En 2022, nous avons publié sur le blog de Stoa Gallica une série d’articles qui visaient à défaire les préjugés parfois tenaces vis-à-vis du stoïcisme : le mode de vie stoïcien est-il austère ? Doit-on se passer totalement des plaisirs ? Les stoïciens sont-ils égoïstes ou insensibles ? Sont-ils dépourvus d’émotions ou bien encore totalement indifférents ?
Afin de compléter cette série d’articles, je vous propose aujourd’hui de lire cet extrait du livre d’Ilsetraut Hadot consacré à Sénèque et la direction spirituelle. Dans ce passage, I. Hadot revient sur quelques clichés à propos de la philosophie stoïcienne, en particulier l’égoïsme, l’individualisme et l’absence d’engagement politique et social des stoïciens. I. Hadot répond à ces interprétations erronées du stoïcisme à partir de sa lecture de Sénèque et de Marc Aurèle, rappelant, par contraste, la recherche du bien commun, l’engagement politique et social, et, de manière plus générale, le dépassement du point de vue égoïste et personnel.
Quelques autres clichés
Par Ilsetraut Hadot*
* Ilsetraut Hadot, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014, p. 188-190.
Il y a aussi d’autres clichés qui ont la vie dure, par exemple celui de l’égoïsme stoïcien. En 1853, Saint-Marc Girardin écrivait, en opposant l’égoïsme stoïcien à l’altruisme chrétien :
« Le stoïcisme romain a vécu et est mort les bras croisés : c’est là son tort et son malheur. Voyez sa morale : elle est pure et sévère. Que lui manque-t-il donc pour être chrétienne ? il lui manque le zèle du prosélytisme. La vertu du stoïcien est une sorte d’égoïsme aristocratique. Soyez vertueux, dit-on au Portique, et méprisez le peuple. Soyez vertueux, dit-on à l’Église, et aimez votre prochain plus que vous-même. […] Le stoïcisme s’est dit : Que nous importe le peuple ? Ce mépris l’a perdu, et, en dépit de sa belle morale et de ses sages, il est mort inutile pour avoir vécu orgueilleux »[1].
Le même reproche se retrouve formulé de nos jours, presque 150 ans plus tard, par Paul Veyne, sans la référence au christianisme, mais peut-être sous l’influence des idées de Michel Foucault[2]. Dans la préface de son livre Sénèque[3], P. Veyne écrit ceci :
« Le stoïcisme, lui, ne se soucie pas de mérite ni de responsabilité, mais de félicité, et d’une félicité vide : le bonheur d’un homme ne saurait être placé dans la réussite de quelque entreprise, grande ou petite, professionnelle, politique, charitable, scientifique ou artistique. […] La félicité stoïcienne se réduit à se maintenir à tout instant à la hauteur des accidents de la vie, à y réagir et non à s’investir dans quelque projet ou vocation ».
Cette représentation d’un stoïcisme égoïste, sans projet altruiste, vient, aussi bien chez Saint Marc Girardin que chez Paul Veyne, du préjugé selon lequel le stoïcisme ne serait qu’une « méthode de bonheur personnel » et de « souci de soi »[4]. Or en fait, pour les stoïciens, le bonheur ne consiste pas à se replier sur soi, mais au contraire, de se dépasser dans une communauté. Sénèque (Lettre 23, 6) dit à Lucilius qu’il trouvera le bonheur en lui-même, c’est-à-dire, précise-t-il, dans la meilleure partie de lui-même, donc dans la raison. Or, pour les stoïciens, la raison est essentiellement commune non seulement à tous les hommes, mais à tout l’univers qui est régi par elle. Vivre selon la raison, c’est renoncer à son point de vue personnel et à des intérêts égoïstes, afin de les soumettre aux règles communes de la logique pour penser correctement, aux règles communes de la vie sociale pour agir correctement, aux lois communes de la nature pour consentir à la volonté de la Raison universelle. Nulle trace d’égoïsme dans ces démarches, mais au contraire un dépassement du moi. Sénèque a d’ailleurs explicitement réfuté d’avance ce reproche d’égoïsme : parlant du stoïcisme, il écrit :
« Aucune école n’a plus d’amour pour les hommes, plus d’attention au bien commun. La fin qu’elle nous assigne, c’est d’être utiles à aider les autres et d’avoir le souci, non pas seulement de soi-même, mais de tous en général et de chacun en particulier »[5].
Quant à dire que le stoïcien, occupé qu’il est de son moi, n’entreprend rien, c’est tout aussi inexact. Nous voyons par exemple Sénèque demander à Lucilius d’entreprendre l’ascension de l’Etna afin d’y faire des observations scientifiques. Dans un tout autre domaine, j’ai montré que les réformes sociales du roi Cléomène à Sparte et des Gracques à Rome avaient été inspirées par le stoïcisme[6].
On retrouve le même reproche d’individualisme fait aux stoïciens chez James A. Francis dans son livre Subversive virtue[7]. Francis aurait aimé trouver dans les Écrits pour lui-même de Marc Aurèle une critique de la société et de la politique traditionnelle. Disons tout d’abord qu’une telle critique n’avait pas sa place dans ces notes d’exhortations personnelles. Mais on peut quand même lire dans l’éloge que fait Marc Aurèle de Claudius Severus qu’il doit à celui-ci « la représentation d’un État dans lequel la loi est égale pour tous, administré selon le principe de l’égalité et du droit égal à la parole, et d’une monarchie qui respecte avant toute autre chose la liberté des sujets »[8]. On se demande en lisant ces lignes comment James A. Francis peut affirmer que, dans ses Écrits pour lui-même, Marc Aurèle a « laissé à la postérité une justification du totalitarisme ». Comment cela est-il possible quand Marc Aurèle dit explicitement qu’il ne veut rien imposer par la violence[9] :
« N’espère pas la République de Platon ! Mais sois content si une toute petite chose progresse et réfléchis au fait que ce qui résulte de cette petite chose n’est précisément pas une petite chose ! Qui, en effet, peut changer les principes sur lesquels les hommes règlent leur vie ? Et pourtant sans un changement [radical] de ces principes, qu’y a-t-il d’autre qu’un esclavage de gens qui gémissent tout en faisant semblant d’obéir ? »
[1] Saint-Marc Girardin, Essais de littérature et de morale, t. II, Paris, Charpentier, 2853, p. 382.
[2] Cf Ilsetraut Hadot, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014, p. 12.
[3] P. Veyne, Sénèque. Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, 1993, p. XCIX.
[4] Ibidem, p. XXXVII et XCVII.
[5] Sénèque, De la clémence (De clementia), II, 5, 3 – III, 3.
[6] Cf Ilsetraut Hadot, « Tradition stoïcienne et idées politiques au temps des Gracques », Revue des études latines, 1971, Vol 48, p. 133-179.
[7] James A. Francis, Subversive virtue. Asceticism and authority in the second-century pagan world, University Park, Pa, The Pennyslvania State University Press, 1995, entre autres p. 5-6 et 39.
[8] Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, Introduction générale, livre I, éd. P. Hadot, Paris, Les Belles Lettres, 1998, XIV, 1-3, p. 6.
[9] Marc Aurèle, Pour lui-même, IX, 29, cité dans P. Hadot, La citadelle intérieure, Paris, Fayard, 1992, p. 321. Cf l’interprétation saine de ce même passage par G. Reydams-Schils, The Roman Stoics : Self, Responsability and Affection, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 84-89.