Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Kevin Vost intitulé “The Musonius Rufus Diet“. Traduction de l’anglais par Jérôme Robin. Nous remercions Kevin Vost de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte qui complète notre série d’articles consacrée à la nourriture et à la manière de manger en stoïcien. Dans cet article, Kevin Vost présente le régime alimentaire spécifique de Musonius Rufus, en lien, notamment avec le péché capital de Gourmandise.

Kevin Vost, Docteur en Psychologie, a enseigné la psychologie et la gérontologie à l’Aquinas College de Nashville, Tennessee, à l’Université de l’Illinois à Springfield, au MacMurray College et au Lincoln Land Community College. Il est l’auteur de plus d’une douzaine de livres, dont The Porch and the Cross: Ancient Stoic Wisdom for Modern Christian Living (Angelico Press, 2016).


La diète de Musonius Rufus

par Kevin Vost

« Et certes chaque fois que l’on mange, il n’y a pas un seul risque de commettre une faute, mais plusieurs. En effet celui qui mange plus qu’il ne convient, commet une faute ; celui qui se hâte dans l’action de manger en commet une également ; de même celui qui se gorge de quelque plat plus qu’il ne faut ; celui qui préfère les mets les plus agréables au goût à ceux qui sont plus sains et celui qui ne fait pas les parts égales pour les convives. » – Musonius Rufus, Entretiens, XVIIIB, 166 (trad. Amand Jagu)

Ne laissez surtout pas ce titre vous alarmer et perturber votre tranquillité stoïcienne ! Musonius Rufus (né vers 20-30 après JC – mort en 101 après JC), vénéré enseignant et mentor d’Épictète, ne voudrait pas que nous comptions les calories, les glucides ou quoi que ce soit de ce genre (les calories et les glucides ne seront découverts que plus de 1 700 ans après sa mort, et même s’il les avait connus, il aurait sûrement pensé que nous avions des choses plus importantes à faire !). En effet, je ne parle pas ici de diète dans le sens d’un régime alimentaire exotique et limité dans le temps conçu pour faire perdre quelques kilos, mais d’une diète dans le sens des nourritures et boissons habituelles constituant notre subsistance quotidienne. Les stoïciens considéraient la philosophie comme un art de vivre qui devait guider tous nos comportements humains et chercher à les harmoniser avec la nature. Comme le montrent plusieurs Entretiens de Musonius sur la nourriture, les vêtements, le logement et même le rasage, le stoïcisme était (et est) une philosophie pratique pour vivre une bonne vie ; par conséquent, même les sujets les plus banals et apparemment non philosophiques apportent de l’eau au moulin stoïcien.

Qu’est-ce que la nourriture a à faire avec la philosophie ?

Une part non négligeable, selon Musonius, qui parlait fréquemment et avec ferveur de ce sujet qu’il considérait comme une affaire importante pour tout philosophe. Musonius croyait que les habitudes d’alimentation et de boisson concourent ou nuisent au fondement même de la vertu de maîtrise de soi (sophrosyne, en grec). Il existe un vieil adage qui dit aux futures mariées que « le véritable chemin pour toucher le cœur d’un homme passe par son estomac ». Pour Musonius, la voie vers la maîtrise de soi d’un homme ou d’une femme passe par son œsophage et son estomac ! (tandis que notre mot gloutonnerie dérive du mot latin «gula» pour la gorge ou le gosier, le terme grec était gastrimargia, littéralement « folie intestinale! »)

« En effet le gosier a pour destination d’être le passage de la nourriture et non un instrument de plaisir, et l’estomac a la même destination que la racine pour toute plante. De même, en effet, que la racine nourrit la plante par le moyen des choses qu’elle reçoit de l’extérieur, de même l’estomac nourrit l’être vivant par les aliments et les boissons qu’il absorbe. » – Musonius Rufus, Entretiens, XVIIIB, 166 (trad. Amand Jagu)

Musonius consacre un discours en deux parties (Entretiens, XVIIIA & XVIIIB) de plusieurs pages au sujet de la nourriture. Ces 21 discours, ou leçons, sont le reflet des moments de questions-réponses qui suivaient la conférence de Musonius. Ces discours ont été recueillis par l’un de ses contemporains nommé Lucius et compilés au Ve siècle après JC par le grec Jean Stobée.

Musonius donne plusieurs recommandations alimentaires spécifiques, notamment un régime alimentaire basé sur les légumes et les céréales et limité en viande (qu’il considérait comme un aliment lourd, dont la digestion « assombrit l’âme » et ralentit nos capacités de réflexion). Pour citer les propres mots de Musonius :

« En résumé, pour tout dire à propos de la nourriture, j’affirme qu’elle doit avoir pour but de donner la santé et la robustesse, qu’il faut manger uniquement à cette fin, ce qui n’exige aucune grande dépense; qu’à table, il faut se soucier de décence et de la mesure qui convient et surtout se distinguer par la propreté et la modération. » – Musonius Rufus, Entretiens, XVIIIB, 173-174 (trad. Amand Jagu)

Musonius Rufus étrille la Gourmandise avant les Pères de l’Église Médiévale

Les conseils avisés de Musonius sur l’attitude et le comportement appropriés à l’égard de la nourriture présagent à bien des égards les conseils d’un Chrétien, le pape Saint Grégoire le Grand (vers 540-604 après JC), qui, cinq siècles plus tard, popularise la célèbre liste des sept péchés capitaux. Grégoire, dans ses Morales sur Job, liste sept péchés capitaux : la gourmandise, la luxure, l’avarice, l’envie, la paresse et la vaine gloire. Lorsque Saint Grégoire, et plus tard Saint Thomas d’Aquin, exposent les variétés du péché de gourmandise, ils le définissent comme un désir excessif ou irrationnel de nourriture et décrivent les dangers associés au fait de manger trop de nourriture, une nourriture trop chère, des aliments trop délicatement préparés, et de manger trop vite ou trop souvent. Au XIIIe siècle, saint Thomas cite un vieux vers médiéval qui résume les diverses formes sous lesquelles s’expriment les comportements gloutons : « hâtivement, somptueusement, excessivement, avidement, délicatement ».

Eh bien, nous trouvons également ces préoccupations dans l’Entretien XVIII de Musonius au Ier siècle après JC. Il nous met en garde vis-à-vis de la gourmandise[1] qui vise à manger plus que nous devrions ; à manger des plats luxueux, gastronomiques, à « avaler du vinaigre et des sauces âcres », à faire la fine bouche, à préférer les aliments agréables aux aliments sains, à manger avidement et à des « moments hors de propos ».

Il ne mâche pas ses mots et nous avertit que la gourmandise nous fait ressembler davantage à des cochons ou à des chiens qu’à des êtres humains rationnels. Il nous conseille de nous entraîner à apprécier les aliments simples. En effet, il loue l’exemple d’un Spartiate, qui, voyant un homme tatillon refuser de manger un oiseau de luxe, déclare : « Eh bien, moi, je peux manger même du vautour et du rapace ».

Et c’est ici que notre grand philosophe stoïcien et nos grands théologiens catholiques médiévaux partagent un terrain d’entente encore plus important sur la gourmandise. Saint Jean Cassien (360-435 après JC), moine du désert oriental devenu abbé à Marseille, en France, écrit dans ses Conférences à propos des huit vices. Or, les vices sont essentiellement de mauvaises habitudes, dispositions ou tendances, à l’opposé des bonnes habitudes que sont les vertus. La liste de Cassien, faisant écho à une liste encore plus ancienne de huit pensées « dérangeantes » ou « assaillantes » exposées par le moine du désert Evagre le Pontique (345-399 après JC) sera adaptée à la marge plus tard par Gégoire et Thomas, comme mentionné plus haut, et deviendra largement connue sous le nom de sept vices capitaux (et encore plus largement connue sous le nom de sept péchés capitaux – les péchés étant des actes du vice, littéralement des actes vicieux). Le lien avec Musonius ici n’est pas tant cette liste de mauvaises pensées, vices ou péchés, mais la manière dont ils interagissent. Écoutez Cassien sur ce point :

« Bien que ces huit vices aient donc des origines différentes et des opérations variables, les six premiers — à savoir, la gourmandise, la fornication, l’avarice, la colère, la tristesse et l’acédie (anxiété ou lassitude du cœur) — sont liés entre eux par une certaine affinité et, pour ainsi dire, interconnexion, de sorte que le débordement du précédent sert au démarrage du suivant. Car d’un excès de gourmandise naît inévitablement la fornication ; de la fornication, l’avarice ; de l’avarice, la colère ; de la colère, la tristesse ; et de la tristesse, l’acédie. Il faut donc les combattre de la même manière et par la même méthode, et il faut toujours attaquer ceux qui suivent en commençant par ceux qui précèdent. Car un arbre dont la largeur et la hauteur sont nuisibles se dessèchera plus facilement si les racines qui le soutiennent sont dénudées et coupées d’avance, et les eaux pestilentielles s’assècheront lorsque leur source montante et leurs ruisseaux impétueux auront été stoppés par un travail habile. » – (Cassien, Conférences, trad. de l’anglais par Jérôme Robin[2])

Remarquez alors comment ces vices agissent en quelque sorte comme huit dominos mortels, chacun préparant l’homme sous son emprise à entraîner le suivant dans sa chute.

Plus tard, Grégoire déclarera dans ses Morales qu’ « à moins que nous apprivoisions l’ennemi qui est en nous, à savoir notre appétit glouton, nous ne nous sommes même pas mis debout pour nous engager dans le combat spirituel ».

Notre stoïcien Musonius Rufus, 500 ans avant Grégoire (et 300 avant Cassien), considérait également la gloutonnerie comme une sorte de porte d’entrée dans le péché. Les tentations de la gourmandise sont devant nous chaque jour, et si notre pouvoir de maîtrise de soi est érodé par la gourmandise, il ne sera pas à même de relever le défi dans d’autres domaines plus importants de nos vies. Musonius avertit ainsi :

« Parce que, étant donné qu’il y a beaucoup de plaisirs qui poussent l’homme à pécher et le forcent à s’y livrer contre son intérêt, le plaisir qui concerne la nourriture risque d’être le plus difficile de tous à vaincre. Nous nous adonnons, en effet, plus rarement aux autres plaisirs et même de quelques-uns, nous pouvons nous abstenir durant des mois, voire durant des années entières, tandis qu’il est absolument nécessaire d’éprouver celui-ci chaque jour et même, la plupart du temps, deux fois par jour. Il n’est pas possible, en effet, que l’homme vive autrement. En conséquence plus de fois nous éprouvons ce plaisir du manger, plus nombreux sont les risques que nous courons alors. » – Musonius Rufus, Entretiens XVIIIB, 165-166 (trad. Amand Jagu)

Pour les grands théologiens catholiques, la gourmandise est une diversion du vrai bien qu’est Dieu au profit de biens inférieurs qui peuvent nuire à notre corps ; et notre stoïcien romain avait fondamentalement le même point de vue. Il avertit que certaines personnes intempérantes « ressemblent aux femmes enceintes […] celles-là, supportent difficilement les aliments les plus ordinaires et leur estomac est délabré ».

Citant Socrate qui, avant lui, avait dit que nous devions manger pour vivre plutôt que vivre pour manger, Musonius conseille une prise modérée d’aliments simples, peu coûteux, naturels et sains (pas étonnant que Musonius ait expliqué dans son Entretien XI que le meilleur travail pour un philosophe était celui de fermier !).

Le régime méditerranéen originel

C’est toujours une chose intéressante lorsque la recherche scientifique moderne « découvre » ce que les philosophes antiques ont découvert il y a longtemps à travers l’expérience ordinaire examinée par un raisonnement rigoureux. Le « régime méditerranéen » moderne est calqué sur les types d’aliments et de boissons traditionnellement consommés par les peuples des pays riverains de la mer Méditerranée (comme la Grèce et l’Italie, bien sûr).

La base de la pyramide de ce régime est formée par une prédominance quotidienne de fruits frais, de légumes, de grains entiers, de noix, de haricots, de légumineuses, d’herbes, d’épices et d’huile d’olive, avec au moins quelques portions hebdomadaires de poisson et autres fruits de mer, des portions moins fréquentes et modérées d’œufs et de produits laitiers, y compris le yaourt, un apport très limité de viande et de sucreries, et la consommation facultative de vin rouge, avec modération.

La Mayo Clinic et de nombreuses autres sources médicales respectées présentent cela comme l’un des régimes les plus sains au monde pour maintenir un poids corporel idéal et réduire le risque de maladies cardiaques et autres. Lorsque U.S. World and News Report rassemblent chaque année des experts en nutrition pour classer les meilleurs et les pires régimes populaires au monde parmi des dizaines de candidats, le régime méditerranéen arrive chaque année parmi les meilleurs.

N’est-ce pas fascinant de considérer que le régime méditerranéen et un soi-disant « régime Musonius Rufus » seraient à peu près la même chose !

Musonius met en garde contre les aliments importés de pays lointains et remarque que les gens qui mangent les aliments normaux et peu coûteux de leur propre région sont plus sains et plus forts que ceux qui ont envie d’aliments exotiques ne faisant pas partie du régime méditerranéen standard. Il déclare même que les esclaves et les paysans qui mangent des aliments locaux aussi simples sont en meilleure santé, moins malades, moins fatigués par les travaux, travaillent plus difficilement et deviennent plus forts que leurs maîtres et les habitants de la ville.

Profiter du banquet de la vie

La diète de Musonius Rufus est donc un régime de modération raisonnable, qui consiste à se demander ce dont vous avez besoin plutôt que ce que vous désirez, d’apprécier des aliments simples et naturels, d’avoir de la gratitude envers Dieu et des manières à table envers vos semblables, faits à l’image de Dieu. C’est un régime qui développe à la fois une âme tempérée et un corps tempéré qui servira de fondement à l’acquisition et à l’expression de toutes les vertus.

Comme nous le conseillera plus tard Épictète, étudiant vedette de Musonius, comparant la vie elle-même à un banquet:

« Souviens-toi que tu dois te comporter comme si tu participais à un banquet. Le plat qui circule est arrivé jusqu’à toi : étendant la main, sers-toi avec modération. Il repart ? Ne le retiens pas. Il ne vient pas encore : ne projette pas au loin ton désir, mais attends jusqu’à ce qu’il arrive à toi. » – Epictète, Manuel, 15 (trad. Pierre Hadot)


[1] Note du traducteur : la gourmandise est à comprendre, ici, comme de la gloutonnerie, c’est-à-dire dans l’excès caractéristique du vice.

[2] St. John Cassian, The Conferences (New York: Newman Press, 1997), pp. 183-196: http://www.pigizois.net/agglika

[cite]

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