Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Kai Whiting et Santara Gonzales, “Stoic Approach to Grief“, paru au mois de juillet 2022 dans le magazine The Stoic, dirigé par Chuck Chakrapani. Nous remercions les auteurs et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.
Kai Whiting est co-auteur de Being Better : Stoicism for a World Worth Living In. Il est chercheur et chargé de cours en développement durable et stoïcisme à l’UC Louvain, en Belgique.
Santara Gonzales est la Présidente et co-fondatrice de Wisdom Unlocked, une organisation à but non lucratif qui utilise les principes stoïciens pour aider des personnes à garder de bonnes dispositions dans les circonstances difficiles.
Les stoïciens et le deuil
par Kai Whiting et Santara Gonzales
« Tandis que les stoïciens nous encouragent à permettre une libération naturelle de nos émotions qui exprime le chagrin, ils nous rappellent également que, lors d’un deuil, nous ne devrions pas nous laisser submerger au point que cela nuise à notre épanouissement. »
Dans une lettre à Polybe, le philosophe stoïcien Sénèque écrit :
Que nos larmes coulent, et qu’elles sachent s’arrêter ; que des gémissements montent du fond de notre cœur, mais qu’ils aient un terme. – Sénèque, Consolation à Polybe, 18, 6, trad. R. Waltz, revue par P. Veyne
Il recommande à Polybe, qui a perdu son frère, d’affronter et de surmonter son chagrin sans l’éviter ni le refouler. Le conseil donné par Sénèque à Polybe indique bien que les stoïciens ne sont pas dépourvus d’émotions. Cela contredit l’idée faussement répandue selon laquelle les stoïciens seraient stoïques, c’est à dire froids et distants, selon l’acception classique du terme[1].
Dans la même lettre à Polybe, Sénèque écrit :
La nature a ses exigences, que l’amour-propre seul exagère. Jamais, pour ma part, je n’exigerai de toi que tu t’abstiennes absolument de toute tristesse. (18, 4-5)
Acceptez vos émotions, sans les laisser vous envahir
En d’autres termes, nous devrions accepter nos émotions sans nous y abandonner, car s’il est naturel de réagir à la mort par des larmes, la mort ne se doit pas d’être tragique ou de ravir notre joie. En effet, si nous sommes frappés par le deuil, nous devrions nous demander si la personne que nous avons perdue souhaiterait que nous souffrions. Si elle nous aimait vraiment et raisonnablement, alors il est plus que probable qu’elle voudrait que nous célébrions sans réserve la beauté de la vie et de la mort.
Soyez pleinement conscient de votre attitude
La mort est une partie intégrante de l’existence humaine, mais l’acte de mourir n’a aucune incidence sur notre caractère et ne dit rien quant à notre progression (ou pas) vers l’eudémonie, l’état de bonheur humain le plus total. C’est plutôt, comme nous le rappelle Épictète, notre attitude à l’égard de la mort, de la maladie et d’autres formes de difficultés humaines, qui favorise ou freine notre cheminement vers l’épanouissement :
En de telles circonstances, que faut-il donc avoir sous la main ? Quoi d’autres que la distinction entre ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi, entre ce qui m’est permis et ce qui ne m’est pas permis. Il faut que je meurs ; dois-je aussi gémir ? Il faut que je sois emprisonné ; dois-je aussi me lamenter ? Il faut que je parte en exil ; m’empêche-t-on de partir en riant, de bonne humeur, serein ? – Épictète, Entretiens, I 1, 21-22. – trad. R. Muller
De même :
En résumé, ce n’est ni la mort, ni l’exil, ni la peine, ni rien de ce genre qui est cause de nos actions ou de notre refus d’agir, mais nos opinions et nos jugements. – Épictète, Entretiens, I 11, 33. – trad. R. Muller
Dans ces deux passages, le propos d’Épictète n’est pas de soutenir que nous ne devrions jamais exprimer d’émotions, mais plutôt que nous devrions réfléchir profondément à la façon dont nos émotions (ou leur suppression) affectent notre jugement sur la situation donnée. Après tout, pourquoi être accablé par le chagrin ou consumé par la tristesse si nous pouvons transformer le chagrin en gratitude et transformer la tristesse en joie ? Pourquoi refuser de composer avec nos émotions si cette décision augmente notre agitation intérieure ? Pourquoi mettre autant l’accent sur la fin de la vie d’une personne quand nous pouvons l’honorer en prenant la décision consciente de nous souvenir et de nous réjouir de sa mémoire ?
Épictète enseigne également qu’il n’est pas particulièrement stoïcien de dire aux autres qu’ils ne devraient pas ressentir le besoin de faire leur deuil. Il offre cette explication au moment de répondre à quelqu’un qui affirme que sa mère s’afflige de ne pas le voir :
– Mais ma mère se lamente quand elle ne me voit pas.
– Pourquoi n’a-t-elle pas appris ces leçons ? Non qu’il ne faille pas y mettre du sien pour qu’elle ne pleure pas, je ne dis pas cela, je dis qu’il ne faut pas vouloir à tout prix les choses qui nous sont étrangères. Or la peine d’autrui est quelque chose d’étranger, c’est ma peine à moi qui est mienne. Je ferai donc cesser la mienne à tout prix, car elle dépend de moi. Pour celle d’autrui, j’essayerai autant que je peux, mais je n’essayerai pas à tout prix. – Épictète, Entretiens, III 24, 22-24, trad. par R. Muller
Nous ne pouvons pas toujours prévenir les difficultés, mais nous pouvons choisir notre réponse
Au cours de notre vie, il est presque certain que nous serons confrontés à des épreuves. Selon toute vraisemblance, nous devrons faire le deuil d’un être cher. Tandis que les stoïciens nous encouragent à permettre une libération naturelle de nos émotions qui exprime le chagrin, ils nous rappellent également que, lors d’un deuil, nous ne devrions pas nous laisser submerger au point que cela nuise à notre épanouissement. Nous ne pouvons pas toujours prévenir les difficultés, mais nous pouvons toujours choisir notre façon de réagir, que ce soit en nous apitoyant sur notre sort ou en exprimant joyeusement notre gratitude pour les leçons que la vie nous enseigne.
[1] Note des traducteurs : sur la différence entre Stoïcisme et stoïcisme, ou encore entre stoïcien et stoïque, nous vous renvoyons à l’article de Donald Robertson traduit en français par Guillaume Beauquesne : https://stoagallica.fr/quelle-difference-entre-stoicisme-et-stoicisme-par-donald-robertson/
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Un excellent article ! Merci pour cette traduction !