Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “Virtue is its own reward“. Traduction de l’anglais par Elen Buzaré. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte sur la doctrine stoïcienne selon laquelle “la vertu est sa propre récompense”, qui poursuit et complète la série d’articles et de traductions consacrés à la vertu dans le stoïcisme.
La vertu est sa propre récompense
Par Donald Robertson
Les stoïciens reconnaissent une place importante à des sentiments tels que la joie et la tranquillité dans leur système philosophique, et ils se réfèrent très souvent à eux. Cependant, à partir des écrits des premiers stoïciens, ces « bons sentiments » (eupatheiai) semblent avoir été simplement considérés comme « consécutifs » à la vertu, c’est-à-dire comme des effets secondaires du Bien plutôt que des biens par eux-mêmes (Vies et Doctrines des Stoïciens, 7.94). Le principe selon lequel « la vertu est sa propre récompense » (virtus ipsa pretium sui) était essentiel à l’éthique stoïcienne. Beaucoup d’auteurs ultérieurs ont été inspirés par cette doctrine. Spinoza et Kant avaient à cet égard des opinions similaires à celles des stoïciens. Ralph Waldo Emerson a écrit que:
L’âme héroïque ne vend pas sa justice et sa noblesse. Elle ne demande pas de bien dîner et de dormir au chaud. L’essence de la grandeur est la perception que la vertu est suffisante (Héroïsme).
De même, selon Diogène Laërce, Cléanthe (ou peut-être Chrysippe) a déclaré que « la vertu est une disposition harmonieuse. Et la vertu doit être choisie pour elle-même, et non à cause d’une peur ou en vue d’un espoir ou quoi que ce soit des choses extérieures » (Vies et Doctrines des Stoïciens 7.89). Il réitère ceci ailleurs:
Et elle [la vertu] doit être choisie pour elle-même. Le fait est que nous éprouvons de la honte pour les actions mauvaises que nous commettons, parce que nous savons que seule la beauté (morale) est un bien (Vies et Doctrines des Stoïciens, 7.127 )
Julia Annas résume l’attitude stoïcienne envers la vertu et la tranquillité dans son analyse érudite des philosophies hellénistiques, The Morality of Happiness:
Si nous sommes tentés de rechercher la vertu parce qu’elle nous rendra tranquille et sûr, nous manquons le point sur la vertu qui est le plus important [selon les stoïciens]; c’est la vertu elle-même qui importe, et non ses résultats. (J. Annas, p. 410).
P. A. Brunt a écrit dans son essai sur Les moralistes stoïciens tardifs:
En effet, la tranquillité et la joie spirituelles ne constituent pas toutes deux à proprement parler le summum bonum, qui est la vertu ; elles sont « conséquentes et non pas parfaites ». Mais il s’agit d’une réserve scolastique ; il est clair que Sénèque concevait la vie heureuse comme les incluant nécessairement.
Sénèque nous donne cependant plusieurs raisons pour lesquelles il pense que cette distinction est d’une importance pratique.
L’érudit français Pierre Hadot a écrit:
La joie stoïcienne n’est pas, comme le plaisir épicurien, le motif et la fin de l’action morale. Car la vertu est à elle-même sa propre récompense. Elle ne cherche rien au-delà d’elle-même. Mais la joie, selon les stoïciens, vient s’ajouter, tel le plaisir aristotélicien, comme un surplus, un surcroit, à l’action conforme à la nature “comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse” (La citadelle intérieure, p. 257)
Il cite Sénèque qui consacre une partie de Sur la vie heureuse à ce thème, qu’il expose très clairement:
Mais toi aussi, me dit-on, si tu cultives la vertu, c’est parce que tu en attends quelque plaisir.
D’abord si la vertu doit procurer un plaisir, ce n’est pas pour cela qu’elle est recherchée: elle ne le produit pas simplement, elle le produit en plus; elle ne se donne pas de peine pour lui, mais, bien qu’elle travaille à tout autre chose, elle l’atteindra aussi. Il en est comme dans un champ que l’on a labouré pour la moisson, il y pousse des fleurs, et pourtant, ce n’est point pour cette herbette, si plaisante qu’elle soit à la vue, que l’on a dépensé tant de travail (le semeur a eu un but tout autre, la fleur est venue en plus); ainsi, le plaisir n’est pas le salaire ni le motif de la vertu, mais un accessoire, la vertu ne plait point parce qu’elle charme, mais si elle plait, elle charme aussi.
Le souverain bien est dans le jugement lui-même, dans la disposition d’une âme excellente; quand cette âme est pleinement développée et s’est enfermée dans ses propres limites, le souverain bien est accompli, et l’âme ne désire point quelque autre chose que ce soit; car il n’y a rien en dehors du tout, on ne peut aller au-delà des limites. C’est pourquoi tu es dans l’erreur si tu demandes pour quel motif je poursuis la vertu; car alors tu recherches quelque chose au-delà du bien suprême.
Tu demandes ce que j’attends de la vertu? Elle seule. Rien n’est meilleur qu’elle en effet, elle-même est son propre prix. Est-ce trop peu de chose? Quand je te dis: “Le souverain bien c’est l’inflexibilité de l’âme qui ne se brise pas, sa prudence, son élévation, sa santé, sa liberté, son harmonie, sa beauté”, exiges-tu encore un terme plus élevé auquel rapporter ces qualités? Que me parles-tu du plaisir? C’est le bien de l’homme que je cherche, non pas celui du ventre, qui a plus de capacité chez les bestiaux et chez les bêtes féroces (Sénèque, Sur la vie heureuse, 9, trad. E. Bréhier)
De même, dans une de ses Lettres à Lucilius, Sénèque soutient que bien que la vertu soit le seul vrai bien, nous désignons aussi les conséquences de la vertu comme étant bonnes dans un sens plus lâche, dans la mesure où elles en dérivent. Cela inclut la dilatation saine de l’âme qui tend à suivre la sagesse et la vertu – les stoïciens interprètent en partie les émotions saines et malsaines comme des dilatations et des contractions de l’âme. « Parfois, comme résultat d’une conduite noble, » écrit-il, « on gagne une grande joie, même pour un temps court et très fugace ». Nous pouvons apercevoir la joie stoïcienne dans les moments d’action parce que c’est un “délice” de contempler notre propre vertu.
Celui-là même à qui est dérobée jusqu’à la joie qu’inspire la mise en œuvre d’une grande, d’un suprême entreprise, se précipiter sans hésiter dans la mort, avec la pensée, qui suffit à son Bonheur, qu’il remplit un noble devoir (Sénèque, Lettre 76, trad. P. Veyne)
La vertu est le seul motif réel des actions des stoïciens. Quelqu’un qui postule les sentiments de joie, ayant préséance sur la vertu, comme son but dans la vie serait moralement compromis dans certaines situations difficiles. Il hésiterait devant le danger, parce que les sentiments agréables sont souvent inaccessibles au plus fort du combat, et qu’il pourrait mourir avant de récolter les fruits de la vertu. Le stoïcien n’attend pas qu’une lueur chaude descende sur lui avant d’agir parce que son seul but est l’action vertueuse, et les sentiments qui peuvent (ou ne peuvent pas) suivre sont simplement un bonus supplémentaire, ou un effet secondaire – ils sont sans rapport avec sa motivation.
De même, Sénèque écrit dans Les bienfaits:
Quel spectacle plus honteux que de voir évaluer le prix de revient d’une conscience honnête, alors que la vertu n’attire pas plus à elle par le gain à réaliser qu’elle ne détourne d’elle par l’idée d’un dommage à subir […] “Que gagnerais-je, dit-on, si j’accompli tel acte de bravoure, tel acte de reconnaissance ?” De l’avoir accompli: en dehors de quoi, on ne te promet rien. Si quelque profit, d’aventure, s’offre à toi, tu le compteras pour un surcroît. Une action conforme au bien a son salaire en elle-même (Livre IV, 2-3)
Plus tard, il dit: « Si vous souhaitez quelque chose au-delà de ces vertus, vous ne souhaitez pas les vertus elles-mêmes ». Si nous sommes vertueux pour un autre motif, alors, ce n’est sans doute pas vraiment de la vertu du tout. Il est essentiel pour le concept de vertu qu’il s’agisse d’une fin en soi, plutôt qu’un simple moyen pour atteindre une fin, ou ce que l’on appelle un bien « instrumental ». Quelque chose qui est seulement par définition bon sur le plan instrumental, n’est pas vraiment bon en soi du tout, il est moralement indifférent. Encore une fois, « Tous nos arguments partent de ce point établi, que l’honneur est poursuivi sans raison, sauf parce que c’est l’honneur. » Il ouvre La Clémence en affirmant que « le profit de nos bonnes actions consiste à les avoir faites et puisqu’il n’y a point de digne récompense à nos vertus en dehors d’elles-mêmes » (La Clémence, 1.1).
C’est pourquoi Epictète demande à ses élèves: « Chercherez-vous une récompense pour un homme de bien plus grand que de faire ce qui est bon et juste? » (Entretiens, 3.24). Et ailleurs, il met en avant très fortement le concept selon lequel « la vertu est sa propre récompense »:
Et quel bien plus grand peux-tu chercher de celui-ci [de la vertu]? Au lieu d’être impudent, tu seras réservé; au lieu d’être déréglé, tu seras rangé; au lieu d’être sans foi, tu seras fidèle; au lieu d’être intempérant, tu seras tempérant. Si tu as d’autres ambitions plus grandes que celles-là, continues à agir comme tu le fais; il n’est même pas de dieu qui puisse désormais te sauver (Entretiens, 4.9, trad. J. Souilhé).
Marc Aurèle revient aussi fréquemment sur ce thème:
Caractères propres de l’âme raisonnable: elle se voit elle-même, elle s’analyse elle-même, se façonne elle-même à son idée. Le fruit qu’elle produit, elle le récolte elle-même; alors que les fruits des plantes et de ce qui y correspond chez les animaux, d’autres les récoltent. Elle atteint sa fin propre, à quelque moment que sa vie prenne fin. Il n’en va pas de même d’un spectacle chorégraphique ou d’une pièce de théâtre, dont l’action tout entière reste inachevée s’ils sont interrompus. A tout âge de la vie, et à quelque moment que celle-ci s’interrompe, l’âme accomplit pleinement son propos, et elle peut dire: “je recueille ce qui m’appartient.” (Méditations, 11.1, trad. Grateloup)
Il dit ailleurs que lorsque nous sentons que les autres sont ingrats, plutôt que de le leur reprocher, nous devrions plutôt nous blâmer nous-mêmes parce que lorsque nous leur avons accordé un service, nous nous attendions à une récompense extérieure et n’avons pas agi de manière à recevoir de l’acte même notre récompense complète (Méditations, 9.42).
Les vertus, comme la justice, sont leur propre récompense, et nous n’avons besoin de rien demander de plus parce qu’en les faisant, nous avons accompli notre nature et nous nous épanouissons.
Ai-je agi conformément aux principes de la solidarité ? Je me suis donc rendu service. Que cette pensée soit toujours présente à ton esprit, qu’elle ne te quitte jamais. (Méditations, 11.4)
De même, les stoïciens affirment que la vertu est synonyme de ce qui est bénéfique ou gratifiant en soi.
Personne ne se lasse de recevoir des services. Un service est une action conforme à la nature. Ne te lasse donc pas de te rendre service à toi-même, en rendant service aux autres. (Méditations, 7.74)
Frank McLynn, biographe de Marcus Aurelius, écrit:
Agir moralement apporte la joie, qui est un motif clé dans les écrits de Marc-Aurèle, et dénote l’émotion que nous ressentons lorsque nous remplissons vraiment la fonction pour laquelle nous avons été mis sur Terre, et lorsque nous consentons à la réalité de la Providence, du panthéisme et de la “cité du monde”. Nous voyons ici que la vertu est vraiment sa propre récompense, car la joie n’est pas la fin de l’action morale, comme le pensaient les Épicuriens. Le sage ne choisit pas la vertu parce qu’elle cause le plaisir, mais c’est un fait que, si elle est choisie, la vertu est cause de plaisir. (F. McLynn, p. 235)
De même, Cicéron, dans le célèbre passage de sa République connu sous le nom « Le songe de Scipion », dépeint le stoïcien Scipion Africanus recevant cet enseignement de l’esprit de son grand-père:
Ne donne aucun empire sur toi aux discours du vulgaire; élève tes vœux au-dessus des récompenses humaines; Que la vertu même, par ses seuls attraits, te conduise à la véritable gloire (Somnium scipionis, livre 13)
Brad Inwood, une autorité académique de premier plan sur le stoïcisme, fournit un compte-rendu érudit et concis de l’histoire de cette idée:
Dans les grandes lignes, la théorie [stoïcienne] de la bonne vie pour les êtres humains, qui correspondait en gros à l’éthique pour la plupart des philosophes anciens, tombe dans la famille des théories associées à Socrate et à ses disciples. Cette tradition inclut Platon et la plupart des Platoniciens, Xénophon, les Cyniques, Aristote et les Aristotéliciens tardifs, qui partagent tous le point de vue que la vertu, l’excellence d’un être humain, est la valeur la plus élevée et (comme nous dirions) sa propre récompense. Cela contraste avec une tradition, remontant à certains sophistes du 5ème siècle avant J-C, qui valorise les vertus essentiellement pour leur capacité à nous aider à obtenir d’autres bonnes choses, telles que le plaisir, la richesse, la reconnaissance sociale et la sécurité personnelle. Cette théorie instrumentale de la vertu était mieux représentée dans les périodes hellénistique et ultérieures par les Épicuriens, qui sont le faire-valoir le plus cohérent pour les Stoïciens dans ce domaine. La position caractéristique des Stoïciens devient plus claire si l’on pense au défi lancé à Socrate au début du livre II de la République de Platon. La justice est-elle valorisée et mérite-t-elle d’être poursuivie (a) en raison des avantages extrinsèques qu’elle produit? (b) en raison des avantages intrinsèques qu’elle produit; ou (c) à cause des deux? Un Épicurien choisit l’option (a); Platon, Aristote et la plupart des autres théoriciens anciens choisissent (c); Les Stoïciens choisissent (b). Non seulement la vertu est sa propre récompense, mais les avantages supplémentaires qu’elle pourrait produire n’ont pas la même valeur et ne peuvent pas être une raison pour choisir la vertu. En fait, la plupart des Stoïciens diraient que d’une certaine manière cela dégraderait ou corromprait la vertu de la choisir, même en partie pour ce genre de raison. Les Stoïciens ne sont pas seuls à adopter cette position extrême et même contre-intuitive – le groupe vaguement défini connu sous le nom de Cyniques les rejoindrait et pousserait les paradoxes encore plus loin à l’occasion; mais le Stoïcisme est l’école qui fournit la version la mieux élaborée et la plus crédible de cette position. (Stoicism: A Very Short Introduction)
Crédits: Jacques Dubroeucq, Vertus cardinales, Licence CC BY-SA.
Un concept absolument fondamental et pourtant assez rarement mis en avant. Merci à l’auteure pour la clarté de son exposé.