité (ce qui dépend de moi) et accueillir les conséquences bénéfiques de ce choix de vie : relation stable, bonne conscience, chances plus importantes que ma conjointe le soit aussi, moins de risques de maladies, etc. Et je peux choisir de faire preuve de tempérance en toute chose dans ma vie, d’éviter chaque excès, ce qui aura des conséquences bénéfiques sur ma santé mentale et physique, qui ne dépendent pas de moi directement.

Si donc l’on place notre « bien » dans ce qui est en notre pouvoir d’acquérir, et si au lieu de disperser nos désirs, nous les canalisons dans ce qui est possible, en accueillant tout le reste comme des choses voulues par le hasard ou le dieu, nous vivrons heureux.

Les conséquences de « placer son bien » dans « ce qui dépend de nous » est l’anéantissement de certains troubles :

« Si en effet l’essence du bien réside dans ce qui dépend de nous, ni l’envie ni la jalousie n’auront plus de lieu. »

Manuel, 19

Il n’y a aucune raison d’envier autrui ou de jalouser autrui dès lors qu’on distingue bien ce qui dépend de nous (le bon ou le mauvais) de ce qui n’en dépend pas (qui n’est ni bon ni mauvais). La jalousie et l’envie sont des passions, ou troubles de l’âme, qui ne sont pas propres à la Grèce antique, mais qui sont universels et atemporels, de même que les remèdes proposés par Epictète, véritable médecin des âmes. Ces troubles seront donc absents de notre vie si nous suivons l’enseignement premier d’Epictète. Mais cela demande un travail sur soi, un travail de longue haleine comparable au travail du sportif qui veut préparer les Jeux olympiques.

3. Faire un travail sur soi pour mener une vie pleine de sens

« Tu n’es plus enfant, mais déjà homme fait. Si maintenant tu te négliges (…) et qu’un jour passé tu en fixes un autre après lequel tu commenceras à veiller sur toi, tu perdras même la conscience que tu ne fais point de progrès dans la sagesse, et tu vivras et mourras dans les mœurs vulgaires. »

Manuel, 51

Epictète nous invite à cesser toute « procrastination », c’est-à-dire, de cesser de tout remettre au lendemain, surtout quand il s’agit d’une affaire aussi sérieuse que le travail sur soi en vue de mener une vie heureuse.

Il s’agit de réussir sa vie véritablement : non pas grâce à une grande carrière ou une grande notoriété, mais de réussir dans ce qui compte vraiment : faire de soi-même un lieu de liberté, de sagesse et de paix, afin de pouvoir vivre une vie digne et paisible et de mourir en paix, en Homme accompli.

Quand nous voulons changer le monde, quand nous sommes idéalistes, nous voulons, au fond, que les autres soient heureux, libres, en paix.

Et pour que les autres ou le monde soient heureux, libres et en paix, comment pouvons-nous faire si ce n’est commencer à agir là où nous pouvons véritablement, c’est-à-dire, en nous-mêmes ?

« Qui peut donner à un autre ce qu’il n’a pas lui-même ? »

Manuel, 24

On ne peut offrir la liberté, la paix et le bonheur aux autres si ces états n’existent pas d’abord en nous.

Et que pouvons-nous réellement faire en ce monde ?

« C’est assez que chacun remplisse son œuvre propre. »

Manuel, 24

Nous ne pouvons en effet qu’agir là où nous pouvons agir, en tant qu’être limité dans le temps et l’espace, en tant qu’être limité par notre corps et nos besoins. C’est aussi cela la connaissance de soi : connaître ses limites, ce sur quoi nous pouvons réellement agir dans notre vie, et donc notre juste place sur la Terre. Nous avons une œuvre à accomplir, et elle n’est pas toujours celle que nous croyons. Beaucoup voudraient agir pour plus de justice dans ce monde, changer les choses extérieures, être utile à leur patrie. Pour autant, est-ce délaisser toutes ces choses que de se consacrer en priorité à un travail sur soi ? Non, car en se rendant libre, heureux et sage, on contribue au bien commun :

« Ainsi donc toi-même tu n’auras pas été inutile à ta patrie ! »

Manuel, 24

L’on peut se dire « si chacun en faisait autant »… En effet, si chacun cherchait à se rendre libre, heureux et sage, ou encore vertueux, alors chacun remplirait enfin son rôle et le monde serait enfin une véritable utopie de paix et de bonheur communs.

Ainsi nous nous serions rendus utiles politiquement, à notre patrie, mais aussi au monde dans son ensemble. Nous aurons donc fait notre part et pourrons vivre et mourir en paix.

Conclusion

Beaucoup de personnes ont des problématiques dans leur vie, encore de nos jours, qui se résument à une mauvaise distinction entre « ce qui dépend de soi » et « ce qui n’en dépend pas ». Ils sont parfois plus attachés à leur carrière, à l’opinion des autres, qu’à leur propre santé mentale, qu’à leur propre liberté, qu’à leur propre être. Or, cette distinction fondamentale est une des clefs de la connaissance de soi et de l’ajustement au réel, pour un rapport sain à la vie, à la société, au réel, au monde, aux choses. Certains mènent une vie de culpabilité, aussi, parce qu’ils regrettent de ne pas avoir pu faire autrement, or cela ne dépend plus d’eux, et sûrement qu’au moment où cela dépendait d’eux, ils étaient plus focalisés sur ce qui ne dépendait pas d’eux que sur ce qui dépendait d’eux. Il y a, pour finir, de nombreuses personnes qui voudraient transformer nos sociétés, notamment sur le plan politique, qui voudraient « changer le monde » tout en négligeant de se changer eux-mêmes, ce qui serait pourtant sans doute plus utile au bien commun, car le monde a besoin davantage de sages, de personnes en paix, vertueuses et libres, que de personnes qui veulent tout changer sauf eux-mêmes.

« Cet effort sur soi est nécessaire, cette ambition – juste. Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, dans la préparation de la Révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la Révolution, veulent s’en rendre dignes. »

G. Friedmann, La Puissance et la Sagesse, Paris, 1970, p.359

Comme l’écrivait un poète : « Hier, j’étais intelligent et je voulais changer le monde, mais aujourd’hui, je suis Sage et donc je me change moi-même. » Il est très intéressant de noter que cette façon d’être et de penser n’empêchera pas pour autant Arrien de mener une grande et brillante carrière politique, bien au contraire. Il passera du statut d’étudiant en philosophie à gouverneur d’une province romaine, deviendra ami proche de l’empereur Hadrien et vaincra les ennemis de sa patrie.

1 commentaire

  1. Avant de vouloir changer le monde il faut peut être penser à changer ses propres defauts

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