Pourquoi tout n’est pas totalement indifférent aux stoïciens?

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “Why everything isn’t totally indifferent to stoics”. Traduction française de Maël Goarzin revue par Michel Rayot. Nous remercions l’auteur de cet article de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Ce texte prend place dans la série Défaire les préjugés, qui a pour objectif de répondre aux conceptions erronées du stoïcisme. Ici, il s’agit de mieux comprendre le rapport des stoïciens aux choses extérieures, aussi appelées indifférents (santé, réputation, richesse, etc.).


Pourquoi tout n’est pas totalement indifférent aux stoïciens?

par Donald Robertson

L’une des méprises les plus courantes à propos du stoïcisme réside dans l’idée que les stoïciens considèrent que toutes les choses extérieures sont totalement indifférentes. Cette idée est sans doute plus proche de la philosophie des Cyniques, ou peut-être de celle des Sceptiques ou même de celle du stoïcien dissident, Ariston de Chios, comme nous allons l’analyser. Pour ces philosophes, absolument tout, hormis la vertu et le vice, est classé comme indifférent. Cela inclut, entre autres choses, la santé, la richesse, la propriété, la réputation, etc., que les philosophes désignent comme des « choses extérieures » parce qu’elles sont extérieures à l’esprit, ou plus précisément extérieures à notre volonté ou faculté de choix moral. Comme le disait Épictète, seules nos actions sont bonnes ou mauvaises, tout le reste est indifférent.

Néanmoins, lorsque Zénon fonde l’école stoïcienne, il se distingue des philosophies précédentes, précisément en affirmant que si les choses extérieures sont, dans un sens, indifférentes, dans un autre sens elles ne le sont pas.

« Indifférent se dit en deux sens. En un sens, c’est ce qui ne contribue ni au bonheur ni au malheur, comme c’est le cas de la richesse, la (bonne) réputation, la santé, la force et les choses semblables. Il est en effet possible d’être heureux sans ces choses, bien qu’une certaine façon de les utiliser puisse servir au bonheur ou au malheur. En un autre sens, on appelle indifférent ce qui ne met pas en mouvement ni l’impulsion ni la répulsion, comme le fait d’avoir sur la tête un nombre pair ou impair de cheveux, et de tendre le doigt ou de le plier, les précédents indifférents n’étant plus dits tels en ce sens. Car les indifférents au premier sens mettent en mouvement l’impulsion ou la répulsion. C’est pourquoi certains de ces indifférents sont objets de choix, <les autres de rejet,> tandis que les indifférents de l’autre type sont équivalents par rapport au choix et au rejet. » Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VII, 104-105, trad. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé.

Pour les stoïciens, les choses extérieures ne sont ni bonnes ni mauvaises au sens le plus strict du terme. Elles ne contribuent pas à rendre nos âmes plus ou moins bonnes, ni à influencer notre épanouissement (eudaimonia). Ce qui compte en définitive, c’est l’usage que nous en faisons, bon ou mauvais, vertueux ou vicieux. Pourtant, selon Zénon, ils ont une autre sorte de valeur (axia), qui nous permet de choisir l’une plutôt que l’autre. En effet, il est parfaitement naturel et rationnel de préférer certaines choses extérieures à d’autres. Nous avons tout à fait raison de préférer, en règle générale, la vie à la mort, la santé à la maladie et les amis aux ennemis, à condition de le faire « de manière détachée », pour reprendre une expression d’Épictète. En d’autres termes, nous ne devrions pas accorder une valeur telle à ces choses extérieures au point d’être contrariés de recueillir ce que nous ne désirons pas ou de ne pas obtenir ce que nous désirons. Les stoïciens invitent à préférer ou écarter les choses extérieures, plutôt qu’à les désirer à tout prix. Nous choisissons entre l’une et l’autre de ces choses, sans nous y attacher, ni les réprouver outre mesure.

Plus encore, cependant, Zénon et les stoïciens soutiennent que la sagesse et les autres vertus, résident précisément dans notre capacité à distinguer rationnellement la valeur des différentes choses extérieures. Paradoxalement, selon les stoïciens, une personne qui considère tous les éléments extérieurs comme totalement indifférents, ou également indifférents, serait donc insensée. Il lui manquerait la prudence. Il serait également incapable d’exercer la justice en sachant ce qu’il est juste et bienveillant de donner aux autres ou de faire dans leur intérêt. Il lui manquerait aussi les vertus de courage et de modération parce qu’il ne serait pas capable de distinguer rationnellement les choses qui valent la peine ou non d’être supportées ou auxquelles il faut renoncer.

Dans le De Finibus, Cicéron met en scène un dialogue entre lui-même et Caton, qui représente le « Stoïcien accompli ». Il commence par s’attaquer précisément à cette conception erronée du stoïcisme. Lorsque Caton affirme le principe stoïcien selon lequel la vertu (ou la valeur morale) est le seul véritable bien. Cicéron répond :

– Tu ne parlerais pas autrement, Caton, dis-je, si tu étais sectateur de Pyrrhon et d’Ariston ; tu sais bien que, pour eux, l’honnête est non seulement le souverain-bien, mais le seul bien (…). Les approuves-tu donc, et penses-tu qu’il nous faut suivre leurs avis ?

– Mais pas du tout ! dit-il ; c’est en effet le propre de la vertu de faire un choix des choses qui sont conformes à la nature ; si on met tout au même niveau, en admettant entre les choses une égalité telle que le choix est impossible, on supprime la vertu elle-même.

(Cicéron, De Finibus, III, IV, 12, trad. E. Bréhier)

Remarquez que Caton dit très clairement que la vertu elle-même est effectivement éliminée si nous traitons tous les éléments extérieurs comme égaux. Dans les Entretiens (II, 23), Épictète discute en détail de l’importance de conférer une valeur aux choses extérieures :

« Homme, ne sois pas ingrat ; et n’oublie pas non plus les dons d’un plus grand prix, mais témoigne ta reconnaissance au dieu pour la vue, l’ouïe et, par Zeus, pour la vie elle-même avec ce qui la soutient, les fruits, le vin, l’huile. Songe cependant qu’il t’a donné quelque chose qui est meilleur encore que tous ces dons, à savoir ce qui te permet de te servir d’eux, de les juger, d’estimer la valeur de chacun. » (Epictète, Entretiens, II, 23, 5-6, trad. R. Muller)

Epictète souligne que la faculté de choix est éminemment importante car elle attribue une valeur à tout le reste.

« Quoi ? Méprise-t-on pour autant les autres talents ? Loin de là ! Affirme-t-on qu’il n’y a aucune utilité, aucun profit en dehors de la faculté de choix ? Loin de là ! Affirmation stupide, impie, pleine d’ingratitude envers le dieu. Au contraire, on donne à chaque chose sa valeur. L’âne aussi a une utilité, moindre cependant que celle du bœuf ; le chien également, mais une utilité moins grande que celle du domestique ; le domestique de même a la sienne, inférieure néanmoins à celle des citoyens ; et ces derniers ont leur utilité aussi, mais moins grande que celle des magistrats. Toutefois, ce n’est pas parce que certaines choses sont meilleures qu’il faut mépriser l’utilité qu’offrent les autres. Le talent de bien dire a lui aussi sa valeur, valeur moins grande cependant que celle de la faculté de choix. » (Epictète, Entretiens, II, 23, 23-25)

Même s’il parle de choses extérieures, Épictète dit bien à ses élèves que ceux qui ne font pas de distinction de valeur entre le fait de bien parler et de mal parler ou entre la beauté et la laideur ne sont pas seulement des insensés mais aussi des lâches.

« En fait, la grande affaire est celle-ci : (…) examiner avec soin quel est le meilleur des êtres, le rechercher en toute occasion et s’y appliquer activement après avoir relégué le reste, comparé à lui, au rang d’accessoire, sans toutefois négliger même ce reste, autant que possible. Les yeux, par exemple, il faut en prendre soin, non comme de la chose la meilleure, mais en fonction de la chose la meilleure ; car cette dernière ne sera pas conforme à sa nature si elle ne fait pas un usage raisonnable des yeux, et ne préfère pas certains objets à d’autres. » (Epictète, Entretiens, II, 23, 34-35)

La vertu, en d’autres termes, consiste précisément en notre aptitude à faire appel à la raison pour évaluer la valeur des différentes choses extérieures. Caton revient sur ce point par la suite :

« Le développement concerne les différences qu’il y a entre les choses ; si nous disions qu’il n’y en a pas, la vie serait désordonnée comme dans la doctrine d’Ariston ; on ne trouverait à la sagesse aucune fonction à remplir, aucune œuvre à faire, puisqu’il n’y aurait pas du tout de distinction entre les objets qui se rapportent à la conduite de la vie ni aucun moyen de choisir entre eux. C’est pourquoi, une fois suffisamment établi que le seul bien est l’honnête, et le seul mal le honteux, les Stoïciens ont voulu qu’il y eût un moyen de distinguer entre les objets qui n’ont pas le pouvoir de déterminer le bonheur ni le malheur de la vie, si bien que, parmi ces objets, les uns eussent une valeur positive, les autres une valeur négative, d’autres enfin fussent sans valeur. » (Cicéron, De Finibus, III, XV, 50)

Par exemple, certains philosophes cyniques pensent qu’il est courageux de s’immoler, de se brûler vif pour protester. Les stoïciens, cependant, diraient que si la protestation est vaine, il ne s’agit pas de courage mais plutôt de folie. Selon Marc Aurèle, bien que les stoïciens pensent que le suicide peut être une décision raisonnable, il n’est approprié de préférer la mort à la vie que si l’on se fonde sur un jugement éclairé, dans certaines circonstances telles que l’euthanasie en cas de vieillesse extrême ou de maladie, ou le sacrifice de soi à la guerre pour le bien commun. En revanche, les chrétiens, dit-il, endurent la mort (le martyre) par une folle obstination et par désir de se donner en spectacle de manière théâtrale (Marc Aurèle, Pensées, 11, 3).

Marc Aurèle définit ailleurs la vertu sociale comme le fait de traiter son prochain « avec bienveillance et justice, selon la loi naturelle de la société ; mais en même temps, dans ce qui n’est ni bien ni mal, je vise le préférable » (Marc Aurèle, Pensées, 3, 11, trad. E. Bréhier). Ce qu’il veut dire, c’est que la justice exige d’aider les autres à obtenir des choses qui sont moralement indifférentes, bien que raisonnablement préférables. La nature de ces choses varie en fonction de l’individu et des circonstances, même si les stoïciens s’accordent à dire qu’il est généralement raisonnable, dans une certaine limite, de préférer la santé à la maladie, la richesse à la pauvreté et le fait d’avoir des amis plutôt que des ennemis.

Épictète explicite cela très clairement à ses élèves :

– Mais ma mère se lamente quand elle ne me voit pas.

– Pourquoi n’a-t-elle pas appris ses leçons ? Non qu’il ne faille pas y mettre du sien pour qu’elle ne pleure pas, je ne dis pas cela, je dis qu’il ne faut pas vouloir à tout prix des choses qui nous sont étrangères. Or la peine d’autrui est quelque chose d’étranger, c’est ma peine à moi qui est mienne. Je ferai donc cesser la mienne à tout prix, car elle dépend de moi. Pour celle d’autrui, j’essayerai autant que je le peux, mais je n’essayerai pas à tout prix.

(Epictète, Entretiens, III, 24, 22-23)


Crédits: Photo by Mathieu Stern on Unsplash

Maël Goarzin

Docteur en philosophie, auteur du carnet de recherche Comment vivre au quotidien: https://biospraktikos.hypotheses.org/

1 commentaire

  1. […] En 2022, nous avons publié sur le blog de Stoa Gallica une série d’articles qui visaient à défaire les préjugés parfois tenaces vis-à-vis du stoïcisme : le mode de vie stoïcien est-il austère ? Doit-on se passer totalement des plaisirs ? Les stoïciens sont-ils égoïstes ou insensibles ? Sont-ils dépourvus d’émotions ou bien encore totalement indifférents ? […]

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