Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Chuck Chakrapani, “Stoic reflections“, paru au mois de juin 2023 dans le magazine The Stoic. Nous remercions l’auteur de cet article et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.


Réflexions stoïciennes

par Chuck Chakrapani

Peu importe la quantité de nourriture avalée au fil des ans, nous aurons toujours besoin de manger. Peu importe le nombre d’heures passées à faire de l’exercice chaque année, nous aurons toujours besoin de nous exercer. Peu importe le nombre de pas que nous avons faits depuis notre naissance, nous aurons toujours besoin de marcher.

Il en va de même pour le stoïcisme ou toute autre philosophie de vie. Même si nous maîtrisons les enseignements de Sénèque, Marc Aurèle, Épictète, Musonius Rufus et des autres stoïciens ; même si nous suivons assidûment les principes stoïciens, peu importe le temps passé à réfléchir sur ces principes, nous aurons toujours besoin d’y revenir, encore et encore. La pratique du stoïcisme est l’affaire de toute une vie. Peu importe la longévité de notre pratique, nous devons la poursuivre.

L’un des buts du stoïcisme est de se débarrasser des « passions » ou des émotions négatives comme la colère, la peur, la haine ou la jalousie et de les remplacer par des alternatives rationnelles. Est-ce à dire qu’un stoïcien n’aurait pas peur s’il était sur le point d’être écrasé par un camion ? Ou qu’un stoïcien ne se sentirait pas en colère s’il voyait un enfant battu à mort ? Sénèque a la réponse :

C’est qu’aucune sagesse n’élimine dans le corps ni dans l’âme les imperfections naturelles : ce qui est implanté en nous, né avec nous, l’art le tempère, il ne le réduit pas. Certains, et des plus fermes, sont, en présence du public, inondés d’une suée pareille à celle que provoque l’excès de fatigue et de chaleur ; il en est dont les jambes se dérobent au moment de parler ; d’autres ont un claquement des mâchoires ; la langue s’embarrasse, les lèvres se crispent, ce sont faiblesses que ni les leçons ni la pratique ne dissipent jamais. La Nature exerce ici son ascendant, et cette imperfection-là lui sert à se rappeler même aux plus solides.

Sénèque, Lettres à Lucilius, 11, 1-2 traduit par Henri Noblot et revu par Paul Veyne.

Sénèque souligne que bon nombre de nos premières réactions sont déterminées par la « nature » (dans nos exemples, par programmation biologique). Ces réactions sont viscérales et pas spécialement rationnelles. Elles sont involontaires et nous ne pouvons pas les contrôler de façon consciente. Donc ce ne sont pas ces réactions viscérales, qui provoquent colère, peur, dégoût, haine ou toute autre « passion » négative, qui font de nous des stoïciens, car ces réactions viscérales sont communes à tous les être humains.

Ce qui nous rend stoïciens, c’est ce que nous décidons de faire une fois cette réaction viscérale apaisée. Est-ce que nous continuons à alimenter nos émotions négatives ou bien est-ce que nous regardons les choses de façon plus rationnelle, laissant de côté nos réactions négatives ? Lorsque vous jetez un caillou sur une étendue d’eau calme, les vagues sont inévitables. Mais en peu de temps, l’eau redevient calme. De même, nous pouvons abandonner nos réactions négatives même lorsque nous les ressentons de manière inévitable. C’est ce choix qui nous rend stoïcien.

Épictète appelle « représentations » ces premières réactions, qu’elles soient viscérales ou conditionnées. Ainsi, lorsque nous ressentons de la peur, de la colère ou toute autre émotion, ce que nous éprouvons n’est qu’une représentation, c’est notre réaction initiale à un stimulus externe ou interne. Voici ce que Épictète nous demande de faire face à cette représentation :

Applique-toi aussitôt à dire à toute représentation pénible : « tu es une représentation et pas du tout le représenté. » Ensuite, examine-la et éprouve-la au moyen des règles que tu possèdes, d’abord et par-dessus tout au moyen de celle-ci : relève-t-elle des choses qui dépendent de nous ou de celles qui n’en dépendent pas ? Mais si elle fait partie des choses qui n’en dépendent pas, aie sous la main la réponse : « ce n’est rien pour moi. »

 Épictète, Manuel 1, 5, traduit par Olivier D’Jeranian.

Épictète pense que l’examen de nos représentations est la chose la plus importante à faire.

Notre travail le plus important est d’examiner nos représentations et d’accepter seulement celles qui passent le test. Au lieu de seulement bien exercer cette faculté… nous nous chargeons de tant de choses qui nous alourdissent.

Épictète, Entretiens, livre I.

Tout au long de notre vie, nous sommes constamment confrontés à un flot ininterrompu de représentations.

  • Vous tombez sur un tweet qui vous semble quelque peu stupide. Il vous arrive peut-être de le retweeter immédiatement en soulignant sa bêtise en commentaire ?
  • Vous voyagez seul dans un pays étranger que vous ne connaissez pas bien. Vous avez peut-être déjà paniqué en vous demandant si vous étiez dans le bon train, sur le bon quai, à la bonne heure ?
  • Quelqu’un suggère : « avant de critiquer les autres, balayez devant votre porte. » Êtes-vous paralysé, incapable d’agir, quand il s’agit de remettre de l’ordre chez vous ?
  • Vous surprenez-vous souvent à être contrarié par les mêmes embouteillages, les mêmes personnes, ou les mêmes tâches quotidiennes qui vous ennuient toujours autant ?
  • Pensez-vous longtemps à l’avance à ce qui pourrait vous arriver, suscitant peur et soucis pour l’avenir ?

En réalité, chacun d’entre nous, plus souvent qu’il ne veut l’admettre, laisse la porte ouverte à de telles pensées ou actions. Souvent, nous agissons sans examiner nos représentations.

Même si nous avons agi en fonction d’une représentation sans l’avoir examinée, il n’y a aucune raison de ne pas le faire plus tard ; ainsi nous serons prêts lorsque nous serons de nouveau confrontés à des représentations similaires.

C’est ce que j’entends par « réflexions stoïciennes ». Nous ne sommes pas parfaits et ne le serons jamais. Les stoïciens de l’Antiquité admettent que le sage stoïcien est aussi rare que le Phoenix, le fameux oiseau mythique. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de continuer à faire des efforts pour devenir un sage stoïcien – aussi petits et aussi lents soient-ils. Avancer vers notre but est bien mieux que de rester assis chez soi en croyant que nous ne l’atteindrons jamais.

Examiner nos représentations nécessite avant tout de la sagesse. Est-ce que la chose qui me met en colère, qui me contrarie, qui me fait peur, qui m’inspire de la haine, cette chose dépend-t-elle de moi ? La plupart du temps, nous réaliserons que les choses qui nous dérangent ou nous irritent ne dépendent pas de nous et sont extérieures à nous. Nous n’avons aucun contrôle sur elles et, en réalité, elles ne sont rien pour nous.

Le deuxième aspect de l’examen de nos représentations consiste à comprendre les implications de nos pensées et de nos actions. Même si nos actes ne sont intrinsèquement ni bons ni mauvais, sont-ils compatibles avec la sagesse pratique, la modération, le courage et la justice, les quatre vertus cardinales du stoïcisme ?

Autrement dit, lorsque nous examinons nos représentations, nous appliquons les principes de la sagesse pour mener notre vie de façon rationnelle et sereine.

Socrate dit qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. Je ne suis pas certain d’être d’accord avec ce principe de manière générale, mais dans le contexte de l’examen de nos représentations, il prend tout son sens. Lorsque nous examinons nos représentations, nous constatons que bon nombre de nos émotions négatives sont contre-productives, irrationnelles et absurdes. Au lieu de répéter sans réfléchir et de façon stérile le même comportement, faisons le choix d’examiner la représentation qui a généré ce comportement mal avisé ; ainsi nous pourrons mener une vie meilleure et plus heureuse. Et c’est là le but de la philosophie stoïcienne.

Il n’est jamais trop tard pour examiner une représentation, même si nous avons agi en fonction de celle-ci à de maintes reprises par le passé, sans l’avoir examiné. Comme le dit Sénèque :

Quelle plus grande absurdité, sous prétexte qu’on est resté longtemps sans apprendre, que de s’en abstenir ?

Sénèque, Lettres à Lucilius, 76, 1

L’examen de nos pensées peut nous permettre de tirer des leçons différentes. L’important, c’est d’examiner nos représentations et de suivre le chemin que cet examen nous indique. En effet, un examen honnête de nos représentations nous amène à un seul endroit : la sagesse. Et c’est ce que le stoïcisme veut nous enseigner


Crédits: Photo de Jad Limcaco sur Unsplash

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