Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Camden Gaspar intitulé « Pleasure, Deprivation and Indifference« . Traduction française de Paul-Napoléon Calland, revue par Maël Goarzin. Nous remercions Camden Gaspar de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte, paru initialement sur le blog de Donald Robertson.

Ce texte prend place dans la série Défaire les préjugés, qui a pour objectif de répondre aux conceptions erronées du stoïcisme. Ici, il s’agit de mieux comprendre le rapport au plaisir des stoïciens.


Plaisir, privation, et indifférence

par Camden Gaspar

L’une des questions récurrentes que se posent ceux qui découvrent le Stoïcisme, est « Quels plaisirs devrais-je éviter ? ». Ils veulent savoir, pour être plus précis, s’ils doivent s’abstenir d’alcool, des jeux vidéo, des jeux d’argent, et d’autres choses semblables, afin de poursuivre une vie heureuse. Cette question mérite d’être posée, mais en fin de compte, ce n’est pas la bonne question. Le Stoïcisme, contrairement à ce que l’on peut entendre, ne préconise pas de nous priver de tout ce que nous aimons. Il ne s’agit pas, dans un beau tableau ou une belle sculpture, de ne voir rien d’autre qu’une masse informe sans couleurs, ni de ne goûter aucune saveur d’un succulent repas, ni de refuser de sortir avec des amis.

Non, les Stoïciens ne considéraient pas le plaisir comme quelque chose à éviter. Si l’objectif est une vie heureuse, alors nous devons comprendre où et comment le plaisir, qui est certainement un élément important du bonheur, peut trouver sa place. Le rôle que joue le plaisir dans notre vie, selon le point de vue stoïcien, est d’accompagner la vertu. Sans la vertu, les plaisirs de la vie sont des pièges vides de sens. Ils peuvent nous asservir et nous rendre dépendants à leur présence. Sans ces plaisirs, la vie devient insupportable, nous laissant faibles et en proie au désespoir.

La Fortune est inconstante

Ce que le Stoïcisme nous offre, c’est l’armure émotionnelle et mentale qui nous protège contre les secousses que la vie nous réserve de façon inéluctable. Il nous donne les moyens qui nous permettent de faire l’expérience de la douleur et du plaisir, et de les surmonter, car tous deux peuvent conduire à notre perte si nous ne nous sommes pas exercés à les gérer correctement. En ce qui concerne le plaisir, un esprit correctement entraîné serait en mesure de voir le plaisir comme un « indifférent », selon le mot de Diogène Laërce. Cela fait partie du travail d’un Stoïcien pratiquant : comprendre que le plaisir (et la douleur) sont éphémères. Ce que vous aimez peut vous être retiré, ou même se retourner contre vous. C’est pour cette raison que nous « devons être attentifs à tous les avantages qui ornent la vie, mais sans en aimer aucun outre mesure – faire usage des dons de la Fortune, mais sans en être les esclaves ».

Sénèque nous rappelle que nous pouvons jouir des plaisirs qui nous viennent de la bonne fortune, mais que nous devons toujours les considérer avec méfiance et être prêts à y renoncer si nécessaire. Comme le dit Diogène, nous devons pratiquer l’indifférence : profiter des plaisirs lorsque nous les avons, et ne pas permettre à leur absence de nous briser.

La Vertu pour Chef

Les Stoïciens considéraient la vertu (aretê), comme le souverain-bien. Selon Robin Campbell, cet idéal suprême « est le plus souvent, dans la philosophie ancienne, décliné sous la forme de quatre qualités conjuguées : la sagesse (ou clairvoyance morale), le courage, la tempérance, et la justice (ou la droiture) ». Le Stoïcien romain Sénèque, dans sa dissertation « Sur la Vie heureuse », défend l’idée que la vertu est tel un chef au cours d’une bataille. La véritable vertu, comme tout bon chef, doit se mettre à la tête de son armée. Tout le reste y est subordonné.

Nous ne pouvons connaître le plaisir et le bonheur que si la vertu est l’objectif ultime de notre vie. Sénèque affirme que si nous poursuivons la vertu, le bonheur et le plaisir s’ensuivront naturellement comme un produit dérivé. L’inverse, par contre – poursuivre le plaisir à la place de la vertu – ne fonctionne pas. La vertu est l’outil indispensable qui permet au plaisir d’être une force qui alimente notre vie, en veillant à ce qu’il ne prenne pas le contrôle sur tout le reste.

De plus, pratiquer la vertu de façon irréfléchie ou hypocrite ne marchera pas. On ne peut pas simuler la vertu. Il s’agit d’un bien qu’il faut cultiver en le pratiquant véritablement dans la vie de tous les jours. Le Stoïcisme et la vertu ne peuvent exister que là où l’échec et la ruine sont possibles. Sénèque attire notre attention sur le fait que le plaisir est semblable aux fleurs qui poussent dans un champ qu’un paysan a labouré. Elles sont plaisantes à voir, et leur présence dans le paysage est la bienvenue, mais ce n’est pas pour elles que le champ a été labouré en premier lieu. Selon Sénèque : « De la même manière que le plaisir n’est ni la cause, ni la récompense de la vertu, mais sa conséquence, ce n’est pas que nous acceptons la vertu parce qu’elle nous donne du plaisir, mais si nous l’acceptons, elle nous donne également du plaisir ».

Objectifs et motivation

Un corollaire inhérent au fait de poursuivre la vertu est la nécessité de devoir toujours œuvrer pour quelque chose qui donne un sens à votre vie. Travailler à une tâche ou un objectif que vous avez choisi, où l’on s’opposera à vous en cours de route – dans votre carrière, en famille, dans vos rapports avec les autres – entraînera naturellement des revers et des déceptions. C’est ici que le Stoïcien commence à mettre en pratique ce qu’il prêche.

Sénèque, dans ses Lettres, nous rappelle l’importance de toujours travailler à la réalisation d’un but plus grand que nous-mêmes. Ceci nous donne une direction, et nous maintient les pieds sur terre. Là où le plaisir trouve sa place, c’est lorsque nous avons besoin de prendre une pause pour le bien de notre santé mentale. « Je ne te dis pas d’être toujours courbé sur un livre ou d’écrire sur des tablettes », écrit Sénèque. « Il faut donner à l’esprit un peu de temps libre, mais de manière à le revigorer, et non à le détendre au point de tomber en miettes. »

Posez-vous la question : « Est-ce que je profite de mon temps libre pour me ressourcer, ou pour fuir mes responsabilités ? » Très souvent, les gens utilisent le plaisir, qu’il s’agisse de jeux vidéo, de drogues, de voyages, etc., pour fuir les difficultés de la vie et ce que l’on attend d’eux en tant que membres de la société. « Si l’on accomplit le bien par notre labeur, le labeur passe, mais le bien demeure ; si l’on commet un acte déshonorant avec plaisir, le plaisir passe, mais le déshonneur demeure », dit Musonius Rufus. Si vous en êtes au point de négliger les parties les plus nourricières de votre vie : votre famille, vos amis, votre carrière, vos passe-temps, etc., afin de satisfaire vos plaisirs, vous constaterez que, lorsque le plaisir passe, il ne laisse rien derrière lui qui ait de la valeur.

Vivre avec le plaisir

Les grands défenseurs et promoteurs de la philosophie stoïcienne, à ma connaissance, n’ont jamais strictement interdit à leurs lecteurs de s’adonner à des plaisirs spécifiques. Et même s’ils l’avaient fait, et alors ? Ils ne furent ni des dieux[1], ni des prophètes. Le Stoïcisme n’est pas une religion révélée, où le Salut est promis à ceux à qui suivent les enseignements avec dévouement, et la Damnation à ceux qui les transgressent. Vous n’avez aucune obligation d’accepter ses principes, si vous ne le souhaitez pas. Mais, selon mon expérience personnelle et celle de bien d’autres gens, votre vie s’améliorera si vous le faites.

Le Stoïcisme tient compte du fait qu’il nous arrivera d’échouer, et que, souvent, cela nous arrivera à plusieurs reprises. Nous nous attacherons très certainement à quelque chose qui, d’un point de vue stoïcien, ne nous appartient pas, et nous serons dévastés de la perdre, ou bien nous céderons à nos émotions lorsqu’il nous arrivera quelque chose de déplaisant. Ceci n’a rien de grave, à condition de prendre du recul, y réfléchir et identifier ce que nous pourrons faire de mieux la prochaine fois, et à condition de chercher constamment à nous améliorer.

Lorsqu’on lit les Pensées pour moi-même, on peut noter que Marc Aurèle a tendance à revenir sans cesse sur les mêmes thèmes et idées. Ce n’est pas le fruit du hasard. Chaque jour, lorsque Marc Aurèle s’assied pour écrire ce qui est en réalité son journal intime, il réfléchit aux situations et problématiques qu’il a rencontrées au cours de sa journée, et à la manière dont il les a gérés ou aurait dû les gérer. Lorsque nous voyons les mêmes soucis réapparaître – par exemple, comment réagir face aux compliments – nous comprenons qu’il n’était probablement pas aussi bienveillant et impassible qu’il l’aurait voulu, et qu’il devait se rappeler lui-même à l’ordre.

Marc Aurèle écrit ceci à propos de son père adoptif :

On pourrait lui appliquer justement ce qu’on rapporte de Socrate, qu’il savait autant se priver que jouir de ces biens dont la privation rend faibles la plupart des gens, tandis que la jouissance les fait s’y abandonner. Sa force enfin et son endurance, et la tempérance dans l’un et l’autre cas, sont d’un homme possédant une âme équilibrée et invincible, comme il le montra durant la maladie dont il mourut. (Marc Aurèle, Pensées, I, 16, trad. A.-I : Trannoy)

Aux yeux de Marc Aurèle, son père adoptif est un modèle vivant de l’indifférence stoïcienne : éviter de se laisser piéger par les plaisirs que les autres hommes laissent prendre le contrôle sur leur vie, et les considérer, au contraire, avec indifférence.

Le Stoïcisme ne nous demande pas de vivre sans les plaisirs. Il nous apprend à vivre avec eux : être capable de posséder les choses qui nous apportent du bonheur, qu’il s’agisse de menus plaisirs comme un verre de vin avant de se mettre au lit, ou de choses plus grandes, comme les vacances, et comprendre qu’elles sont éphémères, temporaires, et ne nous appartiennent pas pleinement, mais sont plutôt un don que nous fait la Fortune.


[1] Note du traducteur : la déification de Marc Aurèle n’étant que posthume, même l’empereur philosophe (pourtant éligible pour devenir un dieu au terme de son règne) insiste sur ses faiblesses d’homme, et se met en garde contre les dérives auxquelles le fait d’exercer les plus hautes fonctions pourraient le conduire, s’il manquait de vigilance.


Crédits: Photo by Kumiko SHIMIZU on Unsplash

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