Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Chuck Chakrapani, “Stoic Joy, an Oxymoron“, paru au mois de janvier 2022 dans le magazine The Stoic. Nous remercions l’auteur de cet article et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.
La joie stoïcienne, un oxymore ?
par Chuck Chakrapani
« Stoïque » vs « stoïcien »
Dans le langage courant, le mot stoïque a fini par signifier : « une personne qui peut endurer la douleur ou les épreuves, sans montrer ses sentiments ni se plaindre ». Comment le mot stoïque (dérivé de stoïcisme) en est-il venu à être associé à une endurance sans plainte, plutôt qu’à ce que nous entendons par stoïcien ? Ce n’est pas si difficile à comprendre lorsque nous examinons la littérature stoïcienne.
L’approche didactique du stoïcisme
Les Pensées de Marc Aurèle est probablement le plus lu et le plus apprécié de tous les ouvrages stoïciens. Pourtant, on ne peut nier son ton mélancolique. Les Entretiens d’Epictète ne sont peut-être pas mélancoliques, mais le ton est sévère, et sans cesse logique et didactique. L’une des œuvres majeures de Sénèque : De la Colère, est un examen détaillé de cette émotion destructrice. En résumé, la littérature stoïcienne est pleine de conseils sur la faillibilité et les malheurs des êtres humains et sur la façon de leur faire face. Où est la joie dans tout cela ? Pourquoi les stoïciens ont-ils accordé autant d’attention à la souffrance humaine et au malheur ?
Pourquoi mettre l’accent sur la souffrance ?
Pour comprendre cela, nous devons d’abord considérer que le stoïcisme n’est pas – et n’a jamais été – une philosophie de type académique. Le stoïcisme a toujours été une philosophie pratique, dont le but est d’enseigner à tout un chacun comment mener une vie meilleure. Le stoïcisme n’existe pas en vase clos, mais s’inscrit dans le contexte de l’expérience humaine. Pour être pertinent, il doit être lié à l’expérience quotidienne des individus, à chaque instant.
Malheureusement, les expériences des stoïciens romains de l’Antiquité (comme Musonius Rufus, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle), étaient loin d’être ordinaires. Marc Aurèle a peut-être été la personne la plus puissante de son temps, mais sa vie n’a pas été facile. Il a passé la plus grande partie de son règne à combattre les envahisseurs, à faire face aux trahisons internes, tout en assumant sa tâche par sens du devoir, plutôt que par choix.
En ce qui concerne les autres grands stoïciens – Musonius Rufus, Sénèque et Épictète – ils ont vécu sous le règne d’empereurs cruels et arbitraires (comme Néron, Caligula et Domitien) et ont été exilés, certains plus d’une fois. Sénèque a été forcé de se suicider. Tout comme de nos jours, nous ne pouvons éviter de parler de la COVID d’une façon générale, les stoïciens de l’Antiquité, ne pouvaient éviter non plus, de parler de catastrophes qui pouvaient frapper à tout moment. Ainsi, il n’est pas surprenant que Marc Aurèle ait été mélancolique, Épictète sévère, et que Sénèque ait écrit un traité majeur sur la colère.
La littérature stoïcienne, surtout pour un lecteur occasionnel, n’est pas débordante de joie. C’est ainsi probablement, qu’au fil du temps, le mot « stoïque » est devenu associé à : supporter les épreuves sans se plaindre, plutôt qu’à la joie de vivre.
La « dangereuse dichotomie »
Pourtant, le stoïcisme est une philosophie eudémoniste dont l’objectif est de « bien agir et de bien vivre » (tels que définis par Aristote dans son Éthique à Nicomaque). Cependant, « bien vivre » a deux significations quelque peu contradictoires (Timothy Miller, How to Want What You Have – Le bonheur de vivre tout simplement). La première consiste à faire tout ce qui nous semble susceptible de nous apporter le bonheur dans l’instant, que cela soit éthique ou non. La deuxième consiste à agir de manière juste, à « vivre correctement », que ceci nous apporte ou non de la joie. En bref, une définition du bien vivre pointe vers un style de vie hédoniste, tandis que l’autre pointe vers la retenue morale. Ces deux significations apparemment contradictoires créent une « dangereuse dichotomie », car l’une semble exclure l’autre.
Cette contradiction est indirectement reconnue et traitée par les traditions abrahamiques, comme le christianisme ou l’islam. Ces religions offrent le bonheur éternel dans une vie céleste, après la mort, comme compensation d’une vie morale sur terre.
Dans le stoïcisme, il n’y a pas de vie éternelle. Pourquoi donc devrions-nous vivre une vie de vertu si elle interfère avec une vie de plaisir et qu’il n’y a rien pour la compenser ? Après tout, tous les êtres humains veulent être heureux. Pourquoi abandonner le plaisir (que nous recherchons naturellement et qui est disponible maintenant) pour être vertueux (comme le stoïcisme l’enseigne) ?
Parce qu’il ne présuppose pas une vie après la mort, le stoïcisme n’aurait de sens que s’il offrait le bonheur et la joie dans cette vie. Sinon, stoïcien pourrait seulement signifier : « une personne qui peut endurer la douleur ou les difficultés sans montrer ses sentiments ou se plaindre », sans but apparent.
Certainement, cela ne peut être juste. Après tout, les stoïciens étaient des maîtres de logique et des philosophes rationnels. Ils n’auraient pas préconisé une philosophie de vie dépourvue de joie et de bonheur. Alors, y a-t-il une place pour la joie dans le stoïcisme ?
Déconstruire la « dangereuse dichotomie »
Il est clair que les stoïciens préconisaient une vie de vertu. En fait, ils ont fait plus que cela. Ils ont assimilé la vie vertueuse à la vie heureuse. Une vie heureuse ne résulte pas d’une vie vertueuse, mais elle s’identifie à la vie vertueuse.
La vie elle-même est agréable
Une façon d’interpréter cela, serait de voir la vie elle-même comme agréable. Lorsque nous observons de jeunes enfants, nous les voyons heureux sans raison – non pas parce qu’ils vivent dans une grande maison, ou qu’ils ont un statut social ou que leur avenir est assuré, mais simplement parce qu’ils sont en vie. De même, pour vivre agréablement, nous n’avons pas besoin de faire ou d’obtenir quoi que ce soit, mais d’oublier nos croyances erronées sur le bonheur et la joie. Il s’agit simplement d’éliminer les obstacles à la joie. Comme le souligne Sharon Lebell : « C’est le génie du stoïcisme : éliminer les facteurs qui éclipsent la joie ».
Comment pouvons-nous « éliminer les facteurs qui éclipsent la joie » ? En menant une vie de vertu. En vivant une vie guidée par la sagesse pratique, la tempérance, le courage et la justice. C’est comme se débarrasser de la déraison, de l’excès, de la lâcheté et de l’injustice, dans nos vies. Quand nous nous débarrassons des obstacles à la joie, ce qui demeure, c’est une vie joyeuse.
Dans le stoïcisme, pratiquer la vertu revient à éliminer les obstacles à la joie.
La joie des stoïciens
Mais la question demeure : si la joie fait partie du stoïcisme, ne devrait-il pas y avoir des mentions explicites de la joie, même en admettant qu’elle soit implicite dans le stoïcisme ?
En fait, il y a plusieurs passages dans la littérature stoïcienne qui parlent de joie. Très clairement, voici les conseils de Sénèque à son protégé, le jeune gouverneur Lucilius, qui place le sentiment de joie au-dessus de tout :
Surtout, mon ami Lucilius, faites-en votre affaire : apprenez à ressentir la joie. – Sénèque, Lettres à Lucilius, 18.
Marc Aurèle nous indique la majesté et la grandeur de la vie quotidienne qui peut nous rendre joyeux :
Ainsi, quand on cuit le pain, il crève en certains points ; et les fentes ainsi produites, qui dépassent en quelque sorte ce qu’on attendait de la fabrication du pain, ont leur convenance et elles excitent particulièrement l’appétit. Les figues, elles aussi, s’ouvrent, quand elles sont bien mûres. Et les olives qui mûrissent sur l’arbre prennent, quand elles sont près de mourir, une beauté particulière. Et les épis qui penchent, la crinière du lion, l’écume qui coule de la gueule du sanglier, et bien d’autres choses, si l’on observe en détail, sont sans doute loin d’être belles, et pourtant, parce qu’elles dérivent d’êtres produits par la nature, sont un ornement et une séduction. – Marc Aurèle, Pensées, III, 2 (trad. E. Bréhier).
De même, Epictète nous reproche de ne pas savoir remarquer la splendeur de la vie quotidienne et s’en réjouir :
Malheureux, ce que tu aperçois chaque jour ne te suffit pas ? Peux-tu voir quelque chose de meilleur ou de plus grand que le soleil, la lune, les astres, la totalité de la terre, la mer ? – Epictète, Entretiens, II, 16, 32 (trad. R. Muller).
Ce pauvre ex-esclave boiteux, exilé en fin de vie, voyait encore la vie de tous les jours comme un festival et nous défiait de le faire :
Pourquoi ne pas profiter de la fête et du spectacle pendant qu’il nous est donné de le faire ? – Epictète, Entretiens, IV, 1, 104
La joie comme conséquence de la vertu
Alors, en fin de compte, pourquoi persister ? Si trouver la joie est important, pourquoi ne pas la poursuivre comme le ferait un hédoniste ? Pourquoi pratiquer la vertu ? Sénèque a la réponse.
Mais, si tu vas partout cherchant le plaisir, tous les plaisirs, sache qu’il te manque en sagesse exactement ce qu’il te manque en vraie joie. Tu aspires à ce dernier état, mais tu fais fausse route, toi qui comptes y atteindre au milieu des richesses, au milieu des honneurs ; autant dire : toi qui quêtes la joie au milieu des soucis. Les biens trompeurs dont tu attends liesse et plaisir n’engendrent que la souffrance. – Sénèque, Lettres à Lucilius, 59, 14 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne).
La réponse courte est que la joie réelle ne peut pas être trouvée dans les choses extérieures. Cela est également rappelé par Musonius Rufus :
En conséquence, il est vraisemblable que l’homme ne vit pas lui non plus selon la nature quand il vit dans le plaisir, mais quand il est vertueux, C’est alors qu’il mériterait à bon droit des éloges, qu’il pourrait s’enorgueillir et avoir bon espoir et confiance pour ce qui, nécessairement, s’accompagne de gaîté et de solide joie. – Musonius Rufus, Entretiens, 17 (trad. A. Jagu).
Donc la joie n’est pas une chose que vous pouvez poursuivre et obtenir directement. « La gaîté et une joie solide » sont le résultat d’une vie menée selon la vertu. « La dangereuse dichotomie » est plus apparente que réelle.
La joie même en mourant
Un vrai stoïcien est heureux jusqu’à sa mort comme l’illustre l’anecdote suivante. Chrysippe, le troisième scholarque du stoïcisme, est littéralement mort de rire lors de la 143e olympiade, à l’âge de 73 ans. Il regardait un âne manger des figues et s’écria : « Maintenant, donnez un verre de vin pur à l’âne pour faire descendre les figues » et il mourut dans un accès de rire.
La joie stoïcienne est authentique
La joie fait partie intégrante du stoïcisme et la joie stoïcienne n’est pas un oxymore. Tout comme un fruit se cache derrière les feuilles, la joie stoïcienne se cache derrière la pratique de la vertu.
Nous ne pouvons pas poursuivre la joie et le bonheur directement, parce que la joie est un état d’esprit, et ne peut pas être trouvée dans les choses extérieures. Le bonheur et la joie sont les produits dérivés d’une vie vertueuse et en sont indissociables.
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