Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “How Stoicism Cures Anger. Ancient Philosophy as a Therapy for Violent Passions”. Traduction française de Maël Goarzin et Michel Rayot relue par Elen Buzaré. Nous remercions l’auteur de cet article de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.
Comment le stoïcisme soigne la colère
La philosophie antique, une thérapie contre les passions violentes
Galien de Pergame est l’un des plus grands médecins et chercheurs de l’Antiquité. Il est l’auteur d’un livre sur la maladie psychique intitulé L’âme et ses passions. Or, la colère est considérée, par Galien et d’autres écrivains antiques, comme la plus dangereuse des passions. Pourquoi ? Parce que la colère est, en quelque sorte, l’émotion qui interfère le plus dans les relations humaines. La colère représente une menace non seulement pour l’individu lui-même et son entourage, mais aussi pour toute la société.
L’étude de cas la plus frappante présentée par Galien concerne l’empereur Hadrien : importuné par un malheureux esclave, il est victime d’une violente colère. Hadrien est en train d’écrire avec un stylet à la main – l’équivalent romain d’un stylo plume. Et dans un moment de rage, il plante son stylet dans l’œil de l’esclave, le rendant aveugle. Quelques temps plus tard, redevenu calme, Hadrien éprouve une grande honte ; il convoque cet homme et lui demande comment faire amende honorable. L’esclave, après avoir longtemps gardé le silence, finit par trouver le courage de parler franchement à l’empereur : « Tout ce que je veux, c’est retrouver mon œil ».
Les conséquences de la colère sont souvent très destructrices. Parfois, elles sont irréversibles. Même l’homme le plus puissant au monde peut se révéler incapable de réparer le mal qu’il a fait dans un violent accès de rage.
D’ailleurs, Marc Aurèle évoque la manière de surmonter sa colère dans la toute première phrase des Pensées…
Le stoïcisme
Galien est déjà lui-même un personnage célèbre de l’histoire, mais il est également médecin de la cour d’une figure historique encore plus célèbre, l’empereur romain Marc Aurèle – vous avez peut-être vu Marc Aurèle interprété par Richard Harris dans le film Gladiator de Ridley Scott, même si cela remonte à quelques années maintenant. Marc Aurèle est bien connu aujourd’hui, comme l’auteur de l’un des plus célèbres ouvrages de « développement personnel » de tous les temps, un livre que nous appelons les Pensées.
Marc Aurèle est le dernier philosophe stoïcien célèbre de l’Antiquité. Comme Galien, les stoïciens pensent que la colère est l’une des plus grandes menaces psychologiques que nous ayons à affronter. En fait, Marc Aurèle évoque la manière de surmonter la colère dans sa toute première phrase des Pensées, et c’est l’un des principaux thèmes développés tout au long de son livre à succès.
Les stoïciens s’accordent avec Galien pour dire que nous devrions visualiser les conséquences dangereuses de la colère, pour avoir leur image à l’esprit. Avec les années et, espérons-le, un peu plus de sagesse, nous pouvons visualiser à nouveau ces images de notre vie passée et tirer les leçons de notre expérience. Quelles ont été les conséquences de notre propre colère par le passé ? Comment la colère des autres a-t-elle affecté nos vies ou celles des personnes auxquelles nous tenons ?
Les stoïciens luttent également contre la colère en considérant ses répercussions immédiates : comment elle déforme notre visage. La colère est vile et, dans un sens, contre nature, parce que, comme lors d’une transe, nous semblons abandonner la raison quand nous sommes en proie au courroux. Nous sommes des êtres pensants et pourtant quand nous sommes dominés par la colère, nous devenons insensés etarrêtons de penser. Nous sommes donc moins humains lorsque nous sommes furieux ; c’est cela que les stoïciens jugent le plus contre nature à propos de la colère. La colère, la haine et le désir de vengeance ont la capacité de nous transformer en animaux.
L’une des plus célèbres maximes stoïciennes dit ceci : la colère nous fait plus de tort que ce qui l’a déclenchée. Nous consumons notre âme, disent-ils, quand nous cédons à la colère ; elle est autodestructrice. Les conséquences de notre colère peuvent nuire à autrui, mais elles nous sont également néfastes. Les recherches actuelles en psychologie comportementale ont montré que les personnes très coléreuses ont tendance à sous-estimer les risques. Pour cette raison, elles s’exposent souvent à des situations dangereuses. Autrement dit, la colère nous rend vulnérables.
C’est pourquoi Mohammed Ali, par exemple, pendant le combat « Rumble in the jungle », essaya de provoquer George Foreman en le narguant sur le ring de boxe. Ali réalisa que la colère était la plus grande faiblesse de Foreman. Lorsque Foreman se mit en colère, il est devenu imprudent, a donné trop de coups, s’est fatigué, a baissé sa garde, et donc s’est rendu vulnérable. Il a sous-estimé le risque de s’épuiser dès le début du combat.
Céder à notre colère peut avoir des conséquences néfastes. Demandez à George Foreman : il s’est retrouvé sur le dos, cédant une victoire par KO à son adversaire Ali pour le championnat du monde des poids lourds. En réalité, les stoïciens sont préoccupés par une espèce de préjudice encore plus profond : le mal que la colère fait à notre disposition intérieure. Ils qualifient à raison la colère de « folie temporaire ». Elle nous amène non seulement à en sous-estimer le risque, mais une forte émotion comme la colère introduit de nombreux biais cognitifs. Nous avons tendance à faire des généralisations à l’emporte-pièce, nous sautons prématurément aux conclusions, nous avons des difficultés à bien comprendre les raisons d’agir des autres et à éprouver de la compassion, et notre capacité à résoudre des problèmes est considérablement affaiblie.
Une colère modérée
Déjà, dans le monde antique, certains ont essayé de faire valoir qu’une colère modérée pouvait être utile. Les adeptes d’Aristote, en particulier, pensent que la colère nous aide parfois à faire ce qu’il faut, comme s’attaquer à une véritable injustice dans la société. On appelle cela une colère légitime. Le problème avec cette idée, c’est que tous les tyrans, ou dictateurs cruels pensent que leur colère est justifiée et légitime.
Par ailleurs, nous avons tous en tête des exemples de personnes qui, comme Gandhi, ont réalisé un changement social par des moyens pacifiques, sans céder à la colère. La colère n’est manifestement pas une forme de motivation indispensable. Tout ce que la colère peut faire, l’amour et la raison peuvent probablement le faire encore mieux. Par exemple, un soldat motivé par la colère peut se battre courageusement contre un ennemi qu’il déteste. Mais il est également possible de se battre sans haine et sans colère, avec pour seule motivation la défense du pays, de ses parents, des personnes que l’on aime. Même si vous pensez que la colère peut parfois être utile, ce n’est évidemment pas la seule option, et la motivation qu’elle fournit a un coût exorbitant. La colère nous aveugle et nous abêtit, en minant notre capacité à penser clairement et à prendre des décisions rationnelles pour répondre à des problèmes relationnels complexes.
Mettez-vous en colère : faites des choses stupides plus rapidement et avec plus d’énergie !
Les personnes qui disent que la colère les motive me rappellent ce mème que l’on trouve sur Internet et qui dit : Drink coffee — do stupid things faster and with more energy! « Buvez du café ! Faites des choses stupides plus rapidement et avec plus d’énergie ! » Être en colère vous motive, bien sûr, à faire des choses stupides plus rapidement et avec plus d’énergie.
Il est impossible de réfléchir clairement lorsqu’on est en colère. C’est pourquoi nous faisons des erreurs et finissons par faire des choses que nous regrettons ensuite.
Analysons la situation suivante : vous essayez de réparer un robinet qui fuit et vous vous tapez sur le pouce avec une clé, vous serez peut-être en colère et contrarié. Il est soudain dix fois plus difficile de faire ce qui devait être un simple travail de réparation. Si vous ne prenez pas une pause pour vous calmer, vous finirez peut-être par perdre votre sang-froid et jeter la clé au travers de la pièce. On ne peut même pas réparer un robinet cassé quand on est en colère. N’est-il pas encore plus difficile de réparer une relation brisée ou une société désunie ?
Les problèmes les plus complexes à affronter dans la vie sont les relations interpersonnelles, et c’est dans ce domaine que la colère peut devenir particulièrement dangereuse. Le fait est qu’au cours de l’histoire, très peu de problèmes sociaux complexes ont été résolus à long terme par des foules en colère. C’est parce que la colère entrave sérieusement notre aptitude à prendre des décisions rationnelles et à résoudre des problèmes.
Pire, la colère a tendance à s’intensifier. Les personnes qui finissent par perdre leur sang-froid, avant de le regretter, sont le plus souvent convaincus, au début, d’être maîtres d’eux-mêmes, parce qu’en proie à une colère modérée. Ils jouent avec le feu parce que la colère aime nous tromper en nous faisant croire que nous la contrôlons, mais nous savons tous avec quelle rapidité elle peut devenir incontrôlable une fois déclenchée.
Remèdes stoïciens
Que devrions-nous donc faire selon les philosophes stoïciens ? De toutes les écoles de philosophie antique, le stoïcisme est celle qui accorde le plus d’importance au développement personnel et à la psychothérapie. Bien que beaucoup supposent que la psychothérapie est un concept moderne, ceci est tout simplement faux. Dans l’Antiquité, déjà, les stoïciens considèrent la philosophie comme une forme de thérapie, therapeia en grec, pour l’âme ou la psyché.
Les stoïciens ont écrit des livres importants sur le sujet tels que : Sur les Passions de Chrysippe, troisième Maître de l’école stoïcienne (dont le livre 4 : La Thérapeutique). La plupart de ces livres ont aujourd’hui disparu. Nous disposons néanmoins de nombreuses références éparses sur leurs techniques thérapeutiques et même un livre entier de Sénèque intitulé De la colère, qui décrit en détail la thérapie de l’âme stoïcienne pour ce problème précis. En effet, les Thérapies Comportementales et Cognitives (TCC), principale forme de psychothérapie moderne fondée sur les preuves, se sont inspirées dès l’origine du stoïcisme.
Les stoïciens décrivent de nombreuses techniques pour gérer la colère. Dans les Pensées, Marc Aurèle donne par exemple une liste de dix stratégies différentes. Et elles présentent souvent une ressemblance frappante avec les méthodes de TCC modernes. Par exemple, l’une des techniques stoïciennes les plus connues et les plus importantes consiste simplement à se rappeler que ce ne sont pas les choses qui nous troublent, mais plutôt nos opinions à leur sujet. C’est l’idée de base de la thérapie cognitive héritée du stoïcisme ; dans la psychologie moderne, c’est ce que l’on nomme la théorie cognitive de l’émotion, selon laquelle nos émotions, y compris la colère, sont façonnées en grande partie par de profondes croyances.
Quand un patient en thérapie arrive à sa première session,il passe souvent un moment à décrire comment des sentiments négatifs comme la colère lui causent des problèmes et le rendent malheureux. Il explique que la colère ruine sa santé, affecte son travail, nuit à ses relations, etc. Alors qu’il énumère tous les problèmes causés par sa colère, la raison pour laquelle il souhaite désespérément changer devient évidente. Et finalement, avec beaucoup de déception, il finira par dire : « Je sais que ma colère cause tous ces problèmes, et que c’est insensé, mais je ne peux pas m’en empêcher, c’est ce que je ressens ! » Il se sent dans une impasse, il n’a aucun moyen de s’en sortir. Un bon thérapeute de TCC se penchera, souriant, et répondra : « Oui, mais ce n’est pas seulement ce que vous ressentez, n’est-ce pas ? C’est aussi votre façon de penser ! »
C’est important, parce que la plupart de nos pensées sont des propositions, c’est-à-dire qu’elles peuvent être vraies ou fausses. Une fois conscients du fait que nos sentiments sont provoqués par nos pensées, nous reprenons le contrôle. Nous pouvons remettre en question les pensées qui déclenchent notre colère, les analyser en fonction de notre expérience, évaluer leurs contradictions et chercher d’autres points de vue sur la situation, à la fois plus rationnels, réalistes et utiles. En d’autres termes, quand on comprend vraiment la théorie cognitive de l’émotion, tout à coup cela nous offre toute une palette de techniquesde thérapie cognitive. C’est important car il semble souvent difficile, sinon impossible, de modifier directement les émotions fortes telles que la colère. Cependant, il est parfois plus simple de les changer indirectement, en apprenant à remettre en question les croyances et les pensées qui suscitent en nous la colère.
Ce ne sont donc pas les autres qui nous mettent en colère, mais plutôt nos opinions à leur sujet, particulièrement les jugements de valeur les plus fermement ancrés en nous. Marc Aurèle décrit cela comme la capacité de séparer nos opinions des personnes ou des événements extérieurs auxquels elles se rapportent. Les stoïciens l’appliquent en se demandant comment quelqu’un de plus sage et de plus serein réagirait dans la même situation. Ils se demandent ainsi : que ferait Socrate ? Nous pourrions également nous demander : que ferait Marc Aurèle ?
Cependant, les stoïciens ont réalisé que, dans bien des cas, il est difficile de penser clairement lorsque nous sommes déjà sous l’emprise d’une passion violente comme la colère. C’est pourquoi ils recommandent de reporter notre réponse jusqu’au moment où nous sommes à nouveau calmes. C’est en fait une technique très ancienne, qui remonte aux philosophes présocratiques connus sous le nom de pythagoriciens. Dans la gestion moderne de la colère, nous appelons cela la stratégie de la temporisation. Si vous pouvez vous éloigner d’une dispute, par exemple, et attendre que vous soyez calmé, il sera plus facile de réfléchir de façon plus rationnelle et de prendre de meilleures décisions sur la façon de réagir.
Conclusion
Pour Marc Aurèle comme pour les autres stoïciens, la chose la plus importante est le sentiment d’interdépendance. A l’évidence, dit-il dans les Pensées, « nous sommes nés pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, celle du haut et celle du bas. S’opposer les uns aux autres est donc contraire à la nature. Et c’est s’opposer que de s’emporter contre l’autre ou de lui tourner le dos. » (Marc Aurèle, Pensées, II, 1).
L’éthique stoïcienne est une éthique cosmopolite, c’est-à-dire que l’ensemble de l’humanité est perçue comme faisant partie d’une même cité universelle. Or, quand nous sommes en colère, nous nous éloignons des autres. Et c’est précisément pour rétablir cette harmonie entre les humains que les stoïciens essayent de surmonter la colère.
Crédits: Photo de engin akyurt sur Unsplash.