La dichotomie de la valeur et de la réaction chez Marc Aurèle

Cet article est la traduction française d’un article intitulé « Marcus on the Dichotomy of Value and Response », publié sur le site de Modern Stoicism. Traduction de l’anglais par Maël Goarzin. Relecture par Sylvain Margot. Nous remercions Christopher Gill de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Christopher Gill est professeur émérite de philosophie antique à l’Université d’Exeter. Il a écrit abondamment sur la philosophie antique. Ses livres sur le stoïcisme incluent The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Naturalistic Psychology in Galen & Stoicism et, plus récemment, Learning to Live Naturally.


La dichotomie de la valeur et de la réaction chez Marc Aurèle

par Christopher Gill

Cet article est basé sur une intervention prononcée le 25 avril 2021 dans le cadre de la célébration de l’anniversaire de Marc Aurèle organisée par l’association Modern Stoicism. J’y explore deux caractéristiques importantes de la pensée stoïcienne, potentiellement utiles pour développer une pratique stoïcienne, et que les Pensées de Marc Aurèle illustrent de façon remarquable. J’appelle ces caractéristiques « la dichotomie de la valeur et de la réaction ».

Première partie : la dichotomie de la valeur

La dichotomie du contrôle » constitue l’un des exercices les plus largement utilisés dans le stoïcisme contemporain. Il consiste à distinguer entre ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l’est pas. Nous devons concentrer nos efforts sur ce que nous pouvons contrôler, sans gaspiller d’énergie ni nous investir émotionnellement pour quelque chose qui nous échappe. C’est un exercice qu’Épictète évoque régulièrement, et que Marc Aurèle se recommande souvent à lui-même. Toutefois, Marc Aurèle explique également, plus clairement qu’Épictète, la justification stoïcienne de cette distinction.

Ce qui sous-tend la dichotomie du contrôle, c’est l’idée d’une dichotomie de la valeur entre la vertu et le bonheur fondé sur la vertu d’une part, et ce que les stoïciens appellent les « indifférents » d’autre part. L’une des idées les plus importantes de l’éthique stoïcienne consiste à affirmer que notre bonheur dans la vie ne dépend pas tant de la santé, du succès ou de la célébrité, mais du développement des vertus, notamment les quatre vertus cardinales, considérées comme un ensemble unifié. Comme le disent les stoïciens, la vertu et le bonheur fondé sur la vertu sont réellement bons, tandis que les autres choses sont des « indifférents ».

Cela ne signifie pas qu’elles n’ont aucune valeur ; les stoïciens considèrent généralement que la santé, la richesse ou la réussite ont une valeur positive. Leurs valeurs, toutefois, se situent à un autre niveau (inférieur) que celles de la vertu, et c’est pourquoi ils les désignent comme « indifférentes ». Elles ne font pas la différence entre le bonheur et son absence, contrairement à la vertu. Cette dichotomie explique pourquoi nous devrions nous concentrer sur ce qui dépend de nous. Travailler à développer la vertu et le bonheur fondé sur la vertu est à la portée de tous (cela dépend de nous), alors qu’obtenir des « indifférents » comme le succès ou la célébrité ne l’est pas. Nous ne devrions pas nous concentrer sur les « indifférents », non seulement parce que nous pourrions ne pas les obtenir, mais parce qu’ils ne possèdent pas la même valeur que la vertu pour nous permettre de vivre une vie véritablement pleine de sens (et heureuse). Ils ne sont donc pas « bons » au même titre que la vertu et le bonheur fondé sur la vertu.

Marc Aurèle expose cette dichotomie dans les Pensées avec une grande clarté :

« Si dans la vie humaine tu trouves mieux que la justice, la vérité, la tempérance, le courage (…) ; si, dis-je, tu aperçois une chose supérieure à tout cela, tourne-toi vers elle de toute ton âme et jouis de ce suprême bien que tu viens de trouver. (…) Si tu trouves tout le reste moins important et de moindre valeur, alors ne laisse place à rien d’autre ; car si une seule fois tu penches vers cette autre chose et te laisse entraîner vers elle, tu ne pourras plus sans être tiraillé honorer par-dessus tout ce bien qui t’est propre. Il n’est pas permis, en effet, d’opposer au bien selon la raison et la cité quoi que ce soit d’étranger, comme la louange venant de la foule, les magistratures, la richesse ou la jouissance du plaisir. Même si toutes ces choses paraissent pour un temps nous convenir, elles ont vite fait de prendre le dessus et de nous emporter. Donc pour ce qui te concerne, dis-je, fais le choix du meilleur, simplement et librement, et attache-toi à lui. — Mais le meilleur c’est l’utile. — S’il s’agit de ce qui t’est utile en tant que tu es un être doué de raison, préserve ce choix ; mais si c’est en tant que tu es un vivant, reconnais-le ouvertement et, sans orgueil, garde ton jugement ; veille seulement à faire cet examen sans trébucher. » (Marc Aurèle, Pensées, III, 6, trad. R. Muller)

Marc Aurèle souligne clairement que nous devons nous concentrer sur le développement des vertus, en ce qui concerne l’orientation de nos vies. Les vertus énumérées ici sont les quatre vertus cardinales, la vérité tenant la place de l’habituelle sagesse. Ces vertus et le genre de vie qu’elles rendent possible, constituent le « suprême bien » et le « bien selon la raison et la cité » (expression que nous discuterons plus bas). Ces vertus constituent ce qu’il y a de proprement bon et de vraiment utile pour nous tout au long de notre vie — dans nos actions, nos relations et notre vie émotionnelle.

En revanche, nous ne devrions pas nous focaliser sur des choses telles que « la louange venant de la foule, les magistratures, la richesse ou la jouissance du plaisir » sont des « indifférents ». Marc Aurèle, en accord avec la théorie stoïcienne prédominante, reconnaît leur attrait naturel (« toutes ces choses paraissent pour un temps nous convenir »). Toutefois, si l’obtention de ces indifférents devient le but principal de notre vie, les émotions que cette recherche génère risquent alors « de prendre le dessus et de nous emporter ». L’avantage apporté par les indifférents se situe à un autre niveau que la vertu, qui nous rend service parce qu’elle nous permet d’exprimer au mieux notre nature en tant qu’« être doué de raison ». En tant qu’animaux doués de raison, les êtres humains ont la capacité de cultiver la vertu (cela dépend de nous) et, ce faisant, de façonner leur vie de la meilleure façon possible. Le contraste que Marc Aurèle établit ici correspond parfaitement à la conception stoïcienne traditionnelle de la vertu et des indifférents, et constitue également une affirmation forte de cette dichotomie.

La dichotomie de la valeur chez les stoïciens n’implique pas seulement la distinction entre la vertu et les indifférents, mais aussi la relation de ces deux idées avec le bonheur. Le bonheur, pour les stoïciens, dépend de la vertu, et non des indifférents (voilà, entre autre, pourquoi on les considère comme des « indifférents »), bien que ces derniers aient une valeur positive et puissent faire partie d’une vie heureuse si on les utilise correctement. Mais qu’est-ce que le bonheur (eudaimonia) pour les stoïciens ? Aujourd’hui, en français comme en anglais, le mot « bonheur » évoque le fait de se sentir bien ou d’éprouver du plaisir, et c’est tout. Et de fait, le bonheur stoïcien comprend également le fait de se sentir bien. Mais pour les stoïciens, le bonheur est avant tout conçu comme une manière de vivre, et non comme un sentiment. La vertu est comprise comme une forme de compréhension et de disposition intérieure, tandis que les « indifférents » forment les circonstances et conditions extérieures de l’existence.

Les stoïciens définissent souvent le bonheur comme « une vie conforme à la nature ». Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie une vie conforme à la fois à la nature humaine et à la nature dans son ensemble (le monde ou l’univers). Ainsi, une vie heureuse est une vie qui exprime le meilleur de la nature humaine, généralement présentée comme une combinaison de rationalité et de sociabilité. Elle est aussi une vie qui exprime les meilleures qualités de la nature dans son ensemble, perçues comme une combinaison de structure, d’ordre et de plénitude. Pour les êtres humains qui suivent la nature, cela consiste à exercer la meilleure attention possible à l’égard de soi-même et des autres membres de son espèce.

La vie heureuse est parfois décrite comme « la vie selon la vertu », et ces qualités du bonheur sont également présentées comme caractéristiques des vertus. Les vertus expriment également le meilleur de la nature humaine, marquée par une combinaison de rationalité et de sociabilité. Elles sont également vues par les stoïciens comme ayant un ordre interne et une cohérence (ou une consistance), et comme le meilleur moyen de prendre soin de soi-même et des autres êtres humains. Cela explique pourquoi le bonheur est présenté comme dépendant de la vertu plutôt que des indifférents. La vie vertueuse et heureuse est une vie dans laquelle ces bonnes qualités communes s’expriment, et au sein de laquelle la personne vertueuse tire le meilleur parti possible des circonstances et des conditions de sa vie (les indifférents), quelles qu’elles soient. Il s’agit donc là d’un autre aspect de la dichotomie stoïcienne des valeurs.

Marc Aurèle transmet avec force différents aspects de cet ensemble d’idées plutôt complexe. Bien qu’il n’utilise pas souvent le terme « bonheur » (eudaimonia), il se réfère fréquemment à l’idée d’une vie conforme à la nature. Il présente ce concept dans le livre I comme le but qu’il a adopté dans sa vie (par exemple, Pensées, I, 9,3 ; I, 17, 11). De plus, il fait régulièrement référence à cette idée selon laquelle les vertus et la vie heureuse reflètent une combinaison de rationalité et de sociabilité (par exemple, Pensées, VI, 14, 2 ; VI, 44,5 ; VII, 55, 3 ; VII, 72 ; X, 24).

Dans la pensée III, 6, par exemple, l’expression « le bien selon la raison et la cité » peut faire référence aussi bien aux vertus qu’au bonheur (c’est-à-dire à la meilleure « vie humaine » possible) ; les vertus et le bonheur peuvent à juste titre constituer l’objectif principal de la vie d’une personne. Marc Aurèle évoque aussi très souvent l’idée que la meilleure vie humaine est celle qui reflète l’ordre et la cohérence propres à la nature dans son ensemble. La personne vertueuse est celle dont les actions expriment l’ordre et la cohérence de la nature dans son ensemble, et accepte que sa propre vie fasse partie d’un ordre naturel plus large qui a sa propre bonté. Voici, par exemple, comment Marc Aurèle décrit une personne vertueuse : « Une seule chose le préoccupe : la manière d’accomplir les actes qui relèvent de lui, et il pense constamment, parmi les choses qui se produisent dans l’univers, à celles qui sont filées avec sa propre existence ; les premières, c’est lui qui fait qu’elles sont belles, et, quant aux secondes, il est convaincu qu’elles sont bonnes » (Pensées, III, 4, 5, trad. R. Muller ; voir aussi II, 9 ; V, 10, 6-7 ; V, 21 ; VI, 58).

Marc Aurèle transmet également avec force l’idée qu’une telle vie (une vie « selon la nature » dans le double sens que l’on vient de mentionner) apporte les « bonnes émotions » stoïciennes (eupatheiai), y compris la joie et la sérénité (Pensées, II, 17, 4 ; III, 16, 3 ; IV, 23 ; V, 4). Il montre ainsi que la vie en accord avec la nature inclut le fait de se sentir bien, comme une conséquence indirecte de ses caractéristiques principales. Le lien étroit entre les caractéristiques du bonheur et de la vertu signifie que la vie heureuse dépend uniquement de la possession et de l’exercice des vertus. La vie heureuse peut inclure des indifférents, tels que la santé ou les biens matériels. Cependant, elle ne dépend pas de leur présence. Une idée que Marc Aurèle transmet fréquemment et de manière saisissante (par exemple, Pensées, III, 7,4 ; V, 29 ; VII, 68 ; XII, 26). Cette deuxième dimension de la dichotomie de la valeur est donc fortement exprimée dans les Pensées.

Deuxième partie : la dichotomie de la réaction

La deuxième dichotomie stoïcienne est liée à la première, car elle fait intervenir la relation entre la vertu et les indifférents. Toutefois, elle est plus directement liée aux réflexions stoïciennes sur le développement éthique, généralement conçu comme « appropriation » (oikeiosis). Les stoïciens considèrent que le développement éthique est un processus qui dure toute la vie, et non seulement une composante de l’enfance et de la jeunesse ; et la compréhension de la valeur particulière de la vertu et du bonheur fondé sur la vertu, par opposition aux « indifférents », est un élément clé de ce processus.

Ce processus entraîne également une transformation d’autres aspects de votre vie, y compris vos relations avec d’autres personnes et votre schéma émotionnel. Il vous amène à mettre en pratique les vertus dans la manière de vous occuper des autres et à reconnaître la parenté fondamentale de tous les êtres humains, en tant qu’animaux rationnels et sociables. C’est également un processus qui permet d’éprouver de « bonnes émotions » (eupatheiai), telles que la bonne volonté et la joie, qui sont liées à la possession et à l’exercice des vertus. Ce processus permet de s’affranchir des mauvaises émotions ou « passions », telles que la colère, la haine et la jalousie. Les « passions » reflètent généralement des croyances erronées, comme la croyance que le bonheur dépend de l’obtention d’indifférents tels que la richesse et la célébrité, ou bien la croyance que notre bonheur et notre malheur dépendent des actions des autres plutôt que notre propension à développer nos vertus.

La dichotomie de la réaction apparaît de manière très claire dans un passage bien connu [des Pensées] :

« Dès l’aurore, se dire par avance : je rencontrerai un indiscret, un ingrat, un violent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces défauts viennent de ce qu’ils ignorent les biens et les maux. De mon côté, j’ai réfléchi au fait que par nature le bien, c’est ce qui est beau et le mal ce qui est laid, que par nature la coupable lui-même est mon parent — ni par le sang ou la semence, mais parce qu’il participe de l’intelligence et possède une parcelle de la divinité ; par conséquent, aucun d’eux ne peut me nuire ; car personne ne saurait me faire faire quelque chose de honteux ; et je ne peux pas non plus me mettre en colère contre un parent ni le haïr. Car nous sommes nés pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, celle du haut et celle du bas. Il est donc contre nature de s’opposer les uns aux autres ; et c’est s’opposer que de s’emporter contre quelqu’un ou de lui montrer de l’aversion. » Marc Aurèle, Pensées, II, 1, trad. R. Muller.

À première vue, ce passage pourrait suggérer que Marc Aurèle a du mal à supporter les autres ou qu’il a tendance à se mettre en colère et à s’irriter. D’autres passages des Pensées semblent également le suggérer. Cependant, je pense que cette impression est trompeuse. Ce passage est l’un des nombreux sur ce thème, et il y a des passages équivalents dans les Entretiens d’Épictète, qui présentent le même schéma (Marc Aurèle, Pensées, V, 25 ; V, 28 ; V, 31, 3 ; VI, 26-27 ; XI, 18 ; XII, 26 ; Épictète, Entretiens, I, 18, 3-16 ; I, 28, 8-10 ; II, 22, 36 ; IV, 1, 147).

Ces passages décrivent un exercice, que nous pouvons appeler la dichotomie de la réaction, à l’instar de l’exercice bien connu de la dichotomie du contrôle. Le contexte plus large dans lequel ils s’inscrivent correspond à la conception stoïcienne du développement éthique, en particulier ce qu’elle implique pour les relations avec les autres et pour les émotions. Les personnes que Marc Aurèle s’apprête à rencontrer sont, comme la plupart des gens, peu avancés dans ce processus de développement éthique que tous peuvent suivre. Elles ne comprennent pas que les seules choses vraiment bonnes sont la vertu et le bonheur fondé sur la vertu, plutôt que des « indifférents », comme l’argent et la célébrité. Cela explique la façon dont ces personnes traitent les autres, y compris Marc Aurèle, et leur attitude ou leurs émotions (le fait qu’elles se montrent ingrates, fourbes, envieuses et égoïstes).

La façon habituelle de répondre consisterait à montrer des réactions négatives similaires à l’égard des autres personnes. Mais Marc Aurèle se rappelle que le stoïcisme lui donne de bonnes raisons de ne pas réagir de la sorte, qui découlent de ses progrès en matière de compréhension et de développement éthiques (« J’ai réfléchi au fait que par nature le bien, c’est ce qui est beau et le mal ce qui est laid »). Leur désir de lui faire du mal ne l’irrite pas parce qu’il sait que, selon l’éthique stoïcienne, le seul véritable mal que nous puissions rencontrer est celui de faire le mal et de nuire ainsi à notre propre caractère et à notre propre discernement.

Il se rappelle également que ces personnes, comme lui-même et comme chacun d’entre nous, sont membres de la communauté fraternelle des êtres humains, en tant qu’animaux rationnels et sociables. C’est une idée que les images de la dernière partie du passage (« comme les pieds, les mains, les paupières ou les deux rangées de dents, celle du haut et celle du bas ») expriment de manière très vivante. Nouer des relations avec les autres, dans cette perspective, est une des caractéristiques du développement éthique, c’est-à-dire du progrès vers la vertu et le bonheur fondé sur la vertu.

Ainsi, de manière générale, les passages de ce type se divisent en deux parties. Premièrement, ils présentent des manières courantes (moralement non développées) de se comporter avec les autres et de réagir émotionnellement. Deuxièmement, ils recommandent une façon de se comporter avec les autres et de réagir émotionnellement à leur égard qui témoigne d’un développement éthique, tel qu’il est conçu dans le stoïcisme. D’où ma suggestion que nous avons ici un exercice fondé sur la dichotomie de la réaction, un exercice très marquant faisant partie de la formation à la relation avec autrui.

Dans ce passage, comme dans d’autres, Marc Aurèle s’attache à éviter les réactions émotionnelles négatives, malavisées, les passions, telles que la colère et le ressentiment. Toutefois, dans d’autres occurrences de ce motif, Marc Aurèle utilise la terminologie stoïcienne désignant les « bonnes émotions » (eupatheiai), c’est-à-dire celles qui sont conformes à la vertu. Ici, par exemple, Marc Aurèle imagine qu’une foule de critiques négatives l’entoure sur son lit de mort. Il se rappelle alors comment il devrait réagir dans cette situation : « Ce n’est pas une raison, toutefois, pour être moins bien disposé envers eux quand tu t’en iras ; au contraire, conserve ton caractère habituel, reste amical, bienveillant, aimable. » (Pensées, X, 36, 4, trad. R. Muller).

De nouveau, dans un passage similaire à la pensée II, 1, Marc Aurèle se rappelle à lui-même : « Si tu en es capable, instruis-le pour le corriger ; sinon, souviens-toi que la bienveillance (ou « bonne volonté », eumeneia) t’a été donnée pour ce genre de situation » (IX, 11 ; voir aussi IX, 27). Ici comme ailleurs, le deuxième volet de la dichotomie de la réaction consiste à réagir aux critiques et aux attitudes négatives d’autrui par des actions constructives et des sentiments de chaleur et de générosité.

La deuxième réaction de la dichotomie correspond à un idéal fermement ancré dans les Pensées et plus généralement dans la pensée stoïcienne. Il convient d’insister sur ce point, car certains (notamment ses détracteurs) présentent parfois le stoïcisme comme caractérisé par le « détachement » à l’égard d’autrui. Voici, par exemple, deux passages qui correspondent étroitement à la deuxième composante de la dichotomie de la réaction.

« Cette pensée te frappera davantage si tu te dis souvent à toi-même : je suis membre (μέλος) de l’ensemble formé par les êtres doués de raison. Mais si, en changeant une lettre, tu dis que tu en es une partie (μέρος), tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur, tu n’éprouves pas encore parfaitement la joie de leur faire du bien : tu le fais simplement comme une chose bienséante, pas encore comme te faisant du bien à toi-même. » Marc Aurèle, Pensées, VII, 13, trad. R. Muller.

« Chacun a des joies différentes. La mienne est de conserver un principe directeur sain, qui ne se détourne d’aucun homme ni de ce qui arrive aux hommes, mais regarde et accepte tout avec des yeux bienveillants (eumeneis), usant de chaque chose selon sa valeur. » Marc Aurèle, Pensées, VIII, 43, trad. R. Muller.

Ces deux passages reflètent le point de vue stoïcien selon lequel le développement éthique (le mouvement vers la vertu) apporte une meilleure appréciation de la manière de prendre soin d’autrui. Il entraîne aussi des attitudes émotionnelles (telles que l’amour ou la bonne volonté) qui reflètent cette appréciation. Il convient également de noter une caractéristique marquante du livre I des Pensées. Dans celui-ci, Marc Aurèle énumère les qualités que les relations qu’il a nouées tout au long de sa vie lui ont permis d’apprécier, et qui l’ont aidé à poursuivre son propre développement éthique. Nombre de ces qualités relèvent d’une attitude humaine, pleine de tact et de générosité à l’égard des autres. Une deuxième caractéristique, souvent associée à la première, est celle des réactions émotionnelles chaleureuses, positives, et stables, à l’égard d’autrui. Cet extrait, consacré à son maître stoïcien Sextus, illustre ces deux points :

« De Sextus : (…) la sollicitude attentive mise à discerner ce que réclame l’amitié ; la patience à l’égard des profanes et de ceux qui jugent sans réfléchir ; la faculté de s’adapter à tous, si bien que s’entretenir avec lui était plus agréable que toute flatterie, et que ceux qui en avaient l’occasion éprouvaient pour lui le plus profond respect ; (…) ne jamais manifester le moindre signe de colère ou d’une autre passion, mais être à la fois totalement impassible et très affectueux. » Marc Aurèle, Pensées, I, 9, trad. R. Muller. Voir aussi I, 8, 10-12 ; I, 14, 14-15.

Troisièmement, voici une illustration de caractéristiques similaires qui font partie de l’image du sage stoïcien idéal dans l’un des résumés anciens répandus de l’éthique stoïcienne :

« Puisque la personne vertueuse est aimable dans la conversation, charmante, encourageante et encline à rechercher la bonne volonté et l’amitié dans la discussion, elle s’adapte autant que possible à la majorité des gens ; c’est pourquoi elle est aimable, gracieuse et persuasive, et aussi flatteuse, fine, judicieuse, vive d’esprit, facile à vivre, sans détour et sans tromperie (…) elle est aussi douce (praos) (…) et ne se met en colère en aucune circonstance. » Arius Didyme 11m, 11s, traduit en français à partir de la traduction anglaise de B. Inwood et L. Gerson, The Stoics Reader, 2008, pp. 147, 151.

Ces similitudes montrent que les idées contenues dans la présentation par Marc Aurèle de la dichotomie de la réaction sont fermement ancrées dans la pensée stoïcienne relative à la meilleure forme de vie humaine.


Lectures complémentaires

Sur la vertu, le bonheur et les indifférents dans l’éthique stoïcienne, on peut se référer à A. A. Long et D. N. Sedley, The Hellenistic Philosophers (1987), sections 58, 61, 63. Pour en savoir plus sur le développement éthique (oikeiosis) et les émotions, voir les sections 57 et 65. Pour une vue d’ensemble de l’éthique stoïcienne, voir J. Sellars, Stoicism (2006), ch. 5.

Sur les Pensées de Marc Aurèle, sur ces sujets, voir C. Gill, Marcus Aurelius, Meditations Books 1-6, translated with introduction and commentary (2013), en particulier p. xxiv-xlix (également, plus brièvement, l’introduction à la traduction Oxford World’s Classics (2011) par Robin Hard, p. xv-xx. Voir aussi J. Sellars, Marcus Aurelius (2021), ch. 8 ; R. Waterfield, Marcus Aurelius, Meditations, The Annotated Edition (2021), introduction, pp. xl-lvii.

Voir également M. Graver, Stoicism and Emotion (2007), ch. 2 et 8 ; C. Gill, “Positive Emotions in Stoicism: Are They Enough?”, dans R. Caston et R. Kaster (éd.), Hope, Joy, and Affection in the Classical World, ch. 7 ; C. Gill, “Stoic Detachment – is this a Myth?”, Philosophia (revue publiée à Athènes), vol. 49 (2019), p. 271-286.

Voir également le dialogue en deux parties entre C. Gill et T. LeBon sur la vertu et les indifférents dans les archives du blog Stoicism Today : « How to develop virtue in a Stoic way ? » et « A Stoic values clarification dialogue and workshop ».


Crédits: Photo de Sam Szuchan sur Unsplash.

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

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