Le plus célèbre stoïcien affirmait que la gentillesse est plus virile que la colère

Ce que le philosophe Marc Aurèle pensait de la masculinité

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Donald Robertson intitulé “The Most Famous Stoic Argued that Kindness is More Manly than Anger“. Traduction de l’anglais par Véronique Falzon. Relecture par Sylvain Margot et Maël Goarzin. Nous remercions Donald Robertson de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Cet article rejoint une série d’articles qui visaient à défaire les préjugés parfois tenaces vis-à-vis du stoïcisme : le mode de vie stoïcien est-il austère ? Doit-on se passer totalement des plaisirs ? Les stoïciens sont-ils égoïstes ou insensibles ? Sont-ils dépourvus d’émotions ou bien encore totalement indifférents ? L’article ci-dessous vise à répondre aux interprétations masculinistes du stoïcisme antique à partir de la lecture des Pensées de Marc Aurèle.

Le plus célèbre stoïcien affirmait que la gentillesse est plus virile que la colère

Ce que le philosophe Marc Aurèle pensait de la masculinité

Par Donald Robertson

Cesse de débattre sur ce que doit être un homme de bien ; sois-le.

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, X, 16, traduit par M. Goarzin

Au cours des dernières décennies, le stoïcisme a connu un regain d’intérêt. Les gens confondent souvent deux emplois dérivés du mot « stoïcisme » : être stoïque et être stoïcien. Le premier désigne un mode d’adaptation qui consiste à supprimer ou à dissimuler ses émotions ou encore rester de marbre face à l’adversité. Le deuxième emploi s’applique au stoïcisme en tant qu’ancienne école de philosophie gréco-romaine. Certains assimilent grossièrement la « virilité » à la dureté et l’absence d’émotion (être stoïque). Je pense qu’il existe une manière plus nuancée de comprendre comment la philosophie stoïcienne peut aider les hommes d’aujourd’hui à concevoir leur rôle dans la société.

Le stoïcien le plus célèbre de l’Antiquité est Marc Aurèle, qui fut empereur de Rome à l’apogée de sa puissance. (J’ai écrit sur son approche du Stoïcisme dans mon livre How to Think Like a Roman Emperor: The Stoic Philosophy of Marcus Aurelius.) Marc Aurèle était ce que le monde a connu de plus proche du roi philosophe, idéal cher à Platon. En effet, il est dit qu’il citait souvent Platon : « que les États prospèrent là où les philosophes sont rois ou les rois philosophes. »

Il avait pourtant des ennemis. En 175 après J-C, vers la fin de son règne, Marc Aurèle est confronté à une guerre civile lorsque le gouverneur général des provinces orientales, Avidius Cassius, se fait acclamer comme empereur rival par la légion égyptienne. Cassius était un général cruel, connu pour torturer les prisonniers de guerre comme les déserteurs. Il reprochait à Marc Aurèle d’être un dirigeant faible et peu viril, le qualifiant de « vieille femme philosophique ». Cependant, au bout de trois mois seulement, Marc Aurèle remporta la guerre civile lorsque les propres officiers de Cassius lui tendirent une embuscade et le décapitèrent. Aucune statue de Cassius ne subsiste aujourd’hui et son nom est pratiquement oublié. Il semblerait que la masculinité brutale de Cassius ne soit finalement pas un style de leadership plus efficace que l’approche de roi philosophe de Marc Aurèle.

En fait, Marc Aurèle aborde de front la question de la masculinité dans ses notes personnelles sur la philosophie stoïcienne considérée comme mode de vie, connues aujourd’hui sous le nom de Pensées pour moi-même. Voici ce que nous pouvons apprendre de ce texte ancien.

Virilité et paternité

À mes yeux, Marc Aurèle a hérité de certaines valeurs romaines démodées de sa famille proche, en particulier de sa mère, Domitia Lucilla. Bien qu’étant une noble romaine immensément riche et très instruite, elle préférait un mode de vie simple, loin « du train d’existence que mènent les riches » (Pensées pour moi-même, I, 3, traduit par M. Meunier). Elle semble avoir été très amie avec Junius Rusticus, qui est devenu le principal tuteur stoïcien de Marc Aurèle. Je me demande parfois si ce n’est pas la mère de Marc Aurèle qui l’aurait initié à l’étude de la philosophie stoïcienne et aurait façonné sa conception de ce qu’est un homme.

Tragiquement, Marc Aurèle a perdu son père lorsqu’il était enfant, peut-être dès l’âge de trois ans. Nous n’en connaissons pas les circonstances. Marc Aurèle ne le connaissait qu’à travers ses souvenirs de jeune enfant et la réputation qu’il avait auprès de sa famille et de ses amis, qu’il résume en seulement deux mots : « la réserve et la force virile » (Pensées pour moi-même, I, 2, traduit par A. Giavatto et R. Muller). D’autres nobles romains auraient considéré la réserve comme une preuve de faiblesse. Marc Aurèle, au contraire, voit dans la réserve de son père un signe de sa virilité et de sa force de caractère.

Selon Marc Aurèle, la capacité à faire preuve de gentillesse et de compassion envers les autres, plutôt que de se vautrer dans la colère, est l’un des signes les plus importants de la véritable force intérieure et de la virilité.

Bien qu’il ait perdu son père avant même de pouvoir le connaître, Marc Aurèle eut la chance d’être adopté à l’adolescence par un noble romain, destiné à devenir empereur sous le nom d’Antonin le Pieux. Marc Aurèle fit d’Antonin le Pieux son modèle de vie et, des décennies après la mort de son père adoptif, il se décrivait toujours comme « disciple d’Antonin ». Les Pensées pour moi-même énumèrent avec force détails les qualités que Marc Aurèle admirait le plus chez celui-ci et qu’il cherchait à imiter. La première chose qu’il mentionne est qu’Antonin était « doux ». Il n’y avait, dans son comportement, « rien de dur, rien assurément d’impudent, rien de violent », et il ne se mettait jamais en colère pour rien (Pensées pour moi-même, I, 16, traduit par A. Giavatto et R. Muller). Selon Marc Aurèle, la capacité à faire preuve de gentillesse et de compassion envers les autres, plutôt que de se complaire dans la colère, est l’un des signes les plus importants de la véritable force intérieure et de la virilité.

Virilité et maîtrise de la colère

Dans les Pensées pour moi-même, Marc Aurèle détaille les stratégies stoïciennes pour maîtriser nos sentiments de colère. Il conclut en disant quelque chose de remarquablement en avance sur son temps :

Dans tes colères, aie présent à l’esprit que l’indignation n’est pas virile, mais que la douceur et la politesse sont plus humaines et par là plus viriles ; que force, vigueur et virilité appartiennent à celui qui possède ces qualités de douceur et de politesse, et non à celui qui s’indigne et se fâche. Plus on s’approche de l’impassibilité [apatheia], en effet, plus on s’approche de la force. Tout comme l’affliction, la colère appartient au faible ; L’une et l’autre blessent et provoquent un relâchement. – Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, XI, 18, trad. A. Giavatto et R. Muller.

Marc Aurèle, comme les autres stoïciens, ne pense pas que tous les sentiments de colère et de chagrin sont forcément des signes de faiblesse. Les stoïciens admettent qu’il existe un type de réaction émotionnelle qui est inévitable dans certaines situations. Ici, il parle plutôt de ce qu’ils nomment les passions malsaines, des sentiments tels que la peur ou le chagrin, que l’on se laisse aller à amplifier au-delà des limites fixées par la nature. Le sage, en revanche, n’ajoute pas à cette première étincelle de colère et ne la perpétue pas davantage. Agir différemment, selon Marc Aurèle, est un signe de véritable faiblesse. Bien qu’il ait semblé être un personnage puissant, le cruel usurpateur Avidius Cassius était, en ce sens, un homme très faible. Il lui manquait la force de caractère et l’impassibilité (apatheia) face au chagrin et à la colère passionnés dont faisaient preuve le père biologique de Marc Aurèle et ses modèles, tels que son père adoptif Antonin.

Pour être plus viril, il faut d’abord être plus humain

L’un des pièges de la définition de la virilité est la possible implication que les femmes ne possèdent pas les qualités décrites. Les stoïciens ont évité cela en insistant sur le fait que les vertus sont fondamentalement les mêmes chez les hommes et les femmes. Cependant, elles se manifestent en surface de manière différente chez chacun d’entre nous, en fonction de notre nature et des circonstances. Il serait plus juste de dire que Marc Aurèle décrit les conditions préalables à la virilité, nécessaires aux êtres humains pour réaliser leur nature correctement – « dans la mesure où ces qualités sont plus humaines », comme il le dit, « elles sont aussi plus viriles ». Les stoïciens pensaient que toute personne, homme ou femme, avait besoin de cette sagesse morale et pratique pour réaliser son potentiel dans la vie.

Ailleurs, Marc Aurèle affirme son désir d’être à la hauteur de l’exemple d’Antonin et de devenir « un être viril, mûri par l’âge, dévoué à la cité, un Romain, un empereur » (Pensées pour moi-même, III, 5, traduit par L.-L. Grateloup). Pour lui, cela signifie être capable d’accomplir ses devoirs, et même d’affronter la mort, avec bonne volonté, sans dépendre du soutien d’autrui. Il résume cela par la maxime suivante : « Il faut être droit, non redressé » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, III, 5, traduit par A. Giavatto et R. Muller). Marc Aurèle répète cette saisissante expression d’autonomie à trois ou quatre reprises dans les Pensées pour moi-même. Finalement, il la condense en seulement trois mots grecs : Ὀρθός, μὴ ὀρθούμενος (« Droit, non redressé »).

« Droit, non redressé (par les autres) » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 12, traduit par A. Giavatto et R. Muller). C’est le genre d’homme qu’il admirait et qu’il voulait devenir. Quelqu’un qui a la force de caractère de se tenir debout et, comme son père adoptif Antonin avant lui, de répondre même à la colère avec une sagesse, une patience et une bonté inébranlables.


Crédits: Photo de Lance Reis sur Unsplash.

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