Le covoiturage, une application de la philosophie stoïcienne ? 1/3

covoiturage stoïcisme

Il s’avère que je pratique le covoiturage avec des collègues de travail depuis plus longtemps que je n’étudie le stoïcisme. Mais la pratique de ce dernier m’a amené à réfléchir sur le covoiturage comme application de cette philosophie et c’est ce à quoi je vous propose de nous consacrer au travers d’une série de trois articles (qui n’épuiseront pour autant sans doute pas le sujet). Le premier article ci-après va s’intéresser à l’engagement et à la responsabilité que représentent la décision de covoiturer. Dans les deux articles suivants nous interrogerons notre rapport à l’objet « voiture » et nos comportements en tant que conducteur ou passager.

Du covoiturage, entre engagement et responsabilité

L’engagement

Comme toute activité, le covoiturage présente des avantages et des inconvénients. Ainsi avant de s’engager avec d’autres personnes dans cette aventure, il est préférable d’en faire un examen aussi approfondi que possible, à défaut de quoi cette aventure risque de couper court, voire mal. Cette étape préliminaire renvoie directement au conseil promulgué par Épictète :

« Pour chaque activité, examine ses antécédents et ses conséquents, et passe de cette manière à l’action. Si tu ne le fais pas, tu arriveras d’abord avec empressement, étant donné que tu n’auras pas réfléchi à ce qui s’ensuit, et lorsque certaines difficultés apparaîtront, ensuite tu renonceras. Tu veux vaincre aux jeux Olympiques ? Et moi aussi, par les dieux, car c’est une belle chose ! Mais examine les antécédents et les conséquents, et adonne-toi ainsi à cette activité. […] Ayant examiné ces choses, si tu le veux encore, va combattre. Si tu ne les examines pas, tu changeras d’avis comme les enfants, qui tantôt jouent aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt de la trompette, puis la tragédie. » – Épictète, Manuel, 29, 1-3 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Comme l’indique ici Épictète, avant de s’engager dans une activité de covoiturage, il faut considérer à quoi il faudra alors s’astreindre et envisager les conséquences possibles de celui-ci.

Les avantages du covoiturage venant avec leur lot de contraintes, comme une pièce représentant la Fortune avec ses deux faces, il est déraisonnable de vouloir bénéficier des premiers sans devoir subir les seconds.

« Il en va de même ici aussi. Untel ne t’a pas invité au banquet ? C’est que tu n’as pas donné à l’hôte le prix auquel il vend son repas. Or il le vend pour un éloge, il le vend pour une sollicitude. Si c’est dans ton intérêt, donne-lui la différence, le prix auquel cela se vend. Mais si tu ne veux pas t’acquitter du prix de cela, et pourtant recevoir ceci, tu es insatiable et stupide. » – Épictète, Manuel, 25, 4 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Comme le rappelle Épictète ci-dessus, chaque chose présentant un intérêt pour nous a un prix à payer, si nous désirons ne retirer que le bénéfice de cette chose sans en payer le prix, nous sommes insensés.

Pour autant l’engagement pris à covoiturer n’est pas un contrat faustien irrévocable, il est possible de le rompre à tout moment si vous jugez notamment que le prix à payer est trop élevé pour l’avantage que vous en retirez. Personne ne peut vous obliger à poursuivre une activité que vous jugez désavantageuse pour vous, ainsi que l’illustre Épictète :

« Jusqu’où faut-il donc obéir aux règles du jeu ? Tant que c’est avantageux, c’est-à-dire tant que je sauvegarde ce qu’il convient de faire ainsi que la cohérence. Il y a des gens très austères et à l’estomac fragile qui vous disent : « Moi je ne peux pas dîner chez cet homme, où je dois chaque jour supporter le récit de sa campagne militaire en Mésie : ‘‘ Je t’ai raconté, mon frère, comment j’ai escaladé la colline ; et voilà qu’à mon tour je commence à être assiégé… ’’ » Un autre déclare : « Moi j’aime mieux dîner chez lui et l’écouter bavarder autant qu’il veut. » Quant à toi, compare ces deux appréciations ; seulement ne fais rien qui te pèse, n’agis pas le cœur serré en te croyant accablé de maux ; car à cela personne ne te force. » – Épictète, Entretiens, Livre I, 25, 14-17 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Si le prix à payer s’avère trop élevé (fortes contraintes horaires, grands détours pour aller à un point de rendez-vous, conduite à risque de vos covoitureurs, véhicule non entretenu, …), l’avantage retiré du covoiturage peut finalement ne pas être à la hauteur.

Les covoitureurs

Les covoitureurs avec lesquels nous finissons par nous engager relèvent souvent plus d’un concours de circonstances ou d’un alignement de point de vue sur les avantages et contraintes associés, que d’un réel choix raisonné. Sachant que le covoiturage va nous amener à fréquenter ces personnes de manière prolongée, sans véritablement les connaître au moment où nous nous engageons, Épictète et Sénèque nous demandent de nous montrer prudents quant à cette relation nouvelle :

« Celui qui accepte de nouer des relations plus suivies avec certaines gens, que ce soit pour une conversation, pour des repas ou simplement pour garder le contact avec son entourage, il faut nécessairement ou qu’il se rende semblable à eux ou qu’il les change et les gagne à ses propres conceptions. En effet, si on pose un charbon éteint auprès d’un charbon en train de brûler, ou bien il l’éteindra ou bien le second enflammera le premier. Vu la gravité du risque, il faut faire preuve de circonspection quand on accepte de nouer de telles relations avec des profanes, et se rappeler qu’il est impossible pour qui se frotte à un objet couvert de suie de ne pas en récolter sa part. » – Épictète, Entretiens, Livre III, 16, 1-3 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

En effet, fréquenter régulièrement certaines personnes peut nous amener à adopter leurs propres attitudes ou finalement chercher à les imiter pour favoriser et faciliter notre intégration dans ce groupe.

« La fréquentation du monde ne vaut rien. Il se trouve toujours quelqu’un pour nous faire aimer le vice, pour l’imprimer en nous, pour nous en communiquer la souillure à notre insu. Généralement parlant, plus nombreux est le public auquel nous nous mêlons, plus grand est le péril. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 7, 2 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Indéniablement, toutefois, cette fréquentation assidue va nous permettre de mieux cerner les centres d’intérêt, les opinions et motivations des covoitureurs nous accompagnant et en définitive à développer un esprit de bienveillance et de tolérance vis-à-vis de leur attitude et comportement, lors des moments de covoiturage mais également en-dehors s’il s’agit également de collègues avec lesquels vous collaborez au quotidien.

« Quand un homme a commis une faute à ton égard, considère aussitôt quelle opinion sur le bien ou le mal lui a fait commettre cette faute. Quand tu en auras vu la raison, tu le plaindras, tu n’éprouveras plus ni surprise ni colère. En effet, ou bien, toi aussi, tu continues d’avoir la même opinion que lui sur le bien, ou une autre analogue, et tu dois donc lui pardonner ; ou tu ne partages plus son opinion sur le bien et le mal, et l’indulgence pour sa méprise te sera plus aisée. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre VII, 26 (trad. A-I. Trannoy, éd. Les Belles Lettres).

En comprenant où nos covoitureurs placent le bien et le mal, il nous est plus facile de tolérer et excuser leurs comportements et attitudes, d’autant s’il nous arrive encore de faire les mêmes erreurs qu’eux en prenant ces choses extérieures pour des biens et des maux et non comme des indifférents.

A l’inverse, nous pourrions découvrir chez ces personnes des qualités et vertus insoupçonnées que nous pourrions chercher à émuler pour fonder notre propre amélioration sur des exemples concrets et présents au quotidien, comme le proposait Sénèque à Lucilius :

« Parmi les vivants portons notre choix […] sur ceux qui enseignent à vivre et qui, non contents de dire ce qu’il faut faire, le prouvent en le faisant, qui expliquent par leçons ce qu’il importe d’éviter, et ne sont jamais pris à commettre ce qu’ils ont recommandé de fuir. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 52, 8 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

On retrouve ici la cohérence demandée par Sénèque entre nos principes et nos actes, ainsi que leur nécessaire mise en pratique pour que la philosophie stoïcienne ne reste pas qu’une simple étude théorique.

« Si cependant nous mettons le bien dans la rectitude de la faculté de choix, préserver nos relations avec autrui devient un bien ; et celui qui en outre renonce à certaines choses extérieures, celui-là atteint le bien. » – Épictète, Entretiens, Livre III, 3, 8 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Ce constat doit être un rappel constant pour nous de ne placer le bien qu’en nous-mêmes, afin d’être de bons collègues et covoitureurs, voire plus, car notre intérêt est de conserver la loyauté, la patience, la générosité, et en général toutes les qualités que nous tenons de la nature.

La responsabilité

Nos covoitureurs étant nos passagers, ils partagent les mêmes risques d’accident, de blessures, voire de mort lorsqu’ils montent dans notre véhicule. A ce titre, notre attention et manière de conduire, dont nous sommes responsables, participent à prévenir tout dommage pouvant survenir, même si elles ne sont pas à elles seules suffisantes pour garantir la préservation de notre corps et du leur. On retrouve ici de manière directe et appliquée ce que demandait de pratiquer Hiéroclès dans son exercice des Cercles dont voici un extrait :

« Chacun de nous est tel qu’il est inscrit complètement dans beaucoup de cercles, certains plus petits, d’autres plus grands, ceux qui entourent, ceux qui sont entourés, selon les différents et inégaux rapports des uns et des autres relativement. Le premier cercle, le plus proche, celui-là même que quelqu’un a tracé comme autour d’un centre, sa faculté de pensée. Dans ce cercle est contenu le corps et les choses reçues pour le corps. C’est ainsi qu’il est presque le plus court, et peu s’en faut que ce cercle ne touche le centre lui-même. Le second, ensuite, écarté de ce cercle, plutôt éloigné du centre, contient le premier : en lui sont ordonnés les parents, les frères, la femme, les enfants. Ecarté de celui-ci, le troisième cercle : en lui les oncles et les tantes, les grands-pères et les grands-mères, les neveux, enfin les cousins. Après lui, le cercle qui inclut les autres parents. Celui qui suit celui-là, c’est celui des membres du dème, puis après celui des membres de la tribu, ensuite celui des citoyens, il reste, de la même manière, le cercle de ceux des villes voisines, et celui de ceux qui appartiennent au même peuple. Tout à fait au-dehors, le plus grand, entourant les cercles, celui du genre humain tout entier. Ces cercles passés en revue, c’est à celui qui tend à la vertu, de rassembler, eu égard au traitement dont chacun a besoin individuellement, les cercles comme autour du centre, et de transporter avec zèle ces cercles de ceux qui contiennent à ceux qui sont contenus… » – Hiéroclès, Stobée, IV, 671, 7-673.

En effet, Hiéroclès au travers de son exercice demande de réduire la distance nous séparant des autres êtres humains jusqu’à ce que nous leur portions le même intérêt que celui que nous nous portons à nous-même.

Dans son article « Hiéroclès, sur la famille et l’économie domestique », que l’on peut trouver dans l’ouvrage L’éthique du stoïcien Hiéroclès, David Konstant analyse et explique aux pages 148 à 150 le but de l’image des cercles concentriques :

« Si nous nous penchons désormais sur l’illustration que donne Hiéroclès des relations humaines sous la forme d’un ensemble de cercles concentriques, la nature de son argument sur l’identification apparaît plus clairement. Au milieu de tous ces cercles, rappelez-vous, se trouve l’esprit (διάνοια) et le premier cercle, celui qui est le plus proche de ce centre, représente le corps (σῶμα). Le cercle suivant, quand on s’écarte du centre, comprend « nos parents, frères et sœurs, femme et enfants ». Après eux viennent « les oncles et les tantes, les grands-parents, les neveux et nièces et les cousins ». Le quatrième cercle « comprend tous les autres membres de la famille ». Suivent ensuite les personnes qui appartiennent au même dème que nous, puis les membres de notre tribu ; et, ensuite, nos concitoyens et, encore après, les individus qui appartiennent à la même ethnie et, finalement, il y a le genre humain entier (mais on doit le noter, il n’est pas question des animaux). Hiéroclès recommande que nous réduisions progressivement ces cercles et commencions à traiter les membres de chacun d’eux de la même façon que nous traiterions ceux qui sont dans le cercle les précédant et donc plus proche du centre : tous les hommes doivent donc être traités comme les membres de l’ethnie à laquelle nous appartenons, ces derniers devant être traités, à leur tour, comme nos concitoyens, et ainsi de suite. En procédant ainsi, on abolit la distance entre les autres et nous, pour aller jusqu’à s’adresser, par exemple, à nos cousins comme à nos frères, et à nos oncles comme à nos pères, et une telle conduite a pour résultat l’effondrement de la nomenclature elle-même. […] Le but de l’image des cercles concentriques est d’augmenter le sentiment de ressemblance à l’autre, en l’attirant dans un système de relations plus proches de nous. Si le second cercle comprend les parents, les épouses et les enfants, alors quand on le réduit jusqu’à ce qu’il coïncide avec le premier cercle, nous finissons effectivement par considérer ces derniers comme nous considérons notre propre corps, et donc comme une partie intégrante de nous-mêmes. […] les contractions qui se produisent au niveau des cercles les plus éloignés ne conduisent pas à une fusion directe entre ces autres lointains et nous, et se contentent de les rapprocher un peu plus de nous. Cependant, les applications successives de ce processus de réduction finissent par créer un sentiment d’identité avec tout le genre humain. »

En reprenant cette image et en l’appliquant au cas des covoitureurs cela donnerait l’évolution suivante :

Ainsi, en covoiturant, nous devenons responsables de la préservation du corps d’autrui au même titre que le nôtre, nos cercles sont alors confondus. On aurait du mal à trouver application plus explicite de l’image des Cercles de Hiéroclès avec les conséquences éthiques associées.

Voici pour le premier article concernant le covoiturage vu par l’intermédiaire des principes de la philosophie stoïcienne. Dans l’article suivant nous interrogerons notre rapport à l’objet « voiture » sous le même biais.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×