Le covoiturage, une application de la philosophie stoïcienne ? 2/3

Cet article est le deuxième d’une série sur le covoiturage vu par l’intermédiaire des principes de la philosophie stoïcienne.

La voiture, un indifférent comme les autres ?

Dans cet article, nous allons nous intéresser à l’objet « voiture » en tant que tel. Nous allons d’abord le passer au crible de l’exercice de définition physique proposé par Marc Aurèle dans ses Pensées. Puis nous soulignerons l’importance de la bonne application des notions de bien et de mal dans le jugement de valeur porté sur cet objet, et enfin nous en questionnerons l’usage, et ce selon les deux points de vue des covoitureurs : en tant que conducteur (rapport à sa propre voiture) ou en tant que passager (rapport à la voiture d’autrui).

Exercice de définition physique

Comme toutes les choses extérieures, la voiture est classée dans la catégorie des indifférents. A ce titre, nous allons analyser cet objet selon la méthode décrite par Marc Aurèle au Livre III de ses Pensées :

« Aux préceptes dont j’ai déjà parlé, qu’un autre encore soit ajouté : se faire toujours une définition et une description de l’objet dont l’image se présente à l’esprit, afin de le voir distinctement, tel qu’il est en sa propre essence, à nu, tout entier à travers tous ses aspects, et de se dire en soi-même le nom particulier qu’il a, et les noms des éléments dont il est composé et dans lesquels il se résoudra. Rien, en effet, n’est à ce point capable d’élever l’âme, comme de pouvoir discerner, avec méthode et vérité, chacun des objets rencontrés dans la vie, de toujours les considérer de telle façon qu’on puisse examiner en même temps quelle utilité tel objet fournit et à quel univers, quelle valeur il a par rapport à l’ensemble, et quelle valeur aussi par rapport à l’homme, ce citoyen de la plus éminente cité, dont les autres cités sont comme les maisons. Il faut aussi se demander quel est cet objet, de quels éléments il est composé, combien de temps doit naturellement durer cet objet qui occasionne présentement en moi cette représentation, de quelle vertu ai-je besoin par rapport à lui, de douceur, par exemple, de courage, de bonne foi, de simplicité, de maîtrise de soi, etc. » – Marc Aurèle, Pensées, Livre III, 11 (trad. P. Hadot).

Comme l’explique Pierre Hadot dans l’article « La physique comme exercice spirituel » qu’on peut trouver dans l’ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique, cet exercice de définition physique vise à revenir à une représentation objective d’un objet, en le dépouillant de toute valeur subjective qu’on pourrait y attacher, afin de discerner sa véritable nature et composition, d’examiner son utilité et notre rapport à lui, et ce afin d’adopter la bonne attitude vis-à-vis de celui-ci.

Une voiture n’est au final qu’un assemblage de pièce diverses, notamment métalliques et plastiques, plus ou moins esthétiquement agencées, mais soumises comme toute matière à un phénomène physique entropique amenant à sa dégradation continue et inévitable, plus ou moins rapide selon les circonstances, et ne faisant que traduire son caractère impermanent.

« Quels que soient, […], les biens extérieurs dont l’éclat nous environne, […], ce sont là autant d’ornements qui ne sont pas à nous et qui nous sont seulement prêtés. Aucun d’eux ne nous est donné, au sens véritable du terme. Le décor qui meuble la scène est fait d’accessoires empruntés, qu’il faudra rendre à leurs propriétaires : les uns seront repris le premier jour, d’autres le lendemain ; bien peu resteront là jusqu’au bout. » – Sénèque, Consolation à Marcia, X, 1 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Cette nature dégradable et impermanente devrait nous amener à adopter une perspective adaptée sur l’objet voiture et une attitude adéquate en regard de son caractère altérable et transitoire.

« Pour chacune des choses qui t’attirent, ou qui te procurent une utilité, ou qui te sont chères, souviens-toi de te dire en outre de quelle sorte elle est, en commençant par les plus petites ; si tu es attaché à une marmite, ajoute : « Je suis attaché à une marmite. » Car si elle se casse, tu ne seras pas troublé. » – Épictète, Manuel, 3 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion)

La voiture, comme notre propre corps, est soumise à de multiples potentielles agressions extérieures, par exemple les incivilités d’autres personnes utilisant le même parking collectif ou la même aire de covoiturage où des véhicules restent sans surveillance une bonne partie de la journée. En ayant une vision objective sur cet objet, personne ne devrait être surpris de constater un jour que son véhicule a subi, ce qu’il aurait pu avoir subi depuis longtemps, à savoir une dégradation plus ou moins importante. Nous ne devrions pas alors être troublés de cet état de fait.

« Et quelle déraison d’être surpris parce qu’on voit accompli à certain jour ce qui chaque jour peut s’accomplir. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 101, 7 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Ce qui est vrai pour une rayure ou un accroc sur la carrosserie, l’est tout autant pour la panne mécanique qui semble pourtant toujours nous surprendre. Prendre conscience du caractère altérable et dégradable de l’objet voiture ne veut pour autant pas dire ne pas en prendre soin et en préserver la fonctionnalité.

« Moi aussi je prends soin de mon assiette, je la lave, je l’essuie, et pour accrocher ma burette à huile je plante un clou. Et alors ? Ces objets me sont-ils supérieurs ? Non, mais ils me rendent service, c’est pourquoi j’en prends soin. Et mon âne, est-ce que je ne le soigne pas ? Est-ce que je ne lui nettoie pas les pattes ? Est-ce que je ne le frotte pas avec l’étrille ? » – Épictète, Entretiens, Livre I, 19, 4-6 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

En effet, si les aléas qui peuvent toucher notre véhicule ne dépendent pas de nous, son entretien et son maintien en état de fonctionnement et de sûreté dépendent de nous, ce qui renvoie à la notion de responsabilité abordée dans le premier article en regard de nos efforts à préserver l’intégrité physique de nos covoitureurs. L’entretien participe également à préserver son utilité pour permettre la poursuite de son usage. Une voiture étant un objet visant à transporter des personnes d’un point A à un point B dans une relative sécurité et un confort minimum, il s’agit de conserver ces fonctions minimales dans un état satisfaisant, en tout cas conformes aux critères de réussite du contrôle technique périodique.

Mais alors quid des options toujours plus nombreuses et innovantes proposées et installées sur nos véhicules ? Si ces fonctionnalités sont appropriées à l’utilité première de la voiture, les stoïciens n’y seraient sans doute pas opposés, voire ils ne comprendraient pas pourquoi il s’agirait d’options et non de fonctions installées de série. Pour ce qui est des autres options, parmi lesquelles on pourrait citer par exemple les sièges chauffants et massant, les jantes chromées et stylisées, le toit panoramique, etc., Épictète aurait un avis tranché :

« Pour chacun, le corps est la mesure de l’avoir, comme le pied l’est pour la chaussure. Si tu t’en tiens donc à cela, tu conserveras la mesure. Mais si tu vas au-delà, il est nécessaire que, du reste, tu sois emporté comme du haut d’un précipice. C’est comme pour la chaussure : si tu outrepasses le besoin du pied, c’est une chaussure dorée, puis pourpre, puis brodée qu’il te faudra. Car une fois la mesure dépassée, il n’y a plus aucune limite. » – Épictète, Manuel, 39 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Ainsi pour Épictète, au même titre que la chaussure pour le pied, si on va au-delà du besoin auquel la voiture doit répondre, il n’y a plus de limite aux options qu’on pourrait adjoindre à un véhicule. Pour les stoïciens, la véritable valeur d’un objet réside dans sa valeur d’usage et non d’apparence. Nous allons d’ailleurs développer ce point dans la suite de cet article en abordant l’usage de cet indifférent selon les deux points de vue du conducteur et du passager, et la représentation qu’ils s’en font.

De l’attitude et usage en tant que conducteur

L’attitude que nous adoptons en regard de notre voiture repose sur la représentation que nous nous faisons d’elle, et essentiellement sur le fait que nous associons une notion de bien à sa possession ou de mal au fait de ne pas posséder un autre véhicule plus prestigieux. Ainsi les émotions que nous éprouvons découlent directement du jugement que nous portons sur notre voiture ou celle d’autrui. Et ce n’est en aucun cas un sentiment nouveau apparu avec l’invention moderne de l’automobile, car Sénèque l’exprimait déjà au 1er siècle après J-C :

« La voiture où je suis juché est un véhicule campagnard. […] Comme j’ai peine à accepter que ce véhicule passe pour être vraiment le mien. Elle dure donc toujours en moi, cette perversion d’avoir honte d’agir droitement ! Chaque fois qu’un équipage un peu élégant vient à notre rencontre, j’ai beau m’en défendre, je rougis, preuve que les principes que j’approuve, que je vante, n’ont pas encore chez moi une base constante, inébranlable. Qui rougit d’un véhicule vulgaire tirera vanité d’une voiture de prix. J’ai fait de piètres progrès. Je n’ose pas encore être simple à la face du monde ! Je continue à m’inquiéter de l’opinion des passants. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 87, 4-5 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Sénèque avoue qu’il ressent un sentiment de honte à être vu sur un véhicule campagnard qu’on pourrait prendre pour le sien, notamment lorsqu’il croise un autre équipage sur une voiture de meilleure apparence. Ce sentiment repose sur le fait qu’il considère encore comme un mal qu’on puisse penser qu’il ne possède qu’un véhicule si vulgaire. Par extension, il reconnaît qu’alors il tirerait vanité de se voir juché sur une voiture de prix, en partageant alors l’opinion commune que la possession d’un tel objet est un véritable bien. On retrouve cette idée dans un des chapitres du Manuel d’Épictète :

« Ne te vante d’aucun avantage qui t’est étranger. Si ton cheval disait en se vantant : « Je suis beau », cela serait supportable. Mais toi, quand tu dis en te vantant « J’ai un beau cheval », sache que tu te vantes d’un bien qui appartient à ton cheval. Qu’est-ce donc qui est tien ? L’usage des représentations. De sorte que, lorsque tu te maintiens en accord avec la Nature dans l’usage des représentations, c’est le moment : vante-toi. Car alors tu te vanteras d’un bien qui t’appartient. » – Épictète, Manuel, 6 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Ce qui est valable pour un cheval l’est tout autant pour toute possession dont on voudrait s’approprier la qualité ou la beauté, en y plaçant notre bien. Par opposition, Épictète avance que le seul bien réside dans l’usage des représentations, c’est-à-dire dans le fait d’appliquer correctement les notions de bien et de mal aux objets extérieurs et aux impressions.

Prenant conscience du caractère altérable et impermanent de notre véhicule, nous devrions adopter une attitude adaptée en regard de son usage. A ce titre, Sénèque nous rappelle qu’il ne faut jamais considérer aucun objet comme nous appartenant en propre, mais plutôt comme étant en prêt temporaire.

« C’est pourquoi une grande âme, consciente de la supériorité de sa nature, a soin de se comporter, au poste où elle est placée, avec honneur et zèle ; au demeurant, elle ne considère comme sien aucun des objets qui l’entourent ; elle en use comme d’objets prêtés, en voyageuse pressée qu’elle est. » – Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 120, 18 (trad. H. Noblot, éd. Robert Laffont).

Au-delà des événements pouvant occasionner une altération ou dégradation de notre véhicule, nous devons également prendre en considération les conséquences accessoires de son usage. Pour illustrer ce point, Épictète prend l’exemple du pied et des conséquences associées à sa fonction pour l’être humain.

« Pour le pied, par exemple, je dirai que le fait d’être propre est conforme à la nature ; mais si tu le considères comme pied, c’est-à-dire cette fois comme une entité non indépendante, il sera convenable qu’il marche dans la boue, foule des épines, et parfois même qu’il soit coupé dans l’intérêt du corps entier ; sinon ce ne sera plus un pied. » – Épictète, Entretiens, Livre II, 5, 24 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Par analogie, il faut réfléchir aux conséquences accessoires liées à l’usage de notre véhicule et à l’attitude à adopter par rapport à cet usage, non seulement par son propriétaire, mais aussi par les passagers covoitureurs. Aussi nous ne devrions pas être surpris ou troublés par le fait que notre voiture soit salie, voire même détériorée, de par son utilisation commune en covoiturage, même si nous pouvons attendre de nos covoitureurs la même attention d’usage que celle que nous devons avoir pour leur voiture lorsque nous sommes à notre tour passagers. Pour autant, il est en définitive de notre responsabilité d’entretenir notre véhicule pour le conserver dans un état permettant l’accueil de covoitureurs dans des conditions satisfaisantes. Ce respect pour autrui est également mis en avant par Épictète :

« Tu crois pouvoir te permettre de sentir mauvais. Soit, donne-toi cette permission ! Mais penses-tu que peuvent se le permettre aussi ceux qui sont assis à côté de toi, ceux qui sont couchés près de toi, ceux qui t’embrassent ? Ou alors retire-toi quelque part dans un endroit désert, tu peux te le permettre, et passe ta vie dans la solitude à te sentir toi-même. Car il est juste que tu jouisses seul de ta malpropreté. Mais se comporter de façon aussi inconsidérée et irréfléchie quand on habite la ville, cela relève de quel genre d’homme, selon toi ? Si la nature t’avait confié un cheval, le laisserais-tu totalement sans soin ? Eh bien, considère que ton corps t’a été remis comme un cheval : lave-le, essuie-le, fais en sorte que personne ne se détourne et ne s’écarte de toi. Qui ne s’écarte d’un homme malpropre, malodorant, dont le teint est pire que celui d’un individu couvert de fumier ? Car chez ce dernier l’odeur est extérieure et surajoutée, chez l’autre elle vient de l’intérieur et résulte d’un manque de soin, elle émane pour ainsi dire d’un être en putréfaction. » – Épictète, Entretiens, Livre IV, 11, 15-18 (trad. R. Muller, éd. Vrin).

Ainsi, comme il nous revient d’entretenir notre corps et d’en assurer l’hygiène pour vivre en société, il en est de même pour notre voiture afin d’en faire un lieu accueillant et propre pour nos covoitureurs.

De l’attitude et usage en tant que passager

Lorsque nous sommes passagers dans la voiture d’un autre covoitureur, nous pouvons naturellement être amené à comparer ce véhicule avec le nôtre. Or comme nous l’avons vu précédemment, l’attitude que nous adoptons dépend de la représentation que nous nous faisons de cet objet. Ceci est abordé par Épictète dans le Manuel en prenant pour exemple un homme se comparant à un autre.

« Si jamais tu vois qu’untel est plus estimé que toi, ou très puissant, ou qu’il est autrement honoré, ne juge pas, sous le coup de la représentation, qu’il est bienheureux. Car si l’essence du bien se trouve dans ce qui dépend de nous, il n’y a de place ni pour l’envie, ni pour la jalousie. Et toi, tu ne voudras être ni préteur, ni prytane, ni consul, mais libre. Or une seule voie y mène : le mépris des choses qui ne dépendent pas de nous. » – Épictète, Manuel, 19, 2 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Si nous considérons que la voiture d’un autre covoitureur est un bien que nous désirons posséder, cela pourrait amener à ressentir un sentiment d’envie vis-à-vis de celui-ci.

En tant que passagers, nous allons être utilisateurs de la voiture d’autrui et l’usage que nous en faisons dépend de nous. En regard de cet usage de la propriété d’autrui, nous pouvons nous référer à un passage du Manuel qui conseille de prendre soin de sa propriété comme si elle appartenait à un autre.

« Ne dis jamais, à propos de quoi que ce soit, « Je l’ai perdu », mais « Je l’ai rendu ». […] « On m’a dépossédé de ma propriété ! » Eh bien, elle aussi a été rendue. […] Que t’importe le moyen par lequel le donateur te l’a réclamée ? Tant qu’il te la donne, prends-en soin comme si elle appartenait à un autre, comme les voyageurs le font de l’hôtellerie. » – Épictète, Manuel, 11 (trad. O. D’Jeranian, éd. Flammarion).

Ainsi, il nous est demandé de prendre soin de la voiture d’un autre covoitureur comme les voyageurs le font d’une chambre dans un hôtel, en considérant qu’elle est un objet à usage commun dont nous avons un usage limité et temporaire, et qu’il faut rendre dans un état aussi proche que celui dans lequel nous l’avons trouvé en arrivant. Cela participe à conserver entre les covoitureurs l’esprit de sociabilité et de convivialité, indispensable pour la réussite sur le long terme d’une expérience de covoiturage.

Voici pour le deuxième article concernant le covoiturage, et notamment pour ce qui est de l’usage de la voiture, vu par l’intermédiaire des principes de la philosophie stoïcienne. Dans le troisième et dernier article, nous nous intéresserons aux différences de comportement selon que nous sommes seul conducteur ou en compagnie de covoitureurs, et comment le covoiturage peut être l’occasion d’exercices de contemplation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

×