Peut-on être stoïcien et militant politique?

Lecture de la condamnation à mort de Thrasea Paetus, par Fyodor Bronnikov.

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Christopher Gill intitulé “Can you be a Stoic and a political activist?“. Traduction de l’anglais par Sylvain Margot. Relecture par Delphine Perrin, Véronique Falzon et Maël Goarzin. Nous remercions Christopher Gill de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Cet article rejoint une série d’articles qui visaient à défaire les préjugés parfois tenaces vis-à-vis du stoïcisme : le mode de vie stoïcien est-il austère ? Doit-on se passer totalement des plaisirs ? Les stoïciens sont-ils égoïstes ou insensibles ? Sont-ils dépourvus d’émotions ou bien encore totalement indifférents ?


Peut-on être stoïcien et militant politique?

Par Christopher Gill

Bien sûr, la réponse à cette question est « oui », ainsi que je vais l’expliquer. Il peut sembler étrange que quelqu’un puisse penser qu’il y a une contradiction, mais certaines personnes le pensent parfois. Par exemple, lors du Stoicon de 2015, Vincent Deary, un psychologue de la santé britannique et écrivain renommé, critiquait l’idée du stoïcisme contemporain (modern Stoicism en anglais). Il supposait qu’être stoïcien, dans un contexte contemporain, signifiait accepter sa situation, quelle qu’elle soit, même si elle était le résultat d’une injustice sociale. Il faisait l’éloge de l’une de ses clientes, une veuve âgée, qui réagissait avec un esprit de révolte et de colère à sa situation, qu’elle considérait comme résultant d’une injustice, plutôt qu’avec un esprit « stoïcien », qu’il considérait comme s’accommodant de cela. Les anciens stoïciens nous exhortaient en effet à accepter, avec un esprit calme, les choses qui sont de fait inévitables — en particulier notre propre mort future et celle des autres, y compris nos proches. Mais cela ne signifie pas que nous devons accepter les situations injustes, qui ne sont pas inévitables, et qui sont le résultat d’actions humaines délibérées. Au contraire, les stoïciens romains étaient particulièrement réputés pour contester ce qu’ils considéraient comme une injustice politique — en ce sens, ils étaient réputés pour être des militants politiques et peuvent donc nous fournir des modèles à cet égard.

La clé pour comprendre la pensée stoïcienne sur l’engagement politique — comme sur beaucoup d’autres choses en éthique stoïcienne — est sa théorie du développement éthique. Les stoïciens croient qu’il existe tout au long de la vie un schéma de développement éthique qui est naturel pour les êtres humains, qui exprime la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur, et dont nous devrions faire avancer le processus de notre mieux. Ce schéma se compose de deux fils interconnectés. Dans un premier fil, centré sur les valeurs, nous acquérons progressivement une meilleure compréhension des vertus, de ce qu’elles impliquent et de comment les intégrer dans nos vies. (Les stoïciens pensaient qu’il y avait quatre vertus génériques, la sagesse pratique, le courage, la justice et la tempérance, qu’elles étaient interconnectées et inséparables.) Et progressivement, nous reconnaissons que vivre en accord avec les vertus est ce qui compte vraiment dans nos vies, ce qui nous apporte un bonheur réel.

Le deuxième fil du développement éthique se concentre sur notre relation avec les autres. Les stoïciens croyaient qu’aux côtés du but naturel qu’est la préservation de soi, il y a un second but naturel qui est prendre soin des autres membres de notre espèce. Présent chez tous les animaux, y compris les êtres humains, l’instinct d’aimer et de prendre soin de nos enfants en est un exemple évident. En se développant, les êtres humains expriment ce but de manière plus complexe et rationnelle, ce qui signifie également un progrès dans la compréhension des vertus. Cela conduit à deux types de résultats. L’un est l’implication sociale (dans la vie familiale, communautaire ou politique), sous une forme qui exprime la compréhension des vertus. L’autre est la reconnaissance que tous les êtres humains — parce que chacun est capable de se développer rationnellement et éthiquement — sont d’une certaine manière nos frères et sœurs, ou les membres d’une seule communauté mondiale. Bien que les sources stoïciennes mettent en avant soit l’un soit l’autre de ces résultats, ils sont souvent considérés comme compatibles ou se soutenant mutuellement. L’implication sociale ou politique dans un contexte local spécifique est réalisée de la meilleure manière possible (celle qui exprime les vertus) si elle est combinée à la reconnaissance de la parenté ou la concitoyenneté fondamentale de tous les êtres humains en tant qu’agents rationnels.

Cette théorie stoïcienne du développement éthique donne du sens, je pense, à leur réflexion sur l’engagement politique. Nos preuves concernant leurs idées sur ce sujet sont plutôt limitées et, comme pour d’autres sujets, différents stoïciens semblent avoir interprété ces idées de manières quelque peu différentes. Mais il y a quelques thèmes constants. Tout d’abord, les stoïciens pensaient que, toutes choses étant égales par ailleurs, nous devrions nous impliquer dans la vie communautaire et politique dans notre contexte local spécifique — contrairement aux épicuriens qui, par exemple, pensaient qu’une telle implication risquait de compromettre notre propre paix intérieure. Deuxièmement, notre implication devrait également se faire de manière à exprimer et promouvoir notre compréhension des vertus (sagesse pratique, courage, justice, tempérance). Troisièmement, notre implication au niveau local devrait également refléter le fait que, bien que différents types de personnes aient des conceptions différentes [de ce que nous devrions être], tous les êtres humains, en tant qu’ils sont humains, sont nos parents et, en un sens, nos concitoyens. Ces principes ont une incidence directe sur la manière dont le stoïcisme nous encourage à être politiquement actifs ; ils permettent également de comprendre jusqu’à quel point un individu peut être stoïcien et militant politique, ce qui signifie généralement remettre en question l’ordre politique établi d’une manière ou d’une autre. Je vais donner quelques exemples de la manière dont les anciens stoïciens ont mis en pratique ces idées, puis discuter de la manière dont elles pourraient nous aider à formuler notre propre approche aujourd’hui.

Tout d’abord, les anciens stoïciens étaient-ils vraiment engagés en politique, et si oui, comment ? En examinant cette question, il est important de garder à l’esprit que, pendant une grande partie de la période où le stoïcisme ancien était le plus actif (du IIIe siècle av. J.-C. au IIe siècle de notre ère), la Grèce et plus tard Rome étaient gouvernées par des rois ou des empereurs, même si à certains moments, Athènes a été une démocratie et Rome une république. Il convient également de noter qu’essentiellement, et contrairement à certaines autres philosophies anciennes, le stoïcisme ne recommandait pas une forme particulière de gouvernement comme étant la meilleure. Au contraire, ils soutenaient que, quel que soit le contexte dans lequel nous nous trouvons (à quelques exceptions près), nous devrions être politiquement impliqués d’une manière qui soit cohérente avec notre situation particulière, notre caractère, nos talents, et nos principes éthiques. Dans la Grèce hellénistique (c’est-à-dire du IIIe au Ier siècle av. J.-C.), les principales options étaient soit l’implication dans la politique locale ou communautaire, soit être conseiller philosophique auprès d’un roi, et certains stoïciens ont endossé ces deux rôles.

De plus, être simplement un enseignant en philosophie à Athènes était considéré comme une sorte de rôle public ou politique. Il est bon de se souvenir que cela signifiait souvent enseigner et argumenter en public, par exemple le Portique (ou Stoa) d’après lequel l’école était nommée. À Rome, plusieurs membres de l’élite politique ont adopté le stoïcisme comme leur philosophie et l’ont combiné avec diverses formes d’implication politique — par exemple, un politicien et général de premier plan sous la République (Caton le jeune, Ier siècle av. J.-C.), le conseiller d’un empereur (Sénèque, conseiller de Néron, Ier siècle de notre ère), et même l’empereur lui-même (Marc Aurèle, IIe siècle de notre ère). À l’autre bout de l’échelle sociale, Épictète, un ancien esclave (Ier-IIe siècle de notre ère), a endossé le rôle d’enseignant en philosophie ; il n’était pas directement impliqué dans la politique, mais a enseigné à de nombreux élèves qui se sont engagés dans la vie politique. Les anciens stoïciens semblent donc globalement avoir mis en pratique ce qu’ils prêchaient, et s’être impliqués en politique dans la mesure du possible selon leur contexte et leur situation personnelle.

Dans quelle mesure cette implication [en politique] exprimait-elle clairement des valeurs stoïciennes ? Et les a-t-elle conduits à s’engager dans un activisme politique, c’est-à-dire à contester l’autorité politique au nom de l’injustice ? Il s’agit en fait d’une caractéristique très marquée de la vie politique dans la fin de la République et dans l’Empire romain. Elle prenait principalement la forme de gestes exemplaires, destinés à signaler la désapprobation morale envers un dirigeant politique donné ou d’un régime, généralement un dictateur ou un empereur. Bien que le stoïcisme ne rejette pas le pouvoir concentré entre les mains d’un seul homme comme forme constitutionnelle [légitime] (ou toute autre forme constitutionnelle donnée), il rejette cependant l’abus tyrannique du pouvoir, le considérant comme l’exercice d’une forme d’injustice dans le domaine politique. C’est le fil conducteur commun à une série de gestes exemplaires célèbres.

Caton s’est suicidé (en 46 av. J.-C.), de manière très délibérée et évidente, plutôt que de se soumettre au passage de la République romaine à la dictature de Jules César, qu’il considérait comme illégitime et injuste. Un certain nombre de sénateurs romains, tels que Helvidius Priscus et Thrasea Paetus par exemple (tous deux au Ier siècle de notre ère), ont exprimé leur désapprobation de l’injustice de l’empereur du moment, Néron ou Domitien. Ils l’ont fait en refusant de se rendre au Sénat, en y restant silencieux, ou en sortant en signe de protestation — ces gestes étaient reconnus comme des défis au régime et entraînaient souvent l’exil ou l’exécution. (Il y a eu de fait une expulsion générale des philosophes en 89 de notre ère sous Domitien, en réponse à ce genre d’attitude.) La tentative de Sénèque de se retirer de son rôle de conseiller de Néron, lorsqu’il fut clair que ses tentatives de contrôler les excès de celui-ci avaient échoué, a été perçue comme un geste de désapprobation et a conduit à son suicide forcé en 65 de notre ère. Il s’agit de cas clairs où le principe stoïcien (le refus d’être complice d’un ordre politique injuste) a conduit certains Romains d’un rôle politique actif à un rôle politique militant, utilisant des gestes exemplaires de la même manière que Gandhi lors de sa campagne de résistance passive à la domination britannique de l’Inde, qu’il considérait comme injuste.

Ce passage des Pensées de Marc Aurèle résume ces deux caractéristiques de la pensée politique stoïcienne : « … grâce à lui [Sévère], j’ai appris à comprendre Thrasea, Helvidius, Caton, Dion, Brutus, et j’ai saisi l’idée d’un État basé sur l’égalité devant la loi, administré selon les principes de l’égalité et de la liberté de parole, et d’une monarchie qui valorise avant tout la liberté de ses sujets » (I.14). Marc Aurèle fait référence à plusieurs des militants stoïciens renommés que je viens de citer. Il résume également son propre credo en tant qu’empereur. Bien que les stoïciens n’aient pas tous nécessairement partagé cette approche, ce passage représente clairement une sorte d’idéal stoïcien, c’est-à-dire la tentative de Marc Aurèle de jouer son rôle dans la vie (en tant qu’empereur) de manière cohérente, avec l’expression des vertus dans un contexte politique.

Qu’en est-il de l’idée stoïcienne de la fraternité humaine ou de la concitoyenneté dans le monde ? Quel rôle cela a-t-il joué dans leur réflexion politique ? Cela fournit parfois un cadre objectif pour une action politique plus locale, plaçant celle-ci dans un contexte moral plus large, comme dans cette citation de Marc Aurèle : « En tant qu’Antonin, ma ville et ma patrie est Rome, en tant qu’être humain, c’est l’univers. Seul ce qui est bénéfique pour ces villes est bon pour moi » (VI.44[6]). D’autres fois, cette idée est intégrée plus directement dans la prise de décision morale ou politique. Antipater, l’un des chefs hellénistiques de l’école stoïcienne (159-129 av. J.-C.), soutenait que, lorsque nous faisons des affaires, par exemple lors d’une vente de maison, nous devons être ouverts et honnêtes sur les défauts de la propriété, même si nous en retirons moins d’argent, car il faut garder à l’esprit que toutes les parties impliquées sont membres de la fraternité humaine et méritent un traitement juste (Cicéron, Des devoirs III.52). Cicéron (106-43 av. J.-C.), bien qu’il ne soit pas lui-même stoïcien, adoptait parfois des principes stoïciens ; il soutenait que quiconque devient un tyran (un dirigeant injuste) se place en dehors de la fraternité humaine, ou du « corps » des agents humains rationnels. Plus controversé, il soutenait que ce principe justifiait l’assassinat de Jules César en 44 av. J.-C. (Des devoirs III.22-28, 32). Ces exemples nous donnent une idée de la manière dont le concept de fraternité humaine a été utilisé pour soutenir à la fois l’implication politique et l’activisme politique dans le sens que j’envisage ici.

Enfin, quelles leçons tirer de la pensée et de la pratique stoïciennes sur le sujet, qui puissent nous aider aujourd’hui ? Je ne voudrais pas suggérer que les principes politiques stoïciens fournissent une réponse tranchée à une question politique donnée — par exemple, comment nous devrions voter lors du référendum britannique sur l’adhésion à l’UE (juin 2016) ou lors de la récente élection présidentielle américaine (novembre 2016), mais ils peuvent certainement fournir des idées sur lesquelles réfléchir en prenant ces décisions. En particulier, je pense que l’idée stoïcienne de la fraternité humaine ou de la concitoyenneté mondiale a, pour nous, une valeur particulière dans le climat politique actuel. Bon nombre des débats les plus intenses qui ont lieu aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique portent sur la manière dont nous devrions répondre aux revendications des réfugiés de guerre, sur la manière dont nous devrions répondre aux personnes qui veulent immigrer dans notre pays, ou sur la manière dont nous devrions traiter les personnes dont la religion est différente de la nôtre ou de celle de notre pays.

Je pense que l’idée stoïcienne de la fraternité humaine peut aider à replacer ces questions dans une perspective plus large, et nous amener à reconnaître que traiter des groupes entiers d’individus comme moins qu’humains ou en dehors des limites de notre préoccupation éthique, juste parce, d’une manière ou d’une autre, ils sont différents de nous, est moralement inacceptable. Plus généralement, je crois que l’approche stoïcienne consistant à placer l’implication et l’activisme politique dans le cadre plus large du développement éthique humain est utile. Je pense qu’il y a un intérêt considérable à essayer de considérer sa vie comme un projet continu de progrès éthique, centré sur la manière de mieux traiter les autres personnes selon notre compréhension croissante des vertus, et que cette vision peut nous aider à adopter une approche plus réfléchie et constructive de l’engagement politique que celle qui est souvent adoptée.


Lectures complémentaires

A. Long et D. N. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge, 1987 : sections 57, 67, et 59D.

Chapitres de M. Schofield (ch. 22) et C. Gill (ch. 29) dans C. Rowe et M. Schofield, The Cambridge History of Greek and Roman Political Thought, Cambridge, 2000.

Griffin, Seneca: A Philosopher in Politics, Oxford 1976 (1992).


Ce billet est la transcription de la présentation du professeur Gill donnée lors de la Stoicon 2016. La vidéo de la conférence peut être visionnée ici. Chris Gill est professeur émérite sur la pensée antique à l’Université d’Exeter. Il a écrit abondamment sur la philosophie antique. Ses livres sur le stoïcisme incluent The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Naturalistic Psychology in Galen & Stoicism et, plus récemment, Learning to Live Naturally.


Crédits photo: Fyodor Bronnikov. Reading of Thrasea Paetus death sentence, Domaine public

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