Quelle différence entre « stoïcisme » et « Stoïcisme » ?

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “What’s the difference between Stoicism and stoicism?“. Traduction de l’anglais par Guillaume Beauquesne. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte dans lequel il établit, pour ce qui concerne l’anglais, une nette distinction entre l’usage des termes Stoïcisme (avec une majuscule) et stoïcisme (avec une minuscule). Cette distinction orthographique propre à la langue de Shakespeare reflète une distinction linguistique que l’on retrouve également en français entre les deux sens du terme stoïcisme, sans qu’il y ait, dans la langue de Molière, de marques distinctives permettant de repérer l’un ou l’autre de ces deux sens:

  • 1. la philosophie de l’école stoïcienne d’une part (qui fait l’objet des publications de ce blog)
  • 2. une attitude qui consiste à endurer les épreuves de l’existence sans exprimer la moindre émotion et sans se plaindre (qu’il convient de distinguer de la philosophie stoïcienne).

En d’autres termes, la langue anglaise a l’avantage de distinguer ces deux sens par l’usage de la majuscule pour l’un, et de la minuscule pour l’autre, alors que le français ne le fait pas, ce qui risque parfois d’entretenir la confusion qui existe souvent entre les deux sens du terme. L’intérêt de cet article est de mettre en évidence cette distinction.


Quelle différence entre « stoïcisme » et « Stoïcisme » ?

par Donald Robertson

Pourquoi il est important de distinguer clairement les 2 termes : stoïcisme (nb : avec un « s » minuscule en langue anglaise) et Stoïcisme (avec un S majuscule en langue anglaise)

Mon expérience en tant que modérateur d’un grand forum de discussion sur le Stoïcisme m’a fait percevoir que la plupart des erreurs d’appréciation sur ce thème sont tout simplement dues à une confusion entre le « stoïcisme avec un s minuscule » et le « Stoïcisme avec un S majuscule ». Quand j’ai posé la question : « Quelle différence y a-t-il entre le stoïcisme et le Stoïcisme ? », la réponse la plus fréquente a été, à peu de choses près : il y a une majuscule à l’un et pas à l’autre !

Pourtant, cette distinction est loin d’être mineure, car les deux mots signifient deux choses très différentes. Comme Socrate l’indiquait, nous devons d’abord nous accorder sur une définition correcte des termes-clés, pour avoir une conversation rationnelle sur la plupart des sujets. De la même manière, quand on confond stoïcisme et Stoïcisme, de ce que j’ai pu constater au fil des ans, on finit par s’embrouiller soi-même ainsi que les autres.

Prenons l’Oxford English Dictionary, comme la plupart des dictionnaires, il propose deux définitions différentes[1] :

  1. The endurance of pain or hardship without the display of feelings and without complaint.
    (traduction : Résistance à la douleur ou aux épreuves sans montrer ses émotions ni se plaindre)
  2. An ancient Greek school of philosophy founded at Athens by Zeno of Citium. The school taught that virtue, the highest good, is based on knowledge; the wise live in harmony with the divine Reason (also identified with Fate and Providence) that governs nature, and are indifferent to the vicissitudes of fortune and to pleasure and pain.
    (traduction: École grecque de philosophie antique, fondée à Athènes par Zénon de Kition. Cette école enseignait que la vertu, le bien ultime, est basée sur la connaissance, la sagesse, la vie en harmonie avec la raison universelle /aussi identifiée comme le destin ou la providence/, qui gouverne la nature et est indifférente aux vicissitudes de la fortune, des plaisirs ou des épreuves)

La 1ère définition est celle du stoïcisme. C’est le concept actuel d’un type de personnalité, une attitude qui consiste à « rester de marbre », à « prendre sur soi », etc. Lorsque le terme est utilisé ainsi, on ne met pas de majuscule.

La 2ème définition est celle du Stoïcisme, une École grecque renommée de philosophie qui s’est répandue dans l’Empire Romain, et a vécu environ cinq siècles. C’est cette forme de Stoïcisme, la philosophie stoïcienne, dont nous parlons quand nous évoquons Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, et l’utilisation du Stoïcisme dans l’amélioration de nos vies quotidiennes. Compris dans ce sens, ce n’est jamais vraiment utilisé sans majuscule, sauf pour ceux qui confondent les deux concepts[2].

Comme Frank McLynn le souligne dans sa biographie de Marc Aurèle : « le Stoïcisme antique n’était pas le stoïcisme moderne (avec un s minuscule) et il est évident d’emblée que le mot actuel « stoïque » (nb : stoical en anglais) résonne très différemment du Stoïcisme des Antiques.

Bien sûr, on ne peut pas nier que la notion de « personnalité stoïque » découle directement de la perception qu’ont les gens de la philosophie stoïcienne antique. Malgré tout, les deux notions ne sont proches que de loin et on peut même dire qu’elles s’opposent même quelquefois, comme nous allons le voir. Ces deux notions ne sont PAS la même chose, et être stoïque ne fait pas forcément partie de l’enseignement du Stoïcisme.

Faire l’impasse sur la distinction entre les deux termes a provoqué de grandes confusions au sujet de la philosophie stoïcienne, notamment sur internet.

Cette confusion est courante. De nombreux termes philosophiques grecs ont été caricaturés tout au long des siècles, donc en anglais, nous faisons la différence en mettant une majuscule lorsqu’on parle du courant philosophique car c’est un nom propre.

Exemples :

  • épicurien n’est pas la même chose qu’Épicurien

Le premier terme désigne un jouisseur ou quelqu’un qui apprécie la bonne chère alors que le second se réfère à une École de philosophie nommée d’après son fondateur Épicure, qui prônait plutôt des habitudes de vie parfois austères, y compris concernant la nourriture et la boisson

  • cynique n’est pas la même chose que Cynique

Le premier désigne une personne qui exprime sans ménagement ses sentiments et assume son immoralité, alors que le second renvoie à une École de philosophie grecque qui apprend, entre autres choses, à être indifférent aux opinions et aux actions des autres.

  • sceptique n’est pas la même chose que Sceptique

Le premier désigne une personne qui remet en question les opinions acceptées par la majorité quand le second est un mouvement philosophique antique qui incitait ses disciples à suspendre leurs jugements.

  • académique n’est pas la même chose qu’Académique

Le premier désigne une personne engagée dans des études, alors que le second renvoie à l’École de philosophie fondée par Platon à Athènes.

  • sophiste n’est pas la même chose que Sophiste

Le premier terme désigne quelqu’un qui raisonne de manière à manipuler son interlocuteur. Le deuxième était un professeur de rhétorique et de philosophie.

Etc.

Quelques-uns de ces mots sont parfois équivoques et peuvent être utilisés pour montrer un aspect du courant philosophique dont ils découlent. Par exemple, les anciens « Académiques » étaient connus pour leur…académisme, dans le sens moderne du mot, mais ce courant ne se résume absolument pas à cela.

De même, les Sophistes étaient accusés par les philosophes de proposer des raisonnements trompeurs (la « sophistique ») mais certains étaient plutôt bien vus, comme c’est le cas de Prodicus, un proche de Socrate.

D’autres termes, particulièrement épicurien, sont des caricatures très erronées de ce que ce courant philosophique enseignait réellement, et il est souvent utilisé de manière à nous méprendre sur ce qu’était le fondement de cette philosophie.

Il est donc essentiel de faire ces distinctions entre épicurisme (nom commun) et Épicurisme (nom propre). Mais il faut également faire en sorte de comprendre la nuance.

Lorsqu’on évoque la confusion entre Stoïcisme et stoïcisme, il y a plusieurs problèmes qui se posent. D’abord, la plupart des gens l’associent à de la force mentale et il n’est pas rare pour eux de penser que ceux qu’ils considèrent comme forts, résistants, maîtres dans l’autodiscipline sont des modèles Stoïciens à suivre. Le champion d’arts martiaux, Connor McGregor, est un exemple type de modèle choisi mais il y a une multitude d’échanges analogues sur internet.

Certes, il est sensé de dire qu’il est résistant et autodiscipliné, mais il est à des années-lumière de grandes figures comme Socrate ou Marc Aurèle, qui étaient reconnus comme des modèles de Stoïcisme dans le monde antique.

Connor McGregor représente certainement beaucoup mieux l’homme stoïque que le Stoïcien. Il n’incarne pas vraiment les vertus du Stoïcisme comme la sagesse ou la justice, l’affection envers les autres humains, ni le cosmopolitisme éthique, contrairement à Marc Aurèle. Cependant, il y a un nombre surprenant de personnes sur internet qui confondent les deux concepts : les vrais mecs sont des Stoïciens (Stoics), une image qui aurait totalement interloqué les Stoïciens antiques, eux qui considéraient les sports de compétition comme de la vanité, quelque chose qui nous détourne de la recherche de l’excellence morale et de la sagesse philosophique. (Les Stoïciens croyaient en l’exercice physique modéré, au service de la santé du corps et du développement du caractère, mais il ne devait pas être notre but principal dans la vie, et la compétition leur apparaissait mesquine et absurde.)

Le mot « stoïque » évoque également pour beaucoup une sorte de suppression ou d’enfouissement des émotions désagréables : c’est l’idée de « rester de marbre » (stiff upper-lip en anglais). Les garçons ne pleurent pas, etc. Ceci est particulièrement problématique car il est reconnu (un grand nombre de recherches récentes dans le domaine de la psychothérapie ont été réalisées sur le sujet) que la suppression des émotions négatives peut se révéler très dommageable. Malheureusement, je n’ai pas l’espace suffisant ici pour développer en détail ces aspects, mais il est acquis par la plupart des psychothérapeutes evidence-based (EBP) que la suppression des émotions est très mauvaise pour la santé. Pour surligner un seul aspect de ce qu’on vient de dire : plus notre jugement est dur sur le fait que les pensées et les émotions sont mauvaises ou indésirables, plus on va focaliser notre attention sur ces pensées et ces émotions.

Dans des cas extrêmes, certains peuvent finir par se torturer eux-mêmes dans de vaines tentatives de supprimer leurs pensées stressantes, provoquant des TOC (Troubles Obsessionnels Compulsifs). Tout autant, les personnes qui souffrent d’anxiété sociale considèrent leurs symptômes comme embarrassants et humiliants, et du coup cherchent à tout prix à dissimuler leurs mains qui tremblent, ou à supprimer leurs pensées négatives et leurs états anxieux lorsqu’ils communiquent avec d’autres.

Cependant, ces tentatives échouent généralement, car ils se retrouvent encore plus conscients d’eux-mêmes, accentuant encore l’étrangeté de leur attitude, et amplifiant encore plus leur état d’anxiété.

A l’inverse, comme les Stoïciens le savaient, si on n’accorde aucune importance au fait de paraître ou de se sentir anxieux, si on accepte ces émotions avec indifférence, les choses ont de grandes chances de beaucoup mieux se passer.

Une idée reçue répandue est qu’être stoïque signifie essayer de supprimer les émotions naturelles de tristesse, de colère, d’anxiété, et ainsi, pour certains, cacher le fait qu’ils sont au bord des larmes, ou tremblants, etc.

Cela signifie que ces derniers ont une vision négative ou dangereuse de ces états, et qu’ils jugent que les émotions ne sont pas bonnes.

Les Stoïciens antiques, au contraire, font une distinction claire entre les émotions automatiques (pré-passions, propatheia) et les états passionnels poussés à fond et volontaires, qui sont donc de notre ressort. Les Stoïciens nous enjoignent à accepter les premières avec indifférence, car elles sont naturelles et inévitables, et également à être indifférent au fait que les autres s’en rendent compte.

Une illustration parfaite de ceci nous vient d’Aulu-Gelle lorsqu’il décrit l’angoisse d’un Stoïcien au cours d’une grosse tempête en mer. Les Stoïciens pleurent, tremblent et pâlissent. Ils ne considèrent pas cela négativement, ni ne s’en soucient réellement. Ce qui est important pour eux, c’est ce qui se passe après : comment ils vont volontairement se comporter face à ces états naturels.

Quand les gens parlent d’être stoïque, ils pensent souvent « suppression des réactions émotionnelles spontanées », qu’ils considèrent comme négatives. Un philosophe stoïcien prendrait ces mêmes émotions avec détachement, ni bonnes ni mauvaises ; il les accepterait comme naturelles et inévitables, et ne dépendant pas de lui. Le terme stoïque est très communément utilisé comme synonyme d’impassible : cela n’est en aucun cas que ce que le Stoïcisme enseigne – les Stoïciens antiques mettaient régulièrement l’accent sur le fait que leur idéal n’était pas de se transformer en statues ou en hommes aux cœurs de pierre. Plutôt que de supprimer leurs émotions, leurs sensations, ce qui reviendrait à juger un « indifférent » comme étant mauvais ou néfaste, ils essayaient de modifier le jugement de valeur qu’ils portaient à leur sujet.

Cette approche est beaucoup plus en accord avec l’approche des thérapies cognitives actuelles concernant les émotions et leurs variations, et à mille lieues de ce que certains désignent comme « rester de marbre ».

Une autre observation qui peut être utile est la suivante : quand les gens confondent stoïcisme et Stoïcisme, ils passent totalement à côté de la dimension sociale de l’Éthique stoïcienne. Quand ils désignent quelqu’un comme étant stoïque, ils n’ont jamais en tête que la Justice, l’Équité, la Bienveillance sont des vertus cardinales dans la vie, que nous devrions tous cultiver l’amour de notre prochain, le traiter comme notre égal, comme faisant partie d’une humanité fraternelle, considérant tous les humains comme nos concitoyens, faisant partie intégrante d’un grand ordre cosmique. (Le terme cosmopolite est également un autre terme qui a été très mal employé au fil des siècles, il signifie réellement : un citoyen du cosmos qui traite son prochain comme ses propres concitoyens.)

Je me suis aperçu que le fait de poser la question comme ceci aide souvent à bien marquer la différence : « Quelle différence y a-t-il entre être stoïque (stoic) au sujet du bien-être des autres et être stoïcien (Stoic) au sujet du bien-être des autres ? »

Il y a également le sujet des émotions saines dans le Stoïcisme. Pour beaucoup, le Stoïcisme a une connotation proche de l’impassibilité, et il leur est assez étrange d’entendre que les Stoïciens pourraient être particulièrement joyeux et affectueux. A cet égard, les philosophes stoïciens ont un système de classification des émotions saines très complet : leur but n’était pas d’être vide émotionnellement mais plutôt de ressentir les émotions saines comme la joie[3], l’entrain, l’affection, etc., qui viennent avec la vertu. Je note que lorsque certains confondent stoïcisme et Stoïcisme, ils sont profondément déroutés et ne prennent pas au sérieux le fait que les Stoïciens puissent avoir des sentiments, comme si c’était une contradiction dans les termes mêmes, une idée inconcevable pour eux. Mais les émotions jouent au contraire un rôle central dans le Stoïcisme et par exemple, Marc Aurèle en fait souvent mention, notamment la joie, la bonne humeur et l’affection envers les autres. 

Les gens persistent parfois à ne pas faire de différence entre stoïcisme et Stoïcisme, même après la lecture de textes stoïciens connus comme Les Pensées de Marc Aurèle. C’est assez intrigant et cela ne peut venir que d’une lecture très superficielle. Marc Aurèle évoque pratiquement à chaque page de ses Pensées le fait que la vertu sociale est sa principale préoccupation, ce qui n’est pas surprenant car il était Empereur Romain. Malgré tout, certains continuent à vouloir penser qu’être stoïcien (Stoic) signifie être dur et insensible vis-à-vis de son prochain. Je continue à croire que lorsque cette erreur leur est signifiée et qu’ils relisent le livre, ils finissent par se rendre compte de manière flagrante de l’importance de leur méprise.

Il devrait être clair comme de l’eau de roche que Marc Aurèle pense que le but d’être stoïcien (Stoic) est de vivre en harmonie avec les autres. Leur tourner le dos ou leur exprimer notre rage est considéré comme une forme maladive d’aliénation, totalement opposée aux préceptes éthiques du Stoïcisme.

Le Stoïcien est bienveillant à l’égard de son prochain et souhaite lui venir en aide. Nous savons que Marc Aurèle désirait qu’on se souvienne de son règne surtout comme un exemple de bienfaisance envers les autres. Ceux qui parlent d’être Stoïciens (Stoics) ont rarement cela en tête, et confondent cette idée avec le fait d’être stoïque (stoic).


[1] Note du traducteur : en langue française, le Larousse propose également ces 2 définitions du stoïcisme.

[2] Note du traducteur : en français, on ne met pas systématiquement la majuscule lorsqu’on parle de l’école de philosophie. En revanche, on parle des stoïciens lorsqu’on évoque les philosophes appartenant à cette école, mais jamais des « stoïques », terme qui fait référence uniquement à la première définition du terme (être stoïque). Toutefois, l’adjectif et le substantif « stoïque » furent employés jusqu’au début du XXe siècle pour qualifier ou nommer ce que nous désignons aujourd’hui par « stoïcien ». C’est au XVIIe siècle que commença à s’opérer le glissement sémantique de « stoïque ».

[3] Note du traducteur : Au sens stoïcien du terme : la joie profonde (khara en grec, gaudium en latin).

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