Ce texte est une traduction en français, par Michel Rayot et Maël Goarzin, de l’article de Piotr Stankiewicz, “Degrees of freedom“, paru au mois de septembre 2023 dans le magazine The Stoic. Nous remercions l’auteur de cet article et l’éditeur de The Stoic de nous avoir donné l’autorisation de traduire ce texte et de le publier ici.
Degrés de liberté
par Piotr Stankiewicz
Comprendre la liberté stoïcienne
La liberté est l’un des concepts les plus difficiles à appréhender qui soient : tout le monde la désire, alors que pratiquement personne ne sait la définir. Que signifie la liberté d’un point de vue stoïcien ?
La réponse classique à cette question consiste à dire que la liberté stoïcienne ne correspond pas à la liberté politique ; bien au contraire, elle consiste dans la liberté de nos choix intérieurs et de nos aspirations morales. Cela est vrai, indéniablement, même si, en fin de compte, notre capacité de choix politique se concrétise non seulement par l’exercice de nos droits et libertés « extérieures », mais aussi par l’exercice de notre faculté morale. Cela permet de conjuguer la perspective « intérieure » défendue par le stoïcisme et les implications sociales de cette philosophie.
La liberté n’est pas extérieure à nous
Où tout cela commence-t-il ? D’emblée, le stoïcisme nous enseigne qu’il est imprudent de chercher la liberté dans les choses extérieures. C’est l’idée reçue habituelle, une ligne de pensée que nous adoptons de manière intuitive : la liberté de poursuivre des choix extérieurs, de se déplacer et d’avancer dans la vie. Hélas, une telle conception de la liberté conduit souvent à la dépendance ou à la souffrance. C’est l’un des éléments clés du stoïcisme : les choses extérieures, qui ne dépendent pas de nous, nous entraveront inévitablement un jour ou l’autre, le plus souvent de manière douloureuse ou pénible.
Quel choix s’offre à nous, dans ce cas ? Nous devons réorienter notre désir. Plutôt que de rechercher la liberté en dehors de nous, dans les grands projets de vie, dans les activités extérieures et les événements quotidiens, nous devons apprendre à la trouver en nous-mêmes. La clé pour trouver cette liberté, c’est la compréhension de ce qu’elle signifie. C’est là qu’intervient Épictète. Selon lui, la liberté se réduit à l’usage rationnel de nos « représentations ». Pour l’exprimer de façon simple : la liberté se trouve dans notre manière de penser, et non dans ce que nous faisons.
Une facette de cette définition de la liberté peut être perçue comme négative. Malheureusement, cet aspect est souvent mis en avant et le stoïcisme est alors jugé comme austère et sévère. Selon cette perspective, « l’exercice de la liberté humaine implique de supprimer ses désirs et ses besoins terrestres. C’est ainsi que l’on devient invulnérable : celui qui ne cherche pas les choses extérieures ne peut en être privé. »
Raisonnement infaillible en effet. Et pourtant, c’est un raisonnement un peu sombre puisqu’il renonce complètement au côté positif d’une telle approche. Réaliser que nous avons la capacité de modifier notre volonté et de réajuster nos désirs et nos souhaits (ou du moins tenter de le faire) constitue en effet un degré de liberté en soi. La liberté ainsi conçue a une saveur légèrement différente par rapport à la conception commune de la liberté, mais nous pouvons développer un véritable goût pour cette douceur amère propre à la conception stoïcienne de la liberté.
La liberté réside dans l’action et non dans les résultats
Les non-stoïciens le perçoivent généralement comme de la résignation ou du renoncement. Ils ont l’impression d’abandonner ou de faire un pas de recul. Cette perception s’explique par une focalisation excessive sur les avantages qui découlent du choix (« où cette liberté nous mène ») plutôt que sur le choix lui-même. Pour les stoïciens, au contraire, l’appréciation de la liberté réside dans l’exercice même de celle-ci et non dans les résultats obtenus. Cela vaut pour la liberté comme pour ce principe majeur de la philosophie stoïcienne : le Bien suprême est la vertu elle-même.
La splendeur de cette attitude est que ce réajustement de la pensée peut toujours être réalisé. Il ne dépend d’aucune condition extérieure et n’est soumis à rien. Aucune circonstance extérieure, aucun soutien, aucune validation n’est requise, ni aucune autorisation : notre pensée ne dépend que de nous.
La puissance et l’attrait de la liberté stoïcienne
La puissance et l’attrait de la liberté stoïcienne réside dans son indépendance totale. Les sages de l’Antiquité qui affirmaient être libres en pleine captivité ou heureux sous la torture exagéraient peut-être, mais le principe est bien celui-ci. La liberté stoïcienne est libre de toute contrainte. N’est-ce pas la liberté la plus authentique de toutes ? Ce ne serait pas le cas sans la simplicité radicale de l’approche stoïcienne. Simplicité radicale, ou, à l’inverse, radicalité simple. Le message essentiel de la liberté stoïcienne est qu’elle se suffit à elle-même et qu’elle implique un ajustement considérable et radical de notre pensée. Et uniquement de notre pensée, ce qui la rend vraiment exceptionnelle et indépendante de tout facteur extérieur. Réaliser cela se traduit par une épiphanie stoïcienne, une avancée majeure sur la voie du progrès stoïcien. C’est en outre le cœur même de la liberté stoïcienne.
Crédits: Photo de Kristina V sur Unsplash
Merci pour ce bel article et cette traduction soignée. Peut-être est-il possible de rappeler que, dans le contexte d’une liberté échelonnée et progressive, la « réorientation du désir » ne s’adresse pas au débutant. Pour ce dernier, en effet, il faut avant tout, si l’on suit Épictète, « reporter l’aversion sur ce qui dépend de soi » (Manuel, II, 2). L’enseignement recommande ainsi, dans un premier temps, de « supprimer absolument le désir » car « dans ce qu’il est beau de désirer, il n’est aucune chose qui soit encore à la portée du débutant » (id.).
Aversion d’abord, désir ensuite. Il s’agit là, je crois, d’un conseil fort judicieux pour qui voudrait s’initier à la pratique sans brûler les étapes.
Dans un même ordre d’idées, le débutant pourra lire ( et surtout mettre en pratique) les Entretiens d’Épictète : « cet homme a supprimé entièrement le désir de son âme el l’a provisoirement mis de côté, tandis qu’il réserve son aversion pour les seuls objets qui dépendent de sa personne. » (I, 4)
La notion de progression, d’ordre réglé dans l’apprentissage de la liberté est, me semble-t-il, très importante au sein du Portique.