Peut-on être stoïcien et militant politique?

Lecture de la condamnation à mort de Thrasea Paetus, par Fyodor Bronnikov.

Le texte ci-dessous est la traduction française d’un article de Christopher Gill intitulé « Can you be a Stoic and a political activist?« . Traduction de l’anglais par Sylvain Margot. Relecture par Delphine Perrin, Véronique Falzon et Maël Goarzin. Nous remercions Christopher Gill de nous avoir donné l’autorisation de publier la traduction de ce texte.

Cet article rejoint une série d’articles qui visaient à défaire les préjugés parfois tenaces vis-à-vis du stoïcisme : le mode de vie stoïcien est-il austère ? Doit-on se passer totalement des plaisirs ? Les stoïciens sont-ils égoïstes ou insensibles ? Sont-ils dépourvus d’émotions ou bien encore totalement indifférents ?


Peut-on être stoïcien et militant politique?

Par Christopher Gill

Bien sûr, la réponse à cette question est « oui », ainsi que je vais l’expliquer. Il peut sembler étrange que quelqu’un puisse penser qu’il y a une contradiction, mais certaines personnes le pensent parfois. Par exemple, lors du Stoicon de 2015, Vincent Deary, un psychologue de la santé britannique et écrivain renommé, critiquait l’idée du stoïcisme contemporain (modern Stoicism en anglais). Il supposait qu’être stoïcien, dans un contexte contemporain, signifiait accepter sa situation, quelle qu’elle soit, même si elle était le résultat d’une injustice sociale. Il faisait l’éloge de l’une de ses clientes, une veuve âgée, qui réagissait avec un esprit de révolte et de colère à sa situation, qu’elle considérait comme résultant d’une injustice, plutôt qu’avec un esprit « stoïcien », qu’il considérait comme s’accommodant de cela. Les anciens stoïciens nous exhortaient en effet à accepter, avec un esprit calme, les choses qui sont de fait inévitables — en particulier notre propre mort future et celle des autres, y compris nos proches. Mais cela ne signifie pas que nous devons accepter les situations injustes, qui ne sont pas inévitables, et qui sont le résultat d’actions humaines délibérées. Au contraire, les stoïciens romains étaient particulièrement réputés pour contester ce qu’ils considéraient comme une injustice politique — en ce sens, ils étaient réputés pour être des militants politiques et peuvent donc nous fournir des modèles à cet égard.

La clé pour comprendre la pensée stoïcienne sur l’engagement politique — comme sur beaucoup d’autres choses en éthique stoïcienne — est sa théorie du développement éthique. Les stoïciens croient qu’il existe tout au long de la vie un schéma de développement éthique qui est naturel pour les êtres humains, qui exprime la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur, et dont nous devrions faire avancer le processus de notre mieux. Ce schéma se compose de deux fils interconnectés. Dans un premier fil, centré sur les valeurs, nous acquérons progressivement une meilleure compréhension des vertus, de ce qu’elles impliquent et de comment les intégrer dans nos vies. (Les stoïciens pensaient qu’il y avait quatre vertus génériques, la sagesse pratique, le courage, la justice et la tempérance, qu’elles étaient interconnectées et inséparables.) Et progressivement, nous reconnaissons que vivre en accord avec les vertus est ce qui compte vraiment dans nos vies, ce qui nous apporte un bonheur réel.

Le deuxième fil du développement éthique se concentre sur notre relation avec les autres. Les stoïciens croyaient qu’aux côtés du but naturel qu’est la préservation de soi, il y a un second but naturel qui est prendre soin des autres membres de notre espèce. Présent chez tous les animaux, y compris les êtres humains, l’instinct d’aimer et de prendre soin de nos enfants en est un exemple évident. En se développant, les êtres humains expriment ce but de manière plus complexe et rationnelle, ce qui signifie également un progrès dans la compréhension des vertus. Cela conduit à deux types de résultats. L’un est l’implication sociale (dans la vie familiale, communautaire ou politique), sous une forme qui exprime la compréhension des vertus. L’autre est la reconnaissance que tous les êtres humains — parce que chacun est capable de se développer rationnellement et éthiquement — sont d’une certaine manière nos frères et sœurs, ou les membres d’une seule communauté mondiale. Bien que les sources stoïciennes mettent en avant soit l’un soit l’autre de ces résultats, ils sont souvent considérés comme compatibles ou se soutenant mutuellement. L’implication sociale ou politique dans un contexte local spécifique est réalisée de la meilleure manière possible (celle qui exprime les vertus) si elle est combinée à la reconnaissance de la parenté ou la concitoyenneté fondamentale de tous les êtres humains en tant qu’agents rationnels.

Cette théorie stoïcienne du développement éthique donne du sens, je pense, à leur réflexion sur l’engagement politique. Nos preuves concernant leurs idées sur ce sujet sont plutôt limitées et, comme pour d’autres sujets, différents stoïciens semblent avoir interprété ces idées de manières quelque peu différentes. Mais il y a quelques thèmes constants. Tout d’abord, les stoïciens pensaient que, toutes choses étant égales par ailleurs, nous devrions nous impliquer dans la vie communautaire et politique dans notre contexte local spécifique — contrairement aux épicuriens qui, par exemple, pensaient qu’une telle implication risquait de compromettre notre propre paix intérieure. Deuxièmement, notre implication devrait également se faire de manière à exprimer et promouvoir notre compréhension des vertus (sagesse pratique, courage, justice, tempérance). Troisièmement, notre implication au niveau local devrait également refléter le fait que, bien que différents types de personnes aient des conceptions différentes [de ce que nous devrions être], tous les êtres humains, en tant qu’ils sont humains, sont nos parents et, en un sens, nos concitoyens. Ces principes ont une incidence directe sur la manière dont le stoïcisme nous encourage à être politiquement actifs ; ils permettent également de comprendre jusqu’à quel point un individu peut être stoïcien et militant politique, ce qui signifie généralement remettre en question l’ordre politique établi d’une manière ou d’une autre. Je vais donner quelques exemples de la manière dont les anciens stoïciens ont mis en pratique ces idées, puis discuter de la manière dont elles pourraient nous aider à formuler notre propre approche aujourd’hui.

Tout d’abord, les anciens stoïciens étaient-ils vraiment engagés en politique, et si oui, comment ? En examinant cette question, il est important de garder à l’esprit que, pendant une grande partie de la période où le stoïcisme ancien était le plus actif (du IIIe siècle av. J.-C. au IIe siècle de notre ère), la Grèce et plus tard Rome étaient gouvernées par des rois ou des empereurs, même si à certains moments, Athènes a été une démocratie et Rome une république. Il convient également de noter qu’essentiellement, et contrairement à certaines autres philosophies anciennes, le stoïcisme ne recommandait pas une forme particulière de gouvernement comme étant la meilleure. Au contraire, ils soutenaient que, quel que soit le contexte dans lequel nous nous trouvons (à quelques exceptions près), nous devrions être politiquement impliqués d’une manière qui soit cohérente avec notre situation particulière, notre caractère, nos talents, et nos principes éthiques. Dans la Grèce hellénistique (c’est-à-dire du IIIe au Ier siècle av. J.-C.), les principales options étaient soit l’implication dans la politique locale ou communautaire, soit être conseiller philosophique auprès d’un roi, et certains stoïciens ont endossé ces deux rôles.

De plus, être simplement un enseignant en philosophie à Athènes était considéré comme une sorte de rôle public ou politique. Il est bon de se souvenir que cela signifiait souvent enseigner et argumenter en public, par exemple le Portique (ou Stoa) d’après lequel l’école était nommée. À Rome, plusieurs membres de l’élite politique ont adopté le stoïcisme comme leur philosophie et l’ont combiné avec diverses formes d’implication politique — par exemple, un politicien et général de premier plan sous la République (Caton le jeune, Ier siècle av. J.-C.), le conseiller d’un empereur (Sénèque, conseiller de Néron, Ier siècle de notre ère), et même l’empereur lui-même (Marc Aurèle, IIe siècle de notre ère). À l’autre bout de l’échelle sociale, Épictète, un ancien esclave (Ier-IIe siècle de notre ère), a endossé le rôle d’enseignant en philosophie ; il n’était pas directement impliqué dans la politique, mais a enseigné à de nombreux élèves qui se sont engagés dans la vie politique. Les anciens stoïciens semblent donc globalement avoir mis en pratique ce qu’ils prêchaient, et s’être impliqués en politique dans la mesure du possible selon leur contexte et leur situation personnelle.

Dans quelle mesure cette implication [en politique] exprimait-elle clairement des valeurs stoïciennes ? Et les a-t-elle conduits à s’engager dans un activisme politique, c’est-à-dire à contester l’autorité politique au nom de l’injustice ? Il s’agit en fait d’une caractéristique très marquée de la vie politique dans la fin de la République et dans l’Empire romain. Elle prenait principalement la forme de gestes exemplaires, destinés à signaler la désapprobation morale envers un dirigeant politique donné ou d’un régime, généralement un dictateur ou un empereur. Bien que le stoïcisme ne rejette pas le pouvoir concentré entre les mains d’un seul homme comme forme constitutionnelle [légitime] (ou toute autre forme constitutionnelle donnée), il rejette cependant l’abus tyrannique du pouvoir, le considérant comme l’exercice d’une forme d’injustice dans le domaine politique. C’est le fil conducteur commun à une série de gestes exemplaires célèbres.

Caton s’est suicidé (en 46 av. J.-C.), de manière très délibérée et évidente, plutôt que de se soumettre au passage de la République romaine à la dictature de Jules César, qu’il considérait comme illégitime et injuste. Un certain nombre de sénateurs romains, tels que Helvidius Priscus et Thrasea Paetus par exemple (tous deux au Ier siècle de notre ère), ont exprimé leur désapprobation de l’injustice de l’empereur du moment, Néron ou Domitien. Ils l’ont fait en refusant de se rendre au Sénat, en y restant silencieux, ou en sortant en signe de protestation — ces gestes étaient reconnus comme des défis au régime et entraînaient souvent l’exil ou l’exécution. (Il y a eu de fait une expulsion générale des philosophes en 89 de notre ère sous Domitien, en réponse à ce genre d’attitude.) La tentative de Sénèque de se retirer de son rôle de conseiller de Néron, lorsqu’il fut clair que ses tentatives de contrôler les excès de celui-ci avaient échoué, a été perçue comme un geste de désapprobation et a conduit à son suicide forcé en 65 de notre ère. Il s’agit de cas clairs où le principe stoïcien (le refus d’être complice d’un ordre politique injuste) a conduit certains Romains d’un rôle politique actif à un rôle politique militant, utilisant des gestes exemplaires de la même manière que Gandhi lors de sa campagne de résistance passive à la domination britannique de l’Inde, qu’il considérait comme injuste.

Ce passage des Pensées de Marc Aurèle résume ces deux caractéristiques de la pensée politique stoïcienne : « … grâce à lui [Sévère], j’ai appris à comprendre Thrasea, Helvidius, Caton, Dion, Brutus, et j’ai saisi l’idée d’un État basé sur l’égalité devant la loi, administré selon les principes de l’égalité et de la liberté de parole, et d’une monarchie qui valorise avant tout la liberté de ses sujets » (I.14). Marc Aurèle fait référence à plusieurs des militants stoïciens renommés que je viens de citer. Il résume également son propre credo en tant qu’empereur. Bien que les stoïciens n’aient pas tous nécessairement partagé cette approche, ce passage représente clairement une sorte d’idéal stoïcien, c’est-à-dire la tentative de Marc Aurèle de jouer son rôle dans la vie (en tant qu’empereur) de manière cohérente, avec l’expression des vertus dans un contexte politique.

Qu’en est-il de l’idée stoïcienne de la fraternité humaine ou de la concitoyenneté dans le monde ? Quel rôle cela a-t-il joué dans leur réflexion politique ? Cela fournit parfois un cadre objectif pour une action politique plus locale, plaçant celle-ci dans un contexte moral plus large, comme dans cette citation de Marc Aurèle : « En tant qu’Antonin, ma ville et ma patrie est Rome, en tant qu’être humain, c’est l’univers. Seul ce qui est bénéfique pour ces villes est bon pour moi » (VI.44[6]). D’autres fois, cette idée est intégrée plus directement dans la prise de décision morale ou politique. Antipater, l’un des chefs hellénistiques de l’école stoïcienne (159-129 av. J.-C.), soutenait que, lorsque nous faisons des affaires, par exemple lors d’une vente de maison, nous devons être ouverts et honnêtes sur les défauts de la propriété, même si nous en retirons moins d’argent, car il faut garder à l’esprit que toutes les parties impliquées sont membres de la fraternité humaine et méritent un traitement juste (Cicéron, Des devoirs III.52). Cicéron (106-43 av. J.-C.), bien qu’il ne soit pas lui-même stoïcien, adoptait parfois des principes stoïciens ; il soutenait que quiconque devient un tyran (un dirigeant injuste) se place en dehors de la fraternité humaine, ou du « corps » des agents humains rationnels. Plus controversé, il soutenait que ce principe justifiait l’assassinat de Jules César en 44 av. J.-C. (Des devoirs III.22-28, 32). Ces exemples nous donnent une idée de la manière dont le concept de fraternité humaine a été utilisé pour soutenir à la fois l’implication politique et l’activisme politique dans le sens que j’envisage ici.

Enfin, quelles leçons tirer de la pensée et de la pratique stoïciennes sur le sujet, qui puissent nous aider aujourd’hui ? Je ne voudrais pas suggérer que les principes politiques stoïciens fournissent une réponse tranchée à une question politique donnée — par exemple, comment nous devrions voter lors du référendum britannique sur l’adhésion à l’UE (juin 2016) ou lors de la récente élection présidentielle américaine (novembre 2016), mais ils peuvent certainement fournir des idées sur lesquelles réfléchir en prenant ces décisions. En particulier, je pense que l’idée stoïcienne de la fraternité humaine ou de la concitoyenneté mondiale a, pour nous, une valeur particulière dans le climat politique actuel. Bon nombre des débats les plus intenses qui ont lieu aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique portent sur la manière dont nous devrions répondre aux revendications des réfugiés de guerre, sur la manière dont nous devrions répondre aux personnes qui veulent immigrer dans notre pays, ou sur la manière dont nous devrions traiter les personnes dont la religion est différente de la nôtre ou de celle de notre pays.

Je pense que l’idée stoïcienne de la fraternité humaine peut aider à replacer ces questions dans une perspective plus large, et nous amener à reconnaître que traiter des groupes entiers d’individus comme moins qu’humains ou en dehors des limites de notre préoccupation éthique, juste parce que, d’une manière ou d’une autre, ils sont différents de nous, est moralement inacceptable. Plus généralement, je crois que l’approche stoïcienne consistant à placer l’implication et l’activisme politique dans le cadre plus large du développement éthique humain est utile. Je pense qu’il y a un intérêt considérable à essayer de considérer sa vie comme un projet continu de progrès éthique, centré sur la manière de mieux traiter les autres personnes selon notre compréhension croissante des vertus, et que cette vision peut nous aider à adopter une approche plus réfléchie et constructive de l’engagement politique que celle qui est souvent adoptée.


Lectures complémentaires

A. Long et D. N. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge, 1987 : sections 57, 67, et 59D.

Chapitres de M. Schofield (ch. 22) et C. Gill (ch. 29) dans C. Rowe et M. Schofield, The Cambridge History of Greek and Roman Political Thought, Cambridge, 2000.

Griffin, Seneca: A Philosopher in Politics, Oxford 1976 (1992).


Ce billet est la transcription de la présentation du professeur Gill donnée lors de la Stoicon 2016. La vidéo de la conférence peut être visionnée ici. Chris Gill est professeur émérite sur la pensée antique à l’Université d’Exeter. Il a écrit abondamment sur la philosophie antique. Ses livres sur le stoïcisme incluent The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Naturalistic Psychology in Galen & Stoicism et, plus récemment, Learning to Live Naturally.


Crédits photo: Fyodor Bronnikov. Reading of Thrasea Paetus death sentence, Domaine public

3 commentaire

  1. J’ai relu cet article avec intérêt, puisque j’ai écrit aussi sur le stoïcisme et le militantisme politique, en arrivant à des conclusions assez différentes. On comprend que l’auteur défend que le stoïcien est un militant politique de gauche, nécessairement. Ainsi, il défend apparemment une immigration massive et sans limite au nom des valeurs de fraternité et de cosmopolitisme, semble-t-il, par exemple, tout en disant qu’il ne nous dit pas pour qui voter aux élections étatsuniennes, il nous dit pour qui voter juste après, de façon un peu indirecte, sans mentionner de nom de candidat, mais en mentionnant l’idée de fraternité et d’accueil des immigrés. Il est évident que l’immigration massive peut poser problème, aux immigrés qui sont déjà la en premier lieu, d’ailleurs. Je ne pense pas que le réel soit aussi simpliste et qu’il faudrait le voir de façon aussi naïve que l’auteur de cet article. Ainsi il y aurait les gentils, qui acceptent une immigration sans limite au nom de principes de fraternité et de tolérance, et les méchants ou les forces du mal, incarnés évidemment par la droite, les conservateurs (tous les stoïciens étaient évidemment des conservateurs d’ailleurs), qui seraient intolérants, pas ouverts donc fermés, qui refuseraient d’accueillir l’autre, donc en plus misanthropes. Voilà ce qui est implicite dans cet article. Néanmoins, c’est évidemment trop simpliste. C’est en tout cas très étonnant que beaucoup de personnes « de gauche » se revendiquent du stoïcisme alors que les stoïciens de l’Antiquité étaient évidemment des conservateurs avec une morale forte et un attachement important aux traditions et à la religion. Ils étaient bien sûr plutôt « de droite », ou « du centre » grosso modo, et ils étaient anticonformistes, contrairement à l’auteur de cet article, mais en tout cas j’ai écrit un article sur mon site wordpress qui ne va pas dans le même sens que cette interprétation très subjective du stoïcisme, qui le rend un peu trop « contemporain » (au sens péjoratif) à mon goût !
    L’auteur de cet article nous dit que le stoïcisme prône la vie politique tandis que l’épicurisme non. C’est une analyse très superficielle et très saccadée ! En effet, c’est la théorie de ces deux doctrines rivales qu’il restitue. Mais a-t-il étudié la vie concrète des stoïciens et épicuriens ? Je ne crois pas puisque en réalité, les épicuriens avaient une vie politique bien plus active que les stoïciens qui ne participaient aucunement à la politique : Zénon, Chrysippe, Cléanthe. La vraie politique, pour le stoïcien, c’est d’abord la transformation intérieure en vue de se rendre soi-même un citoyen éclaire de la cité des dieux et des hommes. Je vois personnellement dans le stoïcisme un ancêtre de l’humanisme, mais humanisme ne veut pas dire tout tolérer, ne veut pas dire être nécessairement laxiste, ni bisounours. Un auteur stoïcien contemporain qui a écrit « l’éthique du samouraï moderne », qui est corse, se dit très inspiré par le stoïcisme et défend une toute autre vision du monde : il combat lui-même les terroristes islamistes aux côtés des Kurdes. Il parle d' »humanisme combattant », on est loin donc, de l’onirisme ahuri de cet article. C’est donc dommage que le « modern stoïcism » anglo-saxon soit autant infesté idéologiquement. En espérant que le stoïcisme contemporain français ne soit pas autant « politisé » au sens négatif du terme …

    1. Bonjour Aurélien,
      Deux rapides commentaires pour te répondre, car je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi:
      – premièrement, je n’ai pas perçu comme toi la position implicite de l’auteur en faveur d’une immigration massive, comme tu le dis. Pour moi, l’argument de Christopher Gill est le suivant: pour pouvoir prendre une décision politique, que ce soit en tant que citoyen, à travers notre vote, ou bien en tant que dirigeant politique, par les lois que l’on propose et que l’on défend, il faut avoir en tête que nous sommes tous frères et que nous appartenons toutes et tous au même cosmos (fraternité et cosmopolitisme qui font partie intégrante de la doctrine stoïcienne). Concrètement, comment cette conscience d’appartenir à un ensemble plus grand se concrétise, quelles actions découlent de cette conscience (prôner une immigration massive ou bien, au contraire, limiter l’immigration car cela est préférable pour le bien commun de tous, y compris des immigrés), Christopher Gill ne le dit pas, et les stoïciens non plus, car chaque cas est particulier. C’est l’une des caractéristiques de l’éthique et de la politique stoïcienne, qui est une politique et une éthique de la vertu ou des vertus: il n’y a pas d’actions justes ou bonnes en elles-mêmes, mais seulement en fonction du contexte. C’est la vertu (et en particulier la vertu de justice dans le cadre politique) qui doit guider nos actions, et selon les circonstances, selon le pays dans lequel on habite, etc, la décision, le vote, la politique menée ou défendue ne sera pas la même. Et cette diversité de points de vue politiques se retrouve déjà dans l’Antiquité, chez les stoïciens eux-mêmes, par exemple sur la question de la propriété privée, comme le rappelle Sylvain Brousse dans un de ses articles sur la politique stoïcienne, qui peut donc être conservatrice, mais pas nécessairement, contrairement à ce que tu affirmes. Une position plus nuancée telle que celle défendue par Sylvain Brousse dans son article me semble mieux refléter les différentes positions stoïciennes défendues dans l’Antiquité, ce que rappelle aussi Christopher Gill ici d’ailleurs: https://stoagallica.fr/stoicisme-de-gauche-ou-de-droite/
      – deuxièmement, je suis d’accord avec toi sur l’importance de la vertu et de la transformation intérieure, qui est au coeur du mode de vie stoïcien, mais ce travail sur soi n’est qu’une partie de l’appropriation à soi (oikeiosis), qui passe non seulement par le souci de soi, le développement moral, mais aussi, car c’est la deuxième composante de la nature humaine, par le souci de l’autre, par le soin accordé à notre entourage, depuis notre famille proche jusqu’à l’ensemble de nos concitoyens humains, en passant par l’ensemble des cercles de nos relations décrits notamment par Hiéroclès. Et la pleine réalisation de soi en tant qu’être humain raisonnable et sociable passe non seulement par le développement de la personne morale, mais aussi par un forme d’engagement pour le bien commun, qui peut prendre différentes formes, selon le contexte, selon les circonstances, selon nos capacités individuelles et notre rôle dans la société. Donc, effectivement, tout le monde n’est pas appelé à devenir militant politique, mais tous, d’une manière ou d’une autre, nous sommes appelés à oeuvrer en vue du bien commun, en tant que nous sommes citoyens de la petite comme de la grande cité. Cela peut passer par un engagement politique au niveau local, en devenant conseiller municipal, cela peut être un engagement associatif, cela peut être par l’enseignement, ou bien de plein d’autres manières encore. Et dans certaines circonstances, en effet, l’engagement ne sera pas possible. Est-ce le cas aujourd’hui? A chacun de prendre position et de décider pour lui-même sur l’intérêt d’aller voter par exemple, ou de se présenter à une élection. Les stoïciens ne nous disent pas ce que nous devons faire, nous, personnellement, dans les circonstances qui sont les nôtres (c’est à nous de le faire), mais nous donnent les principes philosophiques à partir desquels réfléchir pour prendre une décision éclairée: la notion de bien commun, la vertu de justice, la notion de cosmopolitisme, etc.

      1. Merci pour ta réponse, Maël. A vrai dire, j’ai voulu modifier mon commentaire après l’avoir écrit, pour nuancer quelques-uns de mes propos, mais apparemment ce n’est pas possible de modifier un commentaire sur ce site ? En tout cas je n’y suis pas parvenu, les nuances que je voulais apporter après relecture, je n’ai donc pas pu les préciser. Je vais donc essayer d’être plus précis et d’apporter les nuances que je voulais donner à mes propos.

        Ta réponse est très claire. Il me semble tout de même que les Stoïciens anglo-saxons les plus connus, donc cet auteur, prennent position politiquement en faveur du camp démocrate aux Etats-Unis, contre le camp républicain. C’est leur choix et je comprends ce choix : la personnalité de Trump est certes difficile à concevoir comme « sage » et je le reconnais. Néanmoins, de façon générale, je voulais dire que le stoïcisme était, d’après moi, plutôt « conservateur » que « progressiste », ou en tout cas, n’est pas forcément « progressiste ». Je comprends la position pro-démocrate contre Trump qui représente un peu le contre-modèle du sage stoïcien, une caricature. L’auteur parle de l’exemple de l’immigration, pour moi il sous-entend de voter contre Trump, soit.

        Les Stoïciens prônent une forme de fraternité humaine. On pourrait donc penser qu’il faut accueillir tout le monde au nom des principes stoïciens. C’est ce qui m’a semblé ressortir des propos de cet auteur. J’ai trouvé cela simpliste. Rappelons que sous le règne de Marc Aurèle, de nombreux chrétiens ont été persécutés, torturés et tués. Si on suit la logique de l’auteur, Marc Aurèle n’agissait pas selon les principes du stoïcisme ou était en contradiction avec ses principes. Pourtant, je doute que ce soit le cas : malgré que les chrétiens soient « frères » des Stoïciens par la raison qui nous est commune, et que « nous sommes nés pour coopérer », il y a parfois des décisions politiques à prendre pour rétablir l’ordre, et en vue du bien commun, qui consistent à sacrifier certaines populations pour en préserver d’autres. C’est certes apparemment horrible, mais c’est ce qui se passe dans la pratique, d’où la casuistique et les questions éthiques du type : si un train fonce sur deux personnes et qu’il y a un enfant et un vieil homme, dois-je sauver l’enfant ou le vieil homme ? En politique, sous Marc Aurèle, il pouvait s’agir de sauver l’ordre de la république menacé par la nouvelle idéologie chrétienne, en sacrifiant la vie de ces chrétiens menaçants pour la république et l’ordre, ou prendre le risque du chaos. Marc Aurèle méditait beaucoup sur la vertu de justice, la réponse pour lui aura donc été ses actions contre les chrétiens et pour la république romaine. Ce qu’on peut d’ailleurs aujourd’hui lui reprocher.

        Parenthèse pour en revenir au thème de l’immigration : il y a certes une fraternité universelle prônée dans le stoïcisme, et même un cosmopolitisme, qui implique une incompatibilité forte avec un mouvement tel que le nazisme, par exemple. Néanmoins, on ne peut pas mettre le nazisme et les souverainismes ou nationalismes actuels sur le même plan, comme l’auteur semble le faire d’après ma compréhension. Et on voit bien que Marc Aurèle n’était pas si « tolérant et ouvert » que le laisserait entendre l’auteur anglophone ici, laissant penser que le stoïcisme devrait mener à une tolérance très importante. On ne devrait pas aller jusqu’à tolérer l’intolérance (Karl Popper) et les chrétiens de l’époque de Marc Aurèle étaient fortement intolérants puisqu’ils s’attaquaient à la religion païenne. Je pense donc que prendre positon au nom de certains principes stoïciens comme la fraternité universelle et le transformer en sorte de multiculturalisme ou être pour une immigration sans contrôle ni limite est un anachronisme et une erreur : la vertu de justice pourrait aller dans le sens d’une immigration plus contrôlée, plus sélective, plus méritocratique par exemple. Ce sujet mériterait un plus long développement, car pour l’immigration, on pourrait se poser la question du droit du sol ou du droit du sang, de la valeur de la nationalité française (ou romaine, à l’époque), du mérite et donc de la justice : tout le monde mérite-t-il cette nationalité, par exemple s’il s’agit de criminels ou de personnes haïssant le pays en question, l’empire romain ou la France ? C’est plus complexe qu’une simple « conscience de la fraternité universelle », qui doit être là, et qui est peut-être l’ancêtre des droits de l’Homme et du citoyen, de l’ONU etc. Mais dans la pratique concrète, c’est plus complexe, c’est ce que je voulais souligner, avec l’exemple de Marc Aurèle et des chrétiens, notamment, afin de nuancer les propos de cet auteur anglophone, traduit ici.

        J’ai écrit récemment plusieurs articles sur mon site WordPress sur le stoïcisme et la politique. Un point ressort : la lutte contre la tyrannie (et j’ai envie de rajouter : sous toutes ses formes). Les stoïciens étaient en effet extrêmement attachés à une valeur fondamentale : celle de la liberté. Bien que pour eux, elle était toute intérieure et spirituelle. Nous avons bien un ou plusieurs rôles à jouer dans notre vie et un dirigeant qui mène un travail sur soi, une réforme de son âme, cela fait un tyran en moins. Marc Aurèle n’était donc pas un tyran, ce qui fut rare parmi les empereurs romains.

        Comme tu le dis, il faut prendre en compte le contexte. Certains pays ont plus besoin d’immigration que d’autres, par exemple. Certains rencontrent des problèmes importants à cause de l’immigration, lorsqu’elle est excessive par exemple ou que les pays d’émigration sont des anciennes colonies dont les ressortissants éprouvent parfois de la haine envers le pays colonisateur.

        J’ai retrouvé le passage de l’article qui pourrait poser problème ou question :

        « Bon nombre des débats les plus intenses qui ont lieu aujourd’hui des deux côtés de l’Atlantique portent sur la manière dont nous devrions répondre aux revendications des réfugiés de guerre, sur la manière dont nous devrions répondre aux personnes qui veulent immigrer dans notre pays, ou sur la manière dont nous devrions traiter les personnes dont la religion est différente de la nôtre ou de celle de notre pays. Je pense que l’idée stoïcienne de la fraternité humaine peut aider à replacer ces questions dans une perspective plus large, et nous amener à reconnaître que traiter des groupes entiers d’individus comme moins qu’humains ou en dehors des limites de notre préoccupation éthique, juste parce que, d’une manière ou d’une autre, ils sont différents de nous, est moralement inacceptable. »

        L’auteur sous-entend ici que Marc Aurèle n’avait pas une attitude stoïcienne dans son action pour rétablir l’ordre face aux chrétiens. Implicitement, il semble défendre le multiculturalisme, ou l’immigration sans contrôle. Je suis d’accord que la tolérance est importante et découle de certains principes stoïciens, néanmoins, la justice aussi, et il convient de ne pas être « trop tolérant », surtout envers des personnes ou groupes de personnes ou encore des mouvements qui sont intolérants eux-mêmes et qui peuvent profiter d’un excès de tolérance, par exemple de la part de la république. A titre de comparaison, les chrétiens qui furent châtiés sous le règne de Marc Aurèle ressemblent sous plusieurs aspects aux terroristes islamistes d’aujourd’hui, qui ont ce comportement de défier la république, de combattre ses valeurs en prônant des méthodes et croyances barbares. Faut-il tout tolérer, « tendre l’autre joue » ? Nous sommes influencés par 2 000 ans de christianisme, et l’auteur aussi sans doute, mais Marc Aurèle et les stoïciens ne l’étaient pas, ils étaient peut-être, à ce titre, moins « tendres » et plus fermes. J’ai cité Marc Aurèle mais nous avons aussi d’autres exemples avec Epictète, Cicéron, Sénèque, qui n’étaient pas si « fraternels » que ça envers les barbares, à en lire leurs écrits ! L’auteur fait donc ici des anachronismes et je pense l’avoir démontré. En tout cas j’apporte des nuances à son point de vue, afin d’élargir la question et proposer des alternatives à son positionnement. Je me fais peut-être « l’avocat du diable », une façon philosophique d’élargir une question, une façon de se mettre à la place de ceux qui s’opposeraient à ces si belles valeurs de « fraternité » entre les peuples et les religions, de tolérance envers tous les immigrés et réfugiés de guerre, des valeurs tellement belles que les Stoïciens eux-mêmes ne les appliquaient pas, et pire encore, ils étaient en contradiction avec dans leur attitude concrète selon leur biographie !

        Mes derniers propos sont bien sûr ironiques afin de montrer qu’avoir des principes de fraternité universelle( car tout être humain est doué de raison) n’implique pas d’accueillir toute la misère du monde et n’implique pas une tolérance excessive non plus. A mon sens, Marc Aurèle, Sénèque, Epictète (et Cicéron) ne voyaient pas le cosmopolitisme et la fraternité humaine universelle tout à fait de la même manière que l’auteur de ce texte. Leur attitude historique montre qu’ils n’étaient pas nécessairement du genre à aimer les « barbares » et leur façon de vivre, ni à les tolérer tout à fait leur conduite, ni qu’ils les auraient accueilli au sein de Rome, ils ne les auraient pas non plus laissé imposer leur mode de vie « barbare » aux Romains.

        Voilà les nuances que je voulais apporter à ce texte, et à ta réponse, avec laquelle je suis tout à fait d’accord, par ailleurs.

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